Interview de M. Jean-Louis Borloo, ministre délégué à la ville, à France-Inter le 14 juin 2002, sur la politique urbaine, notamment la sécurité et la continuité sociale dans les quartiers.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli La modestie exclut-elle la volonté de puissance ? Question philosophique indirectement posée par les socialistes ; le porte-parole du parti, V. Peillon, parle même, à la veille du second tour des législatives, de provocation à propos de la visite de soutien du Premier ministre, J.-P. Raffarin, au candidat de l'UMP, J.-P. Decaie, à Tulle, ville dont le député-maire sortant est le premier secrétaire du PS, F. Hollande. Modestie mais méthode et volonté de conquête, parce qu'aller à Tulle, ce n'est pas indifférent tout de même ?
- "Il n'y a pas de circonscriptions interdites. Il y a un débat et je crois que F. Hollande a suffisamment titillé les différents responsables de ce pays. Pour le reste, je vous rappelle que je vous dis bonjour d'Avignon et pas de Valenciennes."
Vous aussi vous êtes en déplacement pour soutenir ?
- "Exactement. J'étais hier soir avec M.-J. Roig, cette femme qui a, d'une certaine manière, symbolisée il y a un an la France de terrain, devant une certaine arrogance technocratique. Je suis à peu près convaincu que ce qui s'est passé à Avignon, à Blois et à Strasbourg a été un peu le coup d'envoi d'une forme de reconquête démocratique de ce pays."
Alors parlons-en ! La fonction que vous occupez est extrêmement intéressante dans ce sens où la ville, c'est le territoire politique par excellence. La ville, c'est en même temps la droite, la gauche, c'est tout le monde. Comment faire en sorte pour que les citoyens aient le sentiment que quelque chose de différent peut être sur le point de se passer dans ce pays ?
- "Ce qu'on appelle la ville est en fait très inapproprié. Il s'agit, en réalité, des 15 000 quartiers qui, par le hasard, cumulent le plus de handicaps possibles. Enfin, des handicaps mais aussi des atouts. Pour les atouts, ce sont 31 % de moins de 20 ans pour une moyenne nationale qui est à 22 %. Donc, c'est vraiment l'endroit où il y a le plus d'énergie. Pour des tas de raisons, c'est aussi l'endroit où il y a le plus de solidarité parce que quand c'est compliqué, quand il y a plusieurs nationalités différentes, quand vous êtes dans les emmerdements, il y a des formes de solidarité très fortes. En même temps, c'est quatre fois et demi de plus de chômage que la moyenne nationale, quatre fois plus de Rmistes, un habitat dégradé, des espaces publics dont on ne sait pas s'ils sont gérés par les offices, par les communes. Tout cela a plutôt tendance à se dégrader. Il y avait 100 quartiers comme ça il y a 25 ans, aujourd'hui, on en a 1 500 en France. La politique des rustines qui a été faite par les gouvernements, par le modèle technocratique français depuis 25 ans, est manifestement un échec. Il va falloir sortir de ça et mettre vraiment le paquet. Cette fracture, cette France qui a décroché ce n'est plus acceptable pour le reste du pays, ni pour elle-même."
C'est aussi un peu le territoire du mensonge la ville. Car quand on nous parle de "continuité sociale", tout le monde sait bien que ce n'est pas vrai ! En période des municipales, quand on demande à un maire s'il va véritablement se battre pour la continuité sociale, il dit "oui" à voix basse parce qu'il sait très bien que ses concitoyens n'en veulent pas.
- "Qu'appelez-vous la continuité sociale ?"
Le fait que l'on retrouve dans la ville tout ce qui constitue la cité : les gens qui ont de l'argent, ceux qui n'en ont pas, les Blancs, les Noirs, que la ville soit l'expression de ce que nous sommes tous collectivement.
- "Vous placez le débat à un très haut niveau."
Là où il est.
- "Je suis beaucoup plus pratique. Il y a un habitat dégradé inacceptable qui est un vrai problème technique opérationnel. Ce n'est même pas un problème de moyens mais c'est un problème de méthode. Il faut absolument offrir à ces quartiers un habitat digne. Les équipements publics suivent évidemment l'habitat digne. Vous avez un mal de chien à installer des services publics dans ces quartiers. J'étais l'autre jour aux Bosquets, à Montfermeil, et très franchement, on peut continuer à réhabiliter cent fois ces barres-là, le problème de l'espace public ne sera pas traité. Est-ce que vous savez qu'aujourd'hui les sociétés d'ascenseurs refusent d'intervenir en maintenance ? Par une espèce de crainte - je ne sais pas si elle est excessive ou pas d'ailleurs... On en est arrivé à ce que, dans quelques semaines, les services publics, tels que le gaz ou l'électricité, à certains endroits, soient coupés pour des raisons de maintenance. Manifestement, on a laissé déraper. Si on regarde les choses très objectivement, premièrement, ces quartiers ou ces villes sont beaucoup plus pauvres en moyens financiers, Les élus ont beaucoup moins d'argent. Savez-vous que l'injustice de ces moyens financiers est de 1 à 10 aujourd'hui ? C'est un premier problème. Le deuxième problème, ce sont les offices HLM. C'est un concept inventé il y a 30 ans, pour construire rapidement des grandes barres, contrôlées par la direction départementale de l'Equipement. Manifestement, il va falloir que l'on change radicalement ce regard. Troisièmement, il faut de l'activité dans ces quartiers. Tant qu'on était en crise économique et que vous étiez dans un quartier où il n'y avait pas de boulot - et il n'y avait aucun espoir qu'il y en ait -, on se disait que la France allait mal et qu'il n'y avait de boulot nulle part. Mais à partir du moment où il y a une reprise économique extrêmement forte, et que dans ces quartiers, cela continue à se dégrader, vous vous dites : "Il y a de la reprise, cela va mieux pour les autres mais pour nous, non. Il n'y a donc plus aucune chance". Nous allons proposer fin septembre, début octobre, avec J.-P. Raffarin - c'est lui qui le proposera -, une mesure très forte sur l'activité dans ces quartiers".
Vous conservez ce qui a déjà été mis en place : la SRU, les zones franches urbaines. Tout cela va continuer de fonctionner ou pas ?
- "On ne va sûrement pas, pour des raisons idéologiques, supprimer ce qui fonctionne. Deuxièmement, je suis très réservé sur les bouleversements. C'est tellement compliqué la politique de la ville qu'il ne faut pas qu'il y ait d'instabilité dans les procédures. En revanche, sur les trois sujets principaux - habitat, moyens aux villes et activité -, on va faire du tout neuf et du tout radical."
On peut aussi faire du tout beau ? Un exemple intéressant, à Mulhouse, où J. Nouvel avec des architectes, posent la question de l'habitat social, comme il l'a fait d'ailleurs à Nîmes ou à Saint-Ouen ; est-ce qu'il y a des pistes intéressantes pour vous ?
- "Bien entendu. C'est un problème européen, voire mondial. Cela dit, un peu d'humilité parce que problème principal de ces quartiers, ce n'est pas l'habitat, comme on dit, mais le nid. Les mamans doivent avoir un nid, une maison, il faut qu'elles puissent se réapproprier la rue. Le problème majeur de ces quartiers, c'est aussi les tout-petits. C'est dans les maternelles que l'on voit, aujourd'hui, qu'il y a 5, 6 ou 7 garçons ou filles par classe que l'on va qualifier de déjà presque "instables". Au-delà du logement ou du geste architectural, quand vous êtes en fragilité, vous avez encore plus besoin que les autres d'un nid. Je voudrais que l'on aille vers des nids plutôt que vers des cages."
Le projet est de maintenir la ville ouverte plutôt que de voir une ville se fermer ou se segmenter.
- "Je ne sais pas ce que cela veut dire une ville qui se ferme..."
Aux Etats-Unis, il y a des villes privées que l'on ferme à clé le soir et qui sont protégées avec des gardiens et des chiens.
- "Il y a aussi, dans l'Histoire de France, les béguinages, de très jolis endroits où on se sentait rassurés. Je ne suis évidemment pas pour la ghettoïsation, ce n'est pas ce que je veux dire. Mais ce qui me paraît le plus important, c'est de revenir à la féminité de ces quartiers : il faut que les mamans reprennent le pouvoir. Et les mamans, elles ont besoin d'un nid, c'est-à-dire de petites maisons et de petits cocons. Ce ne sont pas des quartiers fermés, c'est avoir le coeur ouvert parce qu'on se sent bien."
Et vous, l'homme révolté que vous étiez il n'y a pas si longtemps - je fais référence à votre essai chez Ramsay, où vous dénonciez le jacobinisme, la technostructure héritée de la monarchie administrative -, on va vous donner les moyens de réfléchir à la ville un peu différemment ?
- "Très franchement, ce n'est pas un problème d'argent. On peut révolutionner ces quartiers uniquement par la méthode. Mobiliser les crédits, ce n'est pas très compliqué. Il n'y a pas une région, pas une agglomération, pas un fonds structurel européen qui vous refusera des moyens financiers pour traiter un certain nombre de dossiers comme ceux-là. L'idée qu'il y a une vraie bataille de France qui se livre chez ces 6 millions et demi de personnes de nos quartiers, l'idée même que les grands groupes du CAC 40 commencent à s'y intéresser parce qu'ils estiment eux aussi que c'est crucial, est maintenant répandue. Si j'échoue, ce ne sera pas pour des raisons budgétaires mais c'est parce que j'aurais pris les mauvaises méthodes, avec le mauvais regard et j'aurais voulu faire trop compliqué."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 14 juin 2002)