Interview de M. Alain Juppé, président de l'UMP, à France Inter le 26 juin 2002, sur la diversité de l'origine politique des membres de l'UMP, le pouvoir politique des "chiraquiens", l'élection de J.L. Debré à la présidence de l'Assemblée nationale, la réforme de l'Etat et la décentralisation et sur la situation au Proche-Orient.

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Circonstance : Election de Jean-Louis Debré, député UMP, à la présidence de l'Assemblée nationale le 26 juin 2002

Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli - N'y a-t-il donc pas de pardon en politique - P. Le Marc posait la question à 7h55 -, à moins que la fidélité n'ait été préférée à l'expérience. J.-L. Debré a été élu, hier, président de l'Assemblée nationale, E. Balladur ayant choisi de retirer sa candidature au second tour. Les chiraquiens, aujourd'hui, disposent de tous les postes de commande politique de l'Etat. Jamais [il n'y a eu] autant de pouvoirs concentrés sous la Vème République ; est-ce que, paradoxalement, ce n'est pas aussi un handicap ?
- "Tout le monde s'étonne que "les chiraquiens", comme vous dites, soient dans des postes importants. Mais il y a un explication toute simple à cela, c'est que J. Chirac a gagné les élections présidentielle et législatives. Donc, cela me paraît tout à fait normal que le choix du peuple français soit suivi d'effets. J'ai entendu aussi beaucoup de commentaires, parlant d'une sorte de "mainmise" sur tous les rouages de l'Etat. Je voudrais quand même rappeler que les chiraquiens sont d'origines très diverses aujourd'hui et beaucoup de sensibilités sont représentées. J. Barrot est président du groupe UMP à l'Assemblée nationale, et il est de la famille centriste ; J.-P. Raffarin est Premier ministre, et il est de la famille libérale. Donc, vous voyez que la diversité des sensibilités est parfaitement respectée. Ce qui m'a paru important hier, au-delà de toute cette mousse qui disparaîtra - ce qu'il y a de bien avec l'actualité, c'est qu'elle ne dure pas, par définition, et donc la dramatisation de ce matin, sur cette espèce de bagarre du perchoir sera oubliée demain, et je crois qu'elle n'est pas justifiée -, c'est la réunion du bureau du groupe UMP ; c'est ce que je souhaitais depuis des années et des années. J'ai vu dans la même salle des parlementaires, des hommes et des femmes, issus de ces différentes sensibilités, qui avaient été élus dans une procédure parfaitement démocratique et transparente, et qui travaillaient enfin, ensemble, pour réaliser maintenant les objectifs que nous nous sommes fixés. C'est une novation très profonde."
Sur la difficulté qui vous attend : en effet, J. Chirac a été élu mais dans un contexte particulier. On se souvient de cette phrase, qui est une belle phrase d'ailleurs : "Ca m'engage", disait-il. Il y a des hommes et des femmes de gauche qui ont voté pour Chirac dans ce pays. Comment, maintenant que vous avez tous les pouvoirs, avez-vous l'intention de gouverner la France, en essayant de tenir compte de cette particularité politique, de cette singularité politique ?
- "Nous avons le pouvoir politique. Est-ce que vous connaissez une démocratie - en Europe, par exemple, parce que c'est ce qui nous concerne de plus près - , où le parti qui gagne les élections n'a pas tous les pouvoirs ? En Angleterre, quand le Parti travailliste gagne, monsieur T. Blair de Downing Street, il a le pouvoir à la Chambre des Communes. Je pourrais prolonger la liste. C'est le pouvoir politique mais il y a bien d'autres formes de pouvoirs en France. Il y a un pouvoir syndical, médiatique, il y a fort heureusement des contre-pouvoirs. Vous parliez tout à l'heure de cette formule de J. Chirac : "Le succès nous oblige, les conditions dans lesquelles le succès a été obtenu nous obligent"... Je me souviens aussi d'un mot qu'il a beaucoup utilisé et qui le mot de "respect". Donc, nous respecterons, bien entendu, la diversité politique ce pays, à commencer par l'opposition à l'Assemblée nationale qui a tout son rôle à jouer. Vous avez dit tout à l'heure que la victoire de J.-L. Debré, c'était la victoire de "la fidélité sur l'expérience". Ce commentaire m'étonne..."
C'est plus une question qu'un commentaire.
- "Alors j'essaye de répondre à la question si vous le permettez : l'un des atouts de J.-L. Debré dans cette compétition, qui était normale... Là aussi une petite parenthèse : quand nous n'avons qu'un seul candidat sur un poste c'est du caporalisme ; quand il y en a deux, c'est de la division ! On ne sait plus très bien comment il faut faire... Je pensais que c'était de la démocratie, tout simplement. La grande force de J.-L. Debré, outre ses qualités personnelles, c'est précisément son expérience de parlementaire : il a été pendant cinq ans président d'un groupe à l'Assemblée nationale, il a fait ses preuves, il aime le Parlement, il a su très bien donner à chaque parlementaire sa place à l'Assemblée nationale et dans notre groupe. Je pense que ses qualités lui permettront d'être un président de l'Assemblée nationale très respectueux du rôle de chacun, de la majorité et de l'opposition."
Quand vous entendez un homme, comme par exemple H. Morin, président du groupe UDF à l'Assemblée, s'inquiéter de ce "caporalisme" - la formule est de lui -, que lui dites-vous sur votre état d'esprit et sur la façon dont vous souhaitez diriger l'UMP ?
- "Il n'est pas dans l'UMP, donc cela veut dire qu'il n'y a pas de caporalisme. Il est dans son groupe, il doit y être bien. Je respecte totalement sa différence et je lui demande simplement de respecter la nôtre. Ce que nous voulons faire à l'UMP, c'est quelque chose de tout à fait nouveau : c'est construire un grand rassemblement de la droite et du centre, qui soit évidemment organisé - parce que si on veut être efficace il faut être organisé - et qui soit très respectueux des sensibilités de chacun, et très décentralisé. Aujourd'hui, notre force c'est quoi ? C'est chaque député UMP dans sa circonscription. Un grand parti politique moderne doit être précisément le relais entre ceux qui dirigent à Paris, à l'Assemblée nationale ou à Matignon, et ceux qui sont le terrain, au contact permanent de leurs électrices et de leurs électeurs, et de l'ensemble des électrices et des électeurs. Parce que moi aussi, dans ma circonscription, je me sens le député de toute la circonscription, y compris de ceux qui n'ont pas voté pour moi."
Cela veut dire que l'UMP est une sorte d'architecture possible pour une réforme de l'Etat ? A commencer par la décentralisation ?
- "Je crois qu'effectivement, cette volonté de décentralisation est quelque chose qui devra inspirer d'autres réformes, en particulier celle de l'Etat. J.-P. Raffarin a été pendant longtemps président d'un conseil régional, il a été même président de l'ensemble des présidents de conseils régionaux de France, et ce n'est pas la peine de lui vanter les mérites de la décentralisation. Il l'a vécue, il la sent très profondément. Je crois qu'une de ses premières initiatives, à la rentrée de septembre, sera précisément d'engager une nouvelle vague de décentralisation dont nous avons besoin. Quand on est maire de Bordeaux, on souffre quotidiennement du jacobinisme français, qui atteint parfois des limites ubuesques. Donc, il y a un énorme travail de proximité et de simplification à faire. Ce qui me préoccupe le plus, c'est d'arriver à simplifier le maquis législatif, réglementaire et bureaucratique qui étouffe, dans ce pays, tous les décideurs, que ce soit les chefs d'entreprise, des décideurs locaux, "les décideurs sociaux" - entre guillemets. Il y a là un défi auquel il faut s'attaquer."
Question à l'ancien ministre des Affaires étrangères : le discours de Bush, comment l'avez-vous perçu ? Et la façon qu'a l'Amérique de choisir un peu pour les autres - notamment pour les Palestiniens ?
- "Je partage un peu l'analyse qu'a faite tout à l'heure D. Bromberger, ou en tout cas les commentaires qu'il citait, c'est qu'il n'y a pas de feuille de route dans tout ça ; il y a des affirmations qu'on peut partager. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, la réaction du monde arabe n'est pas totalement surprenante : condamnation de l'occupation des territoires par l'armée israélienne, appel à l'arrêt de la colonisation, réaffirmation de la nécessité d'un Etat palestinien - tout ça c'est très bien -, condamnation du terrorisme, bien entendu. La France peut se retrouver dans ces grands objectifs, mais comment on fait maintenant ? On n'a pas le sentiment qu'il y ait "la carte routière" dans cette initiative - pour reprendre l'expression d'un commentateur. Cela vient du fait que les Etats Unis - là, je suis peut-être un peu désaccord avec D. Bromberger -, n'y arriveront pas tout seuls. S'ils prétendent tout régenter tout seuls sur la planète, ils n'y arriveront pas. Je voudrais quand même rappeler une proposition qui a été faite par la France - et qui a été reprise par le Conseil européen de Séville, dont on n'a pas parlé, c'est un peu dommage -, c'est de remettre les principaux acteurs internationaux autour de la table, dans une grande conférence internationale. Sans vouloir citer en exemple ce qui s'est passé dans les Balkans - souvenez-vous : on avait constitué à l'époque un groupe de contact : il y avait les Etats Unis, les Européens, les Russes et, cahin-caha, ça a peu marché - , aujourd'hui, c'est en mettant les Etats Unis, l'Union européenne, la Russie, l'ONU qu'on peut amorcer à nouveau le retour autour de la table des négociations."
Vous espérez une position européenne assez articulée, assez cohérente ? Quand le ministre des Affaires étrangères, D. de Villepin, rend visite à Arafat et dit assez clairement que c'est aux Palestiniens de décider pour eux, est-ce que cela préfigure d'une position européenne plus articulée qu'elle n'a été jusqu'ici ?
- "Cette position européenne existe. C'est toujours l'histoire du verre à demi plein ou à demi vide. On peut se satisfaire du rapprochement des positions européennes. On peut hélas ! se désoler qu'elles ne soient pas plus efficaces. Sur ce point précis, que l'Etat palestinien doive être démocratique, tout le monde le souhaite. Qu'un processus électoral soit nécessaire pour affirmer ce caractère démocratique, tout le monde, là aussi, en est d'accord. En revanche, il est évident que ce n'est pas au Département d'Etat, ni à la Maison Blanche de se substituer aux électeurs palestiniens pour choisir les dirigeants de ce futur Etat palestinien."
Une question à l'ancien ministre du Budget sur la croissance : peut-on tabler sur la croissance quand on voit la situation des places financières internationales et cette économie en yo-yo - un coup à la hausse, un coup à la baisse...- qui s'interroge sur la façon dont les entreprises sont gérées ? On a l'impression qu'on ne sait pas où l'on va...
- "C'est certain. Cela dit, est-ce qu'il y a vraiment une corrélation entre l'évolution des Bourses et une évolution de la croissance ? Ce n'est pas évident. Les phénomènes boursiers sont souvent des phénomènes erratiques. Je continue à penser qu'il y a aujourd'hui une possibilité de croissance, à la fois aux Etats Unis et en Europe, qui devrait nous ramener dans un futur proche sur une tendance..."
3 %, c'est beaucoup !
- "C'est beaucoup... sur une tendance de 2,5 à 3 %. Mais ceci implique des réformes de fond. Il ne suffit pas de dire : on va booster la consommation ou faire autre chose pour que la croissance revienne. La France est confrontée aujourd'hui à un vrai problème de compétitivité et d'attractivité par rapport à son environnement international. Je souhaite de tout coeur que le Gouvernement puisse, dès le mois de septembre, s'attaquer à ces problèmes. C'est le problème de la fiscalité et des charges, c'est le problème de la simplification que j'évoquais tout à l'heure. Et puis, ce sont les grandes réformes de structures, comme les retraites ou la réforme du régime du système de santé, qui nous permettront de porter ces éléments de croissance qui existent autour de nous."
(Source :premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 26 juin 2002)