Déclaration de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, au colloque de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) "Après le 11 septembre : nouveaux défis de la sécurité internationale", sur le thème du développement économique comme facteur de lutte contre le terrorisme, Paris le 13 mars 2002.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Colloque "Six mois après le 11 septembre : les nouveaux défis de la sécurité internationale" organisé à Paris le 13 mars 2002 par l'Institut de Relations internationales et stratégiques

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Lorsque Pascal Boniface m'a demandé de participer à votre réflexion consacrée aux "nouveaux défis de la sécurité internationale, six mois après le 11 septembre", je n'ai pas eu la moindre hésitation à répondre positivement à une invitation, qui, en apparence, n'allait pourtant pas de soi. Quoi de commun en effet entre la coopération et la francophonie - domaines dont j'ai la charge au sein du gouvernement, et les questions de sécurité qui appellent prioritairement l'intervention d'experts de la chose militaire, policière, judiciaire, ou du renseignement, voire de la géo-stratégie, et tous autres "hommes de l'art" ? Mais en consacrant une partie de vos discussions au développement économique comme facteur de lutte contre le terrorisme, aussi bien qu'au projet européen, vous avez de vous-mêmes fourni la réponse, celle qui consiste à sérier les niveaux d'analyse, lesquels sont autant de registres d'action pour les responsables politiques : la sécurité internationale ne se gère pas seulement dans l'urgence, lorsque la violence éclate au grand jour avec son cortège de victimes innocentes, elle appelle la vision la plus large et une thérapie patiente et déterminée, qui doit nécessairement s'inscrire dans la durée.
Je voudrais donc ici poser brièvement quelques jalons, exprimer quelques questions, sans nécessairement apporter les réponses : sinon, à quoi bon vous réunir ?
Les attentats perpétrés sur le sol américain le 11 septembre 2001 n'ont peut-être pas changé la face du monde, mais ils ont clairement révélé l'ampleur d'une menace jusque-là perçue de façon confuse et presqu'évanescente. Le terrorisme d'origine proche-orientale, tel qu'il s'était développé depuis la fin des années soixante, se voulait dédié à une "cause", généralement circonscrite à un contexte national (la "question palestinienne", ou la place du Hezbollah au Liban, ou la guerre iraquo-iranienne...). Destiné à frapper les opinions occidentales - pour mieux peser sur leurs dirigeants, il se nichait volontiers sur le théâtre européen, du fait de la proximité géographique, mais plus encore de l'héritage colonial qui conduisait les nations du vieux continent, ou certaines d'entre elles, à prétendre demeurer des acteurs du "Grand Jeu".
En réalité, les Etats-Unis d'Amérique n'ont jamais été soustraits à cette menace, notamment lorsqu'ils intervenaient sur le terrain - je pense au Liban par exemple, mais ils n'étaient pas aux premières loges.
De ce point de vue, le 11 septembre constitue, avec une symbolique qui n'a échappé à personne, un point de rupture, même si celui-ci a été précédé de signes annonciateurs (et l'on pense au World Trade Center déjà en 1993, on pense aux attentats de Nairobi et Dar-es-Salam en 1998, au USS Cole l'an dernier). Mais la cible n'est pas si simple à analyser : l'ennemi a-t-il changé, l'hyperpuissance américaine étant désormais identifiée comme la nouvelle nation impérialiste ? Ou bien est-ce l'Occident tout entier qui est visé à travers le plus influent de ses membres ? Ou encore est-ce Mac World, éponyme de la mondialisation ? Selon les hypothèses, on invoquera tel ou tel ouvrage à la mode, le "choc des civilisations" ou le rejet identitaire de l'uniformisation...
Nous aurions tort cependant de ne concevoir notre participation à la lutte menée actuellement par les Etats-Unis que sur le seul mode de la solidarité entre alliés : il n'y a pas si longtemps, c'est bel et bien la France qui était prise à partie dans le conflit algérien, au motif d'une tout aussi radicale altérité. De l'Airbus d'Alger aux Boeings de Washington et New York, nous pouvons présumer un certain fil de continuité.
Car ce n'est plus une "cause" nationale qui est à l'oeuvre aujourd'hui, mais un islamisme radical très largement déterritorialisé.
J'emploie ici le terme d'"islamisme" non pas comme Renan au siècle dernier qui le décalquait du "christianisme" pour désigner la religion du Prophète, mais précisément pour distinguer la religion de l'islam de son utilisation politique. Et si je qualifie cet islamisme de "radical", c'est pour distinguer les mouvements islamistes qui aspirent au réformisme social de ceux qui recourent à la violence armée, théorisée, légitimée par l'utilisation du concept traditionnel de guerre sainte. Cette violence est globale, elle est tous azimuths : elle s'attaque au sein des sociétés musulmanes à ceux qu'elle qualifie d'apostats" et à l'extérieur de celles-ci aux "mécréants".
La fracture internationale qu'elle induit est au moins aussi idéologique que celle qui caractérisait la guerre froide : l'objectif ultime est bel et bien la destruction de l'adversaire - ou sa conversion. Mais il y a une différence fondamentale entre ces deux périodes : à l'époque du monde bipolaire, un "équilibre de la terreur" s'était établi entre des acteurs étatiques, avec des règles très vite codifiées - que Graham Allison a décrites dans l'ouvrage qu'il a consacré à la gestion de la crise des missiles à Cuba en 1962. Aujourd'hui, l'agresseur est un acteur non-étatique, un réseau des réseaux islamistes, Al Qaïda d'Oussama Ben Laden. Il n'y a plus de règles du jeu implicitement communes aux protagonistes.
Confrontés à une menace de pareille ampleur et d'une telle singularité, les Etats-Unis ont répliqué comme ils ont toujours su le faire dans les moments critiques : par une mobilisation générale, sans concession, de l'ensemble de la Nation. Le résultat est là, tangible : la base arrière que constituait l'Etat islamique des Taleban a été détruite. Mais il est clair que la menace subsiste, s'agissant de réseaux extra-étatiques. Et l'on peut partager le souci de Washington concernant les armes de destruction massives : la lutte contre la prolifération a changé de nature. Elle ne vise plus seulement d'éventuels Etats qui s'approprieraient de telles armes et qui seraient jugés susceptibles de ne pas respecter les règles du jeu formalisées pendant la guerre froide ; elle concerne désormais des acteurs non-étatiques qui, par définition, ne jouent pas le jeu et se placent d'emblée dans la perspective de l'apocalypse.
La réponse du gouvernement américain, nous la connaissons : le président Bush a annoncé dans son discours du 4 février dernier sa volonté de présenter un budget de défense en augmentation de près de 15% pour le seul exercice à venir, ce qui le porterait à 379 milliards de dollars, c'est-à-dire plus que ce que dépensent les quinze pays membres de l'Union européenne pour leur propre défense. Les Etats-Unis consacrent aujourd'hui 2,8% de leur PIB à la défense, l'Union européenne 1,4% en moyenne, et la France 1,77%. D'où un débat porté aujourd'hui sur la place publique, dans notre pays notamment.
Il y a vingt ans, il était de bon ton de laisser entendre que les miracles économiques allemand et japonais s'expliquaient par les limitations constitutionnelles liées à leur statut de nation vaincue en 1945. Aujourd'hui, pour être une puissance, pour être acteur de l'ordre international, il faudrait réarmer, non pas dans le nucléaire stratégique - arme dont la licéité a même été discutée devant la Cour internationale de Justice, mais dans la capacité de projection et dans l'avance technologique.
Surprenant retournement ! Mais je crois que si la question posée est pertinente, il faut veiller à lui apporter une bonne réponse. Et je partage le point de vue de François Heisbourg lorsqu'il affirmait récemment dans Le Monde, je le cite, qu'"il faut donc augmenter l'efficacité des dépenses militaires des Etats européens et augmenter ces dépenses elles-mêmes. Il ne s'agit pas de suivre les Etats-Unis au dollar près, mais de ne pas rester à l'avant 11 septembre". Faire mieux, faire différemment, européaniser : voici des voies qui devraient permettre à l'Europe de ne pas dépendre totalement des Etats-Unis pour la sécurité internationale. L'Europe, qui connaît intimement le monde arabo-islamique, a par ailleurs beaucoup à apporter dans un partenariat stratégique qui créerait une communauté du renseignement.
Voici pour le traitement sécuritaire. Mais pouvons-nous nous en contenter ? La première remarque que je ferai, c'est que la sécurité, à l'international comme sur la scène intérieure, relève aussi bien d'une démarche répressive que d'un traitement social : l'un et l'autre se soutiennent et ne sont pas exclusifs. La seconde remarque, c'est que, mutatis mutandis, la menace islamiste que je décrivais brièvement il y a quelques instants est aussi l'expression d'un conflit entre le Nord et le Sud. L'intolérance, la violence, le terrorisme se nourrissent aussi de la pauvreté et des inégalités dans le monde. Or aujourd'hui encore, plus d'un cinquième des habitants de notre planète vit avec moins d'un dollar par jour, et à peu près la moitié n'en a pas deux. Et que dire du SIDA, dont l'épidémie a été contenue à grands frais dans nos sociétés à régimes de couverture sociale, grâce à l'usage des trithérapies, alors même que ces médicaments restent inacessibles aux malades, de loin les plus nombreux, du plus pauvre des continents ?
Si nous observons maintenant les politiques de développement destinées à remédier à cet inacceptable état de fait, l'Europe et les Etats-Unis sont à fronts renversés : malgré de trop grandes disparités entre les Etats membres que nous nous attachons à réduire, l'Union européenne consacre collectivement 0,33% de son PIB à l'aide publique au développement, tandis que la moyenne OCDE est de 0,22%, Washington faisant figure de mauvais élève de la classe, avec moins de 0,1%.
Face à la multiplication des sentiments de frustration et de haine dans les régions restées en marge de la mondialisation, les pays industrialisés doivent prendre conscience de la nécessité d'augmenter l'aide publique au développement pour lutter contre le terrorisme.
C'est un enjeu essentiel de la conférence mondiale sur le financement du développement qui se tiendra la semaine prochaine à Monterrey. L'engagement des Etats-Unis dans cet effort est indispensable. J'observe que des voix républicaines et démocrates commencent à se faire entendre au Sénat américain en faveur d'une aide accrue des Etats-Unis. Ces sénateurs soulignent à juste titre que les inégalités, la pauvreté, les zones de non droit menaçent la sécurité et la stabilité du monde. Il faut souhaiter que l'administration Bush entende ce message d'ici Monterrey. Reconnaissons qu'il reste encore à l'Europe à concerter une position commune sur quelques points encore en débat : le niveau de l'APD, le traitement de la dette, la reconstitution des fonds de l'AID (on voit bien le danger qu'il y aurait à passer à 50% de dons dans les engagements de cette instance). Et puis, il reste aussi à s'entendre sur les nouveaux outils pour faire face aux nouveaux défis, qui permettraient de gérer les "biens publics mondiaux".
Une action internationale combinant sécurité et solidarité serait donc la plus susceptible de permettre de faire face aux nouveaux défis de la sécurité internationale, étant entendu que ni l'Europe ni les Etats-Unis n'ont vocation à se spécialiser dans l'une de ces dimensions au détriment de l'autre. Les effets d'une politique de solidarité ne peuvent en effet se faire sentir qu'à long terme, et lorsque la menace se précise, c'est dans l'instant qu'il faut réagir, avec les moyens appropriés, ceux que procurent la défense, dans son acception militaire.
Mais cela ne nous dispense pas de traiter les "racines du terrorisme".
Certains commentateurs font observer, ce qui est exact, que celui-ci se développe dans des sociétés à revenu élevé ou intermédiaire, que ses acteurs sont bien souvent issus de l'enseignement secondaire ou de l'université. C'est ainsi que sur les dix-neuf pirates de l'air du 11 septembre, quinze étaient ressortissants d'un pays ayant un PIB par habitant supérieur à celui de la France.
Il n'en reste pas moins que les populations pauvres du Tiers Monde constituent une formidable caisse de résonance pour les terroristes et leur donne en quelque sorte une base politique : on l'a bien vu dans nombre de réactions plus instinctives que réfléchies à l'annonce des attentats du 11 septembre. Pourquoi nos sociétés prospères se priveraient-elles de donner un espoir à ceux que la misère accable ? Et pourquoi n'intègreraient-elles pas leur effort de défense dans une perspective plus positive, plus dynamique aussi ?
Cette remise en perspective, au-delà de l'indispensable solidarité, gagnerait également à intégrer la dimension de la reconnaissance et de la réciprocité. Pour que la sécurité internationale soit assurée, il faut que chacun des acteurs se sente l'égal de l'autre. Sur un plan culturel, il faudrait mettre un terme à ce qu'Abdelwahab Meddeb qualifie, dans un récent et bel ouvrage, d'"exclusion occidentale de l'islam". Il faudrait pour cela utiliser les ressources de l'expression esthétique, de la recherche, de la diversité des langues aussi.
Pour ne prendre que ce dernier point en exemple, la Francophonie a adopté le principe du pluralisme linguistique depuis longtemps et je ne doute pas que le prochain Sommet de Beyrouth, le premier à se tenir en terre arabe, ne scelle une complicité retrouvée entre deux grandes langues de civilisation qui se trouvaient en situation de confrontation sur le terrain colonial. Dans une configuration différente, le processus euro-méditerranéen dit "de Barcelone" vise également à enclencher une mécanique de coopération de société à société, fondée sur l'échange et la réciprocité.
Sur le plan politique, il est clair que les pays du Nord devraient veiller à ne plus prêter le flanc aux accusations de "deux poids, deux mesures".
Cette critique n'est pas neuve. Hamdane Khodja, le premier algérien à s'exprimer en langue française, écrivait ces lignes fortes en 1834 :
"Je vois la Grèce secourue et constituée solidement après avoir été distraite de l'empire ottoman. Je vois le peuple belge démembré de la Hollande à cause de quelques différence dans leurs principes politique et religieux. Je vois tous les peuples libres s'intéresser aux Polonais et au rétablissement de leur nationalité, et je vois aussi le gouvernement anglais immortaliser sa gloire par l'affranchissement des Nègres... Et quand je reviens porter les yeux sur le pays d'Alger, je vois ses malheureux habitants placés sous le joug de l'arbitraire, de l'extermination et de tous les fléaux de la guerre, et toutes ces horreurs commises au nom de la France libre".
1834...
Nous avons certes décolonisé, mais, trop souvent, nous appliquons encore le droit international selon les circonstances. Il serait urgent que la question palestinienne soit enfin résolue, avec la reconnaissance d'un Etat palestinien indépendant, aux côtés d'un Etat d'Israël assuré de sa sécurité. Peut-être ce souhait a-t-il commencé d'être exaucé la nuit dernière. Acceptons-en l'augure, soyons vigilants... Il serait temps d'imaginer autre chose pour contraindre le régime de Saddam Hussein à respecter ses engagements qu'un régime de sanctions vieux de dix ans qui pénalise durement une population qui n'en peut mais, ou la menace d'une nouvelle "Tempête du désert".
Il serait souhaitable que l'ensemble des Etats de la planète, je dis bien l'ensemble, se sentent associés aux décisions de gouvernance de la société internationale : cela suppose un recours croissant au multilatéral, de préférence onusien. Je sais que, trop souvent, les Etats du Tiers Monde sont faibles, pis encore : prédateurs, autoritaires. Mais je gage que la montée en puissance d'une opinion publique internationale (celle que Woodrow Wilson appelait de ses voeux dès la fin de la Première guerre mondiale), le développement des liens entre sociétés civiles, celui des coopérations décentralisées, finiront par contraindre les appareils étatiques à évoluer vers plus de transparence, plus de participation, et, partant, à acquérir la légitimité et la représentativité qui leur font encore trop souvent défaut.
Car, et c'est l'observation finale que je voudrais faire, on peut critiquer l'Etat, mais celui-ci reste le garant et l'acteur incontournable de la sécurité tant intérieure qu'extérieure. Et si l'aide au développement doit bien entendu cibler les deux composantes emblématiques de la lutte contre la pauvreté, l'éducation et la santé, il faut aussi lui assigner l'objectif d'aider à construire des Etats, y compris dans leur dimension régalienne, ce que nos sociétés civiles, prévenues contre le concept d'Etat à cause du mauvais usage qu'en font certains dirigeants, ont souvent du mal à comprendre.
Voici quelques remarques que je voulais faire en ouverture de vos travaux de cet après-midi. Je suis convaincu qu'une approche large de la lutte contre le terrorisme est la seule crédible et qu'il convient à tout prix de compléter l'approche militaro-policière - au demeurant indispensable - par une approche économique, sociale et culturelle. Vos travaux en fourniront sans doute une illustration supplémentaire, s'il en était besoin. Je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2002)