Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur l'histoire du développement de l'identité européenne, Paris le 30 septembre 1999.

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Circonstance : Colloque sur "Les identités européennes au XXème siècle" Paris le 30 septembre 1999

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les Professeurs,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
C'est pour moi un réel plaisir et un honneur de me joindre à vous ce matin, dans ce lieu symbolique, pour ouvrir votre colloque consacré aux "identités européennes au XXème siècle".
Un plaisir, tout d'abord, car depuis que j'ai achevé, il y a plusieurs années maintenant, mon parcours universitaire, et même s'il m'est arrivé quelques années d'enseigner, j'ai assez peu l'occasion de rencontrer un tel aréopage de chercheurs et de scientifiques de renommée internationale. Je tiens donc à remercier le Professeur Robert Franck pour cette initiative et son invitation.
C'est aussi pour moi un grand honneur de pouvoir ouvrir ce colloque, qui vient parfaire le bilan de dix années de recherche sur les identités et la conscience européenne et dégager de nouvelles pistes d'investigation.
Je tiens à saluer une recherche d'une ampleur inégalée, je crois, dans le domaine des sciences humaines, tant par sa durée, son organisation transnationale -180 chercheurs d'une douzaine de nationalités différentes- que par la qualité de ses travaux.
A l'origine de ce chantier, il y a un homme, René Girault, un honnête homme au meilleur sens du terme, dont je veux, avec vous, saluer la mémoire ce matin. Je sais à quel point sa disparition, cet été, a meurtri la communauté des historiens toute entière. A quelques mètres de l'amphithéâtre où il dispensait son savoir il y a encore quelques années, je veux lui rendre hommage, à travers vous, pour l'oeuvre intellectuelle et scientifique considérable qu'il nous laisse.
Son héritage pour l'histoire européenne est à la fois méthodologique et conceptuel. Aujourd'hui, grâce à ses travaux, et aux vôtres, l'histoire de l'idée européenne ne se limite plus aux temps des cathédrales ou de la Renaissance, ni aux premières universités du Moyen Age. Elle se livre désormais dans sa dimension contemporaine, dépassant l'étude événementielle et chronologique de la construction européenne pour s'attacher, dans la lignée de l'Ecole des Annales et de Marc Bloch, aux courants profonds, aux évolutions lourdes, aux phénomènes de société.
Inspirés par cette méthode, vos travaux permettent aujourd'hui de dégager une vision plus large des lieux et des moments, des modalités et des évolutions de la constitution des identités européennes, de la conscience européenne.
Mais les conclusions -provisoires- de vos recherches, que les débats des trois prochains jours vont mettre en lumière, dépassent, à mes yeux, le seul cadre du champ historique pour toucher à la sphère du politique. Je dirai même qu'elles sont éminemment politiques, puisqu'elles viennent questionner le fondement même de la construction européenne, en ce que l'identité et la conscience européennes sont, à la fois, la base historique et la source de légitimité démocratique de ce grand dessein politique, lequel produit lui-même une identification européenne propre.
C'est pourquoi, je voudrais vous exposer le sens, pour le responsable politique que je suis, d'une telle rencontre avec des historiens.
Votre objet d'étude, l'Europe et ses peuples, est le produit, à la fois, de données collectives, tangibles et objectives, comme la géographie, ou encore les réalités économiques, et d'expériences individuelles, fugitives et subjectives à l'origine du sentiment et de la conscience européennes.
"Face à l'immense et confuse réalité", pour reprendre les mots de Marc Bloch, la responsabilité de l'historien est immense. D'abord, parce qu'il a l'ambition de s'inscrire dans l'ordre de la vérité ; mais aussi parce que c'est son récit qui contribue à créer les Nations, ou à les dépasser par des valeurs communes.
Quant au responsable politique, il se tourne vers les chercheurs que vous êtes pour y trouver des réponses à ses questions, des clefs pour guider son action. Et c'est ainsi que, finalement, le politique et l'historien se retrouvent pour être, chacun dans son registre, un "passeur d'avenir", selon l'expression de Jacques Le Goff.
Le thème qui nous rassemble me semble bien illustrer cette problématique.
Comme vous le savez, les interrogations sur le sens de la construction européenne, et donc notre identité, se multiplient. Dans ce contexte, votre apport est inestimable pour donner de la substance à une vision politique, en l'ancrant dans les réalités des peuples.
C'est pourquoi je voudrais vous faire partager aujourd'hui certaines de mes préoccupations. Votre première journée de travail, aujourd'hui, sera consacrée à la question fondatrice: "Qu'est-ce qu'être européen?"
Vous avez défini l'identité européenne, non pas comme la somme des points communs entre les identités nationales, mais comme le sentiment d'appartenir à une entité plus vaste qui dépasse le cadre naturel du milieu social, du village ou de la ville, de la région et du pays.
L'identité européenne, comme phénomène historique neuf, entre en concurrence avec les identités plus anciennes et doit trouver ses propres modalités d'enracinement. Elle a, de toute façon, vocation à compléter, non à remplacer, les identités nationales qui resteront encore longtemps la référence essentielle des peuples.
Le tableau est d'ailleurs particulièrement contrasté selon les pays et les groupes sociaux. Par exemple, nous savons bien, je le constate encore souvent, que certaines nations, telles l'Allemagne et, dans une moindre mesure, la France ont intégré depuis longtemps l'espace européen comme le prolongement naturel de leur espace national. Les îles britanniques, en revanche, plus longtemps tourné vers les colonies et vers leurs liens quasi affectifs avec les Etats-Unis, s'identifient encore mal à l'espace européen.
Encore faut-il y regarder de plus près pour observer des processus particuliers d'identification plus fins. C'est le cas notamment dans certaines régions frontalières -je suis moi-même élu de Franche-Comté-, ou dans des régions à la forte identité et aux rapports souvent conflictuels avec le pouvoir central, comme la Catalogne ou les nations celtes de Grande-Bretagne.
Cette diversité s'exprime également si l'on se réfère aux différents groupes sociaux. Les milieux industriels et financiers ont été familiarisés à la dimension européenne depuis très longtemps; les agriculteurs ne l'ont découverte que depuis les années 50; le monde ouvrier ne l'a pris en compte que très récemment, par exemple au travers de certains conflits sociaux.
J'ajouterai à cela, pour compléter notre réflexion commune sur le thème de l'identité européenne, qu'il me parait particulièrement opportun d'aborder la question de l'espace européen, comme vous le ferez cet après-midi, avec, notamment, cette question essentielle, selon moi, et trop souvent ignorée: "Où s'arrête l'Europe?".
Question essentielle car l'Europe entre actuellement, et pour les vingt prochaines années, dans un processus d'unification qui fera passer l'Union européenne de 15 à plus de 30 membres. Question essentielle car je ne pense pas que les citoyens européens se sentiront à l'aise dans un espace en perpétuelle expansion, sans conscience de sa finitude. Il faudra, sans doute, un jour, dire clairement ce que doivent être les frontières de l'Europe, ce qui conduira notamment à poser la question de la Russie.
On voit en tout cas que le panorama complet de l'identité européenne ressemble plus à un puzzle, tant l'histoire, la géographie, les mentalités, le poids du patriotisme ou la situation économique ont défini, et définissent encore, chaque fois, une genèse particulière de l'identité européenne, lui donnant aujourd'hui une pluralité extraordinaire.
Comment, dès lors, le politique peut-il bâtir un projet de société commun à partir d'une telle diversité? C'est là qu'intervient la conscience européenne, c'est-à-dire la nécessité ressentie de faire l'Europe.
Ce concept est, pour moi, le point de contact entre l'identité européenne, en tant que phénomène social, et l'histoire des idées politiques, voire des idéologies. On entre avec lui dans la sphère du politique, dont je parlais tout à l'heure, puisque la conscience européenne des peuples constitue la source de légitimité principale de l'intégration de nos vieilles nations démocratiques. Vos discussions sur le "vivre ensemble" et "l'agir ensemble" en Europe seront, de ce point de vue, d'une particulière utilité.
La conscience européenne, telle que nous la comprenons aujourd'hui, prend naissance à mes yeux au début de ce siècle dans deux mouvements qui se sont affirmés successivement : l'aspiration à la paix et la démocratisation des sociétés européennes.
En effet, c'est tout d'abord à travers le courant pacifiste que se manifeste pour la première fois le désir d'un projet politique pour l'Europe toute entière. Vos travaux sur les mouvements pacifistes du début du siècle, puis sur les milieux politiques et diplomatiques présents à la Société des Nations dans les années 20 et 30 me confortent dans l'idée que la construction européenne a été portée par le pacifisme, pour finalement le transcender au sortir de la Seconde guerre mondiale au moment même où le désir de paix était enfin partagé par toutes et tous.
Un second phénomène prend ici le relais. Jusqu'ici, la conscience européenne avait été le fait de certaines élites sociales, culturelles ou économiques, dont Jean Monnet, entre autres, fut le parfait représentant. L'avènement concomitant des classes moyennes dans les sociétés européennes et d'une volonté de paix communément partagé à la fin de la guerre marque, à mes yeux, le début d'une nouvelle étape, plus démocratique, dans la prise de conscience de la nécessité de faire l'Europe.
Dès lors, l'idée européenne a pu être portée par des associations, débattue, défendue voire combattue par les Parlements et les gouvernements. L'échec de la Communauté européenne de Défense, en 1954, montre à quel point la conscience européenne de notre pays n'était pas encore très stable, ni en accord avec celle de nos voisins.
C'est dire aussi si les mutations de nos sociétés agissent sur la perception de l'Europe et, du coup, sur la volonté de poursuivre l'intégration européenne. Les guerres, la décolonisation, l'apparition du chômage de masse ou encore la mondialisation sont autant d'événements qui ont modifié et modifient encore la conscience européenne des peuples et, partant, le contenu même la construction européenne.
Car ne nous y trompons pas, si les fondements de l'Europe communautaire, celle que nous connaissons, ont été posés par une élite issue de la première moitié du siècle, l'Europe d'aujourd'hui, dans laquelle les citoyens élisent leurs députés européens et acceptent ou refusent, par référendum, les traités, ne peut plus se faire sans le consentement et l'adhésion des peuples. Aussi avons le devoir, nous autres responsables politiques, de faire vivre et de renforcer encore, la conscience européenne de nos concitoyens.
C'est en tout cas dans ce sens que nous avons souhaité réorienter la construction européenne, en parfait accord avec la plupart de nos partenaires, qui ressentent la même nécessité. Il s'agit de bâtir une véritable Europe citoyenne, à laquelle chacun puisse s'identifier, dont il puisse se sentir acteur. L'indifférence mesurée lors des dernières élections européennes -même si elle a des causes plus complexes, et variables selon chaque pays- montre l'ampleur du sentiment "d'étrangeté" que ressentent encore nombre de nos concitoyens face au phénomène européen.
Plusieurs projets sont envisagés pour permettre d'établir un attachement plus fort entre les citoyens européens et l'Europe. J'en citerai deux, que vous évoquerez sans doute lors de vos travaux, notamment demain, autour du thème des politiques communes.
Le premier est emblématique d'une nouvelle étape pour la conscience européenne puisqu'il s'agit de la future Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, que les parlementaires européens et nationaux vont être, je l'espère, chargés de rédiger prochainement. Cette Charte, qui aura une portée un peu comparable à la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789, donnera aux citoyens européens un cadre commun de référence pour leurs libertés, leurs droits et leurs devoirs. Par ce texte, nous souhaitons permettre aux Européens de mieux identifier encore l'espace commun -politique, civique, économique et social- qui est désormais le nôtre.
Le second projet vous concerne directement puisqu'il s'agit de l'Europe de l'éducation et du savoir. J'ai lancé l'idée d'un "acte unique de la connaissance" dont le but serait, d'ici quelques années, de permettre aux étudiants, aux chercheurs, aux enseignants européens de pouvoir librement étudier, s'établir, travailler en Europe, sans plus aucune contrainte. Claude Allègre accorde également, avec moi, la plus grande priorité à la mise en place d'un véritable espace éducatif européen.
L'exemple de votre groupe de recherche me renforce dans l'idée que le besoin d'échanges, de partage et de connaissance est très puissant en Europe et que la tâche prioritaire des responsables politiques doit être de faciliter ces aspirations.
La construction européenne ne peut plus être l'oeuvre de quelques uns pour quelques autres. Elle doit désormais reposer sur le sentiment communément partagé par les citoyens d'un progrès possible grâce à l'Europe. Aucune avancée ne se fera en Europe sans l'adhésion des peuples. Les élections européennes de juin dernier tendent à montrer, je l'ai dit, que la conscience européenne n'est pas encore suffisamment répandue chez nos concitoyens. Nous devons y travailler encore et encore, afin de rendre la construction européenne plus démocratique et donc plus légitime.
Mesdames et messieurs, l'universitaire Paul Hazard a écrit, en conclusion de son ouvrage sur la conscience européenne: "Qu'est-ce que l'Europe ? Une pensée qui ne se contente jamais." Je souhaite, en vous renouvelant toute mon appréciation pour le travail considérable déjà effectué, pleine réussite à vos travaux. Qu'ils ne vous contentent jamais, pour le bien de l'Europe !
Je vous remercie de votre attention.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 01 octobre 1999)