Texte intégral
Quelle est aujourd'hui la spécificité de la politique française de défense ?
Alain Richard : C'est une politique qui s'appuie sur les choix internationaux de notre pays, et sur un sentiment de responsabilité mondiale. La France a cette volonté originale de plaider pour le développement de la coopération, pour l'équité entre les nations et la stabilité des rapports internationaux, qui seront de plus en plus fondés sur des règles juridiques. Ainsi notre politique de défense est tout, sauf régionale. Cela a de nombreuses conséquences sur la structure et la mobilité de nos forces armées.
Les moyens que veut se donner notre pays - et que je suis chargé d'organiser - sont donc adaptés à cette vision. Ils reposent sur un principe d'autonomie stratégique : nous souhaitons conserver une capacité d'action au loin. Vous pouvez juger que notre politique étrangère est en phase avec les attentes de plus en plus exigeantes, voire impérieuses de l'opinion internationale : on ne peut pas avoir une opinion européenne qui demande fréquemment d'intervenir face aux drames et ne pas se donner les moyens de le faire. La France compte au nombre des rares pays qu'il est difficile de taxer de passivité...
Pendant la guerre du Golfe, elle a toutefois mesuré qu'elle n'avait peut-être pas les moyens de ses ambitions. Quelles leçons en a-t-elle tirées ?
A. R. : Entre 1989 et 1991, la gamme entière des conflits auxquels nous pouvions être amenés à prendre part a changé. Le modèle de base pour lequel, pendant quarante ans, avaient été conçues nos forces armées avait disparu : à savoir un affrontement à la fois conventionnel et massif au centre de l'Europe. Cela s'est senti pendant la guerre du Golfe et s'est vérifié en Bosnie. Or, en dépit des lourdeurs et des débats politiques qui accompagnent toute réorganisation massive de défense, la France fait partie des pays qui ont réagi de la manière la plus rapide pour faire face à cette mutation stratégique. C'est la raison pour laquelle beaucoup de nos partenaires s'intéressent à ce que nous faisons. La nouvelle formation de l'armée de terre française est devenue un réservoir de forces adaptables en quelques jours à une situation de crise dans laquelle notre pays choisirait d'intervenir. En 2002, de 30 000 à 35 000 hommes pourront être mobilisés. Déjà, par rapport à 1995, notre capacité de déploiement quasi immédiat a doublé.
Cette professionnalisation de l'armée a-t-elle suscité beaucoup d'états d'âme dans ses rangs, comme on l'entend dire parfois ?
A. R. : Qui le prétend ? Si la majorité des cadres de l'armée - et notamment de l'armée de terre qui est la plus brutalement soumise à un effort rapide de transformation - ne croyait pas à cette réforme, il y aurait des ratés beaucoup plus nombreux que ceux que l'on observe aujourd'hui, lesquels sont quasi inexistants. Il y a des indices qui ne trompent pas : quand un métier devient vraiment insupportable et n'offre plus de perspectives, les gens le quittent et le recrutement devient difficile. Ce qui n'est nullement le cas dans l'armée...
Vous voulez dire que l'armée suscite encore de nombreuses vocations ?
A. R. : Oui, parce qu'elle offre la possibilité d'accomplir une " mission vraie " - laquelle associe les trois armées : outre l'armée de terre, il y a besoin de la marine par exemple pour évacuer les ressortissants français d'un pays en crise, et de l'armée de l'air pour protéger les mouvements. Il s'agit donc d'une mission très gratifiante, à dimension humaniste, dans laquelle se nouent des rapports de solidarité et, à certains égards, de fraternité.
Par ailleurs, je voudrais attirer votre attention sur le fait qu'une armée professionnalisée, qui offre un véritable avenir, est aussi en constant rajeunissement. Si l'on veut qu'elle soit réellement mobile et adaptable, elle doit comporter beaucoup plus de jeunes de vingt à trente cinq ans que d'anciens. L'armée de demain recrutera des jeunes gens dont beaucoup feront une double carrière puisque, après 10 ou 15 ans de service, ils se tourneront vers un métier civil.
Et ce sera à l'armée de préparer avec eux cette seconde carrière ?
A. R. : D'expérience, la défense est une bonne référence pour tous ceux qui se reconvertissent en cours de vie professionnelle. Plus l'armée sera professionnalisée et donnera des signes clairs d'efficacité, plus cela se vérifiera ! Et les jeunes qui sont entrés dans l'armée avec une formation très limitée y acquièrent beaucoup de savoirs. Claude Allègre me le dit souvent, et pense comme moi que nos " grandes maisons " ont beaucoup à faire ensemble. Enfin notre dispositif de conseils professionnels pour la reconversion occupe une grande importance. Tout un potentiel humain travaille déjà à la reconversion des engagés.
Regrettez-vous l'ancien service militaire ?
A. R. : Si je le regrettais , je ne serais pas à ma place. Le gouvernement de Lionel Jospin a énoncé clairement ses choix. Nous souhaitons poursuivre la professionnalisation de nos armées parce qu'elle nous apparaît être une réponse cohérente aux orientations internationales que nous voulons suivre. Donc, j'y adhère et, avec mon ministère, je travaille sans relâche à réussir cette très grande mutation.
Au départ du processus, au premier janvier 1997, il y avait 190 000 appelés absolument indispensables au bon fonctionnement de toutes les activités des armées. Au 31 décembre de l'année 2002, il n'y en aura plus un seul ! Cela signifie qu'il faut réaliser tous les changements de localisations, de supports, de matériel, de filières professionnelle. Et pendant cette période de transition, 70 000 postes de travail supplémentaires seront créés et occupés pour l'essentiel par des militaires engagés, mais aussi par des professionnels civils et de jeunes volontaires qui seront rémunérés et pourront travailler au sein des armées pendant une période allant de un à cinq ans - au fond, la transposition dans le schéma militaire des emplois jeunes !
Par quoi le service militaire sera-t-il remplacé?
A. R. : Nous avons fait voter une loi prévoyant que les jeunes recevront une initiation aux problèmes de défense dans le cadre de la formation scolaire. Par la suite, ils devront se faire recenser avant 16 ans et resteront recensés jusqu'à l'âge de 25 ans pour préserver la possibilité d'appel - car si nous considérons aujourd'hui que la situation stratégique ne justifie plus la conscription, il serait déraisonnable de penser qu'il en ira toujours ainsi. Enfin, ils seront tous convoqués avant dix-huit ans pour participer à une journée d'appel de préparation à la défense qui viendra compléter l'initiation reçue en milieu scolaire par le contact direct au sein des armées.
Au-delà de cette formation, les jeunes auront deux moyens d'entrer au service de la défense : soit le "volontariat" pour une durée relativement courte pour ceux qui souhaitent se former à une profession au sein de l'armée, soit de manière tout à fait classique, la "réserve". Outre l'armée professionnelle de 340 000 hommes, il est prévu d'organiser une réserve très disponible de 100 000 hommes, dans laquelle les gens pourront effectuer des périodes pour soutenir les forces, notamment lorsqu'elles seront appelées à l'extérieur.
Aujourd'hui, y a-t-il une politique de droite et une politique de gauche en matière de défense ?
A. R. : - Comme dans la plupart des démocraties ayant de larges responsabilités internationales, la politique de défense est assez largement partagée entre les formations politiques républicaines. Néanmoins, sur la conduite de la réforme elle-même, point n'est besoin de vous dire que le gouvernement actuel ne prend pas ses décisions exactement comme le ferait un gouvernement de droite. La loi sur le service national que nous avons fait adopter par le Parlement est différente du précédent projet de loi : la contribution de l'éducation nationale - le programme entrera en vigueur dès la rentrée 1998 - et la possibilité d'avoir une réserve dans laquelle les citoyens prendront directement leurs responsabilités de défense sont une originalité de notre part.
Par ailleurs, dans cette armée professionnalisée nous voulons faire un maximum de place à la concertation. Nous estimons que les rapports internes à l'institution militaire ne peuvent être exclusivement fondés sur l'autorité. Une part de représentativité et d'expression dans la vie des armées est souhaitable, à la fois comme antidote à l'autoritarisme et comme facteur d'épanouissement de la vie professionnelle des hommes.
Vous voulez dire que les militaires pourraient se syndiquer ?
A. R. : - Non, je préfère développer le dialogue au sein de commissions participatives locales et de conseils représentatifs nationaux, qui sont déjà reconnus dans la communauté militaire et auxquels je souhaite donner de meilleurs moyens de communication avec les personnels à la base.
Concernant les programmes d'armement, quel choix avez-vous opéré ?
A. R. : - En premier, le Gouvernement pense qu'une loi de programmation reste nécessaire pour assurer une certaine cohérence dans la durée. Mais il est indispensable que cette loi ajuste correctement les crédits et les objectifs d'équipement. Des réductions de capacité ont été décidées, mais qui ne dénaturaient pas le modèle d'armée que nous avons privilégié. Ainsi, nous avions en coopération avec l'Allemagne trois projets d'observation spatiale, avec un satellite optique Helios 2, un système infrarouge, et une capacité d'observation radar. Comme notre partenaire s'est désisté, nous avons fait le choix d'arrêter le programme du radar dans lequel la participation allemande était très importante. Et nous avons conservé les deux autres objectifs. De même, nous avons réduit la capacité de mobilité de nos blindés, les porte-chars. Cela signifie que si nous devions transporter 200 chars Leclerc à l'autre bout de l'Europe, cela nous prendrait quelques jours de plus aujourd'hui, cela ne fait pas partie des risques premiers auxquels la France peut se trouver confrontée. En revanche, à la question de savoir s'il convenait de réduire nos forces blindées, nous avons répondu par la négative : la " cible " en nombre de chars Leclerc est restée inchangée. Les réductions de capacité auxquelles nous avons consenti restent donc très limitées, de l'ordre d'une vingtaine de milliards de francs sur 4 ans, mais comme les programmes se développent lentement, certaines économies porteront au-delà de la loi de programmation qui se termine en 2002. A l'inverse de ce qui se produisait auparavant, nous avons réduit l'ardoise future.
Quels sont les risques majeurs auxquels la France peut se trouver confrontée sur le territoire ?
A. R. : Le terrorisme et la prolifération nucléaire. Dans ces domaines, la fonction de la Défense est donc de se renseigner, en coopérant avec ses alliés.
Est-ce par le matériel militaire construit en commun que l'on s'achemine le plus sûrement vers une stratégie commune ?
A. R. : - Bien sûr ! Toute la construction européenne s'est faite comme cela ! La ruse des constructeurs de l'Europe a consisté à partir le plus possible du concret, parce que nos démocraties ne voulaient pas reconnaître que leur identité commune était plus forte que leurs identités particulières. Aussi bien, 47 ans après le début de la mise en commun des circuits d'échange et de production à six, arrivons-nous à une monnaie commune à onze. Je n'ai donc aucun mal à penser que ce qui s'est déjà produit dans les domaines économique et financier se répétera dans le domaine de la défense. Pour parler crûment, on commence par mettre en commun " la quincaillerie " et on s'apercevra que l'essentiel des objectifs pour lesquels on la manipule sont devenus communs ...
L'Europe de la défense devient, pas à pas, une réalité concrète. L'affirmation de son action au niveau international devrait induire au fil des années un partenariat stratégique avec les Etats Unis, qui ne seront plus seuls à assumer le rôle de superpuissance. Et si cette évolution constructive se confirme, les différences de perception qui subsistent entre la France et ses alliés européens dans l'Otan auront de moins en moins de raison d'être.
Après l'annonce de la suppression de 3600 emplois, quelle est la situation de GIAT Industries ?
A. R. : On peut évaluer à près de 200 000 les emplois des industries spécifiques de défense. La majorité des entreprises de ces groupes sont compétitives, internationalisées et " duales ". C'est-à-dire qu'elles développent une partie de leur savoir-faire et de leur production dans du matériel militaire, et l'autre partie dans du matériel civil, l'un tirant l'autre selon les périodes. A cet égard, Aerospatiale, qui a vécu de grands moments quand la vente des missiles a permis de développer les premiers Airbus, est un cas d'école.
Nous vivons maintenant l'étape à la fois exaltante, mais compliquée, du passage de ces industries au stade européen. Là encore, l'actualité sera ponctuée de commentaires craintifs et de prédictions d'échecs, jusqu'au jour où nous nous apercevrons que le pas a été franchi !
Sur ces 200 000 emplois, environ 30 000 sont regroupés dans deux entreprises de défense : La Direction des Constructions navales, établissement d'Etat, et GIAT Industries, qui est devenu une entreprise publique de l'Etat, auxquelles s'impose une véritable modernisation. Or il se trouve que l'ensemble des marchés de défense ont baissé très substantiellement - encore que très inégalement puisque les Etats achètent plus de matériel spatial et électronique qu'il y a dix ans - et que GIAT s'est trouvée dans la tourmente du fait de la diminution des besoins en matière de blindés et d'artillerie. GIAT a donc , selon moi, accompli une grande partie de sa mutation et cela dans les conditions les plus défavorables ! Il nous faut maintenant l'aider à compléter l'évolution entreprise en le poussant à se diversifier et à emporter des marchés à l'exportation en améliorant sa compétitivité.
Pourquoi avoir fait les derniers essais nucléaires ?
A. R. : L'objectif du chef de l'Etat, et du gouvernement de l'époque, était de permettre la poursuite de la modernisation des armes nucléaires sur le long terme pour conserver une dissuasion indépendante. Cette capacité de maintenance technique et de sécurité étant acquise, nous avons fermé les sites d'expérimentation du Pacifique - nous sommes d'ailleurs la seule puissance nucléaire à avoir accompli ce geste. L'Agence internationale de l'énergie atomique, à la suite d'une mission à laquelle participaient plusieurs dizaines de scientifiques de tous les pays, a bien voulu certifier à la France que le processus de démantèlement était satisfaisant.
Quelle va être la marque de ce 14 juillet, cuvée 1998 ?
A. R. : Cette fête est un moment privilégié de rencontre entre les citoyens et leurs armées, et il est significatif que la retransmission du défilé militaire soit suivie chaque année par quelque six millions de téléspectateurs ! Le thème du défilé sera cohérent avec la politique que nous avons conduite, puisqu'il s'agira de "la mobilité des armées". Toutes les unités présentées seront des unités spécialisées capables de se projeter pour répondre à un choix d'action du gouvernement. La manifestation aura aussi, évidemment, une dimension européenne : cette année c'est "le groupe aérien européen" qui survolera les champs Elysées avec des Mirage français et des Tornado britanniques...
Et la féminisation des armées ?
A. R. : Elle est maintenant rendue possible dans toutes les unités, à deux exceptions près : les sous-marins où l'exiguïté des lieux ne permet pas d'aménager des habitats séparés, et dans les unités de l'avant qui peuvent être en contact durable avec l'ennemi, et où le risque d'être fait prisonnier est le plus élevé.
Pour toutes les autres fonctions, non seulement les femmes sont recrutées à égalité avec les hommes, mais nous avons pris le risque de faire disparaître les quotas et de recruter les femmes et les hommes en fonction de leurs seules capacités. Ce mouvement se poursuivra, d'une part parce qu'il correspond à un mouvement de la société qui fait que le femmes s'engagent délibérément dans tous les métiers actifs, et d'autre part parce qu'il nous semble que la principale orientation du recrutement de nos armées, qui était autrefois la force physique, sera de plus en plus associée à des capacités de technologie, de réflexion dont les femmes sont aussi largement dotées que les hommes...
(source http://www.defense.gouv.fr, le 8 janvier 2002)
Alain Richard : C'est une politique qui s'appuie sur les choix internationaux de notre pays, et sur un sentiment de responsabilité mondiale. La France a cette volonté originale de plaider pour le développement de la coopération, pour l'équité entre les nations et la stabilité des rapports internationaux, qui seront de plus en plus fondés sur des règles juridiques. Ainsi notre politique de défense est tout, sauf régionale. Cela a de nombreuses conséquences sur la structure et la mobilité de nos forces armées.
Les moyens que veut se donner notre pays - et que je suis chargé d'organiser - sont donc adaptés à cette vision. Ils reposent sur un principe d'autonomie stratégique : nous souhaitons conserver une capacité d'action au loin. Vous pouvez juger que notre politique étrangère est en phase avec les attentes de plus en plus exigeantes, voire impérieuses de l'opinion internationale : on ne peut pas avoir une opinion européenne qui demande fréquemment d'intervenir face aux drames et ne pas se donner les moyens de le faire. La France compte au nombre des rares pays qu'il est difficile de taxer de passivité...
Pendant la guerre du Golfe, elle a toutefois mesuré qu'elle n'avait peut-être pas les moyens de ses ambitions. Quelles leçons en a-t-elle tirées ?
A. R. : Entre 1989 et 1991, la gamme entière des conflits auxquels nous pouvions être amenés à prendre part a changé. Le modèle de base pour lequel, pendant quarante ans, avaient été conçues nos forces armées avait disparu : à savoir un affrontement à la fois conventionnel et massif au centre de l'Europe. Cela s'est senti pendant la guerre du Golfe et s'est vérifié en Bosnie. Or, en dépit des lourdeurs et des débats politiques qui accompagnent toute réorganisation massive de défense, la France fait partie des pays qui ont réagi de la manière la plus rapide pour faire face à cette mutation stratégique. C'est la raison pour laquelle beaucoup de nos partenaires s'intéressent à ce que nous faisons. La nouvelle formation de l'armée de terre française est devenue un réservoir de forces adaptables en quelques jours à une situation de crise dans laquelle notre pays choisirait d'intervenir. En 2002, de 30 000 à 35 000 hommes pourront être mobilisés. Déjà, par rapport à 1995, notre capacité de déploiement quasi immédiat a doublé.
Cette professionnalisation de l'armée a-t-elle suscité beaucoup d'états d'âme dans ses rangs, comme on l'entend dire parfois ?
A. R. : Qui le prétend ? Si la majorité des cadres de l'armée - et notamment de l'armée de terre qui est la plus brutalement soumise à un effort rapide de transformation - ne croyait pas à cette réforme, il y aurait des ratés beaucoup plus nombreux que ceux que l'on observe aujourd'hui, lesquels sont quasi inexistants. Il y a des indices qui ne trompent pas : quand un métier devient vraiment insupportable et n'offre plus de perspectives, les gens le quittent et le recrutement devient difficile. Ce qui n'est nullement le cas dans l'armée...
Vous voulez dire que l'armée suscite encore de nombreuses vocations ?
A. R. : Oui, parce qu'elle offre la possibilité d'accomplir une " mission vraie " - laquelle associe les trois armées : outre l'armée de terre, il y a besoin de la marine par exemple pour évacuer les ressortissants français d'un pays en crise, et de l'armée de l'air pour protéger les mouvements. Il s'agit donc d'une mission très gratifiante, à dimension humaniste, dans laquelle se nouent des rapports de solidarité et, à certains égards, de fraternité.
Par ailleurs, je voudrais attirer votre attention sur le fait qu'une armée professionnalisée, qui offre un véritable avenir, est aussi en constant rajeunissement. Si l'on veut qu'elle soit réellement mobile et adaptable, elle doit comporter beaucoup plus de jeunes de vingt à trente cinq ans que d'anciens. L'armée de demain recrutera des jeunes gens dont beaucoup feront une double carrière puisque, après 10 ou 15 ans de service, ils se tourneront vers un métier civil.
Et ce sera à l'armée de préparer avec eux cette seconde carrière ?
A. R. : D'expérience, la défense est une bonne référence pour tous ceux qui se reconvertissent en cours de vie professionnelle. Plus l'armée sera professionnalisée et donnera des signes clairs d'efficacité, plus cela se vérifiera ! Et les jeunes qui sont entrés dans l'armée avec une formation très limitée y acquièrent beaucoup de savoirs. Claude Allègre me le dit souvent, et pense comme moi que nos " grandes maisons " ont beaucoup à faire ensemble. Enfin notre dispositif de conseils professionnels pour la reconversion occupe une grande importance. Tout un potentiel humain travaille déjà à la reconversion des engagés.
Regrettez-vous l'ancien service militaire ?
A. R. : Si je le regrettais , je ne serais pas à ma place. Le gouvernement de Lionel Jospin a énoncé clairement ses choix. Nous souhaitons poursuivre la professionnalisation de nos armées parce qu'elle nous apparaît être une réponse cohérente aux orientations internationales que nous voulons suivre. Donc, j'y adhère et, avec mon ministère, je travaille sans relâche à réussir cette très grande mutation.
Au départ du processus, au premier janvier 1997, il y avait 190 000 appelés absolument indispensables au bon fonctionnement de toutes les activités des armées. Au 31 décembre de l'année 2002, il n'y en aura plus un seul ! Cela signifie qu'il faut réaliser tous les changements de localisations, de supports, de matériel, de filières professionnelle. Et pendant cette période de transition, 70 000 postes de travail supplémentaires seront créés et occupés pour l'essentiel par des militaires engagés, mais aussi par des professionnels civils et de jeunes volontaires qui seront rémunérés et pourront travailler au sein des armées pendant une période allant de un à cinq ans - au fond, la transposition dans le schéma militaire des emplois jeunes !
Par quoi le service militaire sera-t-il remplacé?
A. R. : Nous avons fait voter une loi prévoyant que les jeunes recevront une initiation aux problèmes de défense dans le cadre de la formation scolaire. Par la suite, ils devront se faire recenser avant 16 ans et resteront recensés jusqu'à l'âge de 25 ans pour préserver la possibilité d'appel - car si nous considérons aujourd'hui que la situation stratégique ne justifie plus la conscription, il serait déraisonnable de penser qu'il en ira toujours ainsi. Enfin, ils seront tous convoqués avant dix-huit ans pour participer à une journée d'appel de préparation à la défense qui viendra compléter l'initiation reçue en milieu scolaire par le contact direct au sein des armées.
Au-delà de cette formation, les jeunes auront deux moyens d'entrer au service de la défense : soit le "volontariat" pour une durée relativement courte pour ceux qui souhaitent se former à une profession au sein de l'armée, soit de manière tout à fait classique, la "réserve". Outre l'armée professionnelle de 340 000 hommes, il est prévu d'organiser une réserve très disponible de 100 000 hommes, dans laquelle les gens pourront effectuer des périodes pour soutenir les forces, notamment lorsqu'elles seront appelées à l'extérieur.
Aujourd'hui, y a-t-il une politique de droite et une politique de gauche en matière de défense ?
A. R. : - Comme dans la plupart des démocraties ayant de larges responsabilités internationales, la politique de défense est assez largement partagée entre les formations politiques républicaines. Néanmoins, sur la conduite de la réforme elle-même, point n'est besoin de vous dire que le gouvernement actuel ne prend pas ses décisions exactement comme le ferait un gouvernement de droite. La loi sur le service national que nous avons fait adopter par le Parlement est différente du précédent projet de loi : la contribution de l'éducation nationale - le programme entrera en vigueur dès la rentrée 1998 - et la possibilité d'avoir une réserve dans laquelle les citoyens prendront directement leurs responsabilités de défense sont une originalité de notre part.
Par ailleurs, dans cette armée professionnalisée nous voulons faire un maximum de place à la concertation. Nous estimons que les rapports internes à l'institution militaire ne peuvent être exclusivement fondés sur l'autorité. Une part de représentativité et d'expression dans la vie des armées est souhaitable, à la fois comme antidote à l'autoritarisme et comme facteur d'épanouissement de la vie professionnelle des hommes.
Vous voulez dire que les militaires pourraient se syndiquer ?
A. R. : - Non, je préfère développer le dialogue au sein de commissions participatives locales et de conseils représentatifs nationaux, qui sont déjà reconnus dans la communauté militaire et auxquels je souhaite donner de meilleurs moyens de communication avec les personnels à la base.
Concernant les programmes d'armement, quel choix avez-vous opéré ?
A. R. : - En premier, le Gouvernement pense qu'une loi de programmation reste nécessaire pour assurer une certaine cohérence dans la durée. Mais il est indispensable que cette loi ajuste correctement les crédits et les objectifs d'équipement. Des réductions de capacité ont été décidées, mais qui ne dénaturaient pas le modèle d'armée que nous avons privilégié. Ainsi, nous avions en coopération avec l'Allemagne trois projets d'observation spatiale, avec un satellite optique Helios 2, un système infrarouge, et une capacité d'observation radar. Comme notre partenaire s'est désisté, nous avons fait le choix d'arrêter le programme du radar dans lequel la participation allemande était très importante. Et nous avons conservé les deux autres objectifs. De même, nous avons réduit la capacité de mobilité de nos blindés, les porte-chars. Cela signifie que si nous devions transporter 200 chars Leclerc à l'autre bout de l'Europe, cela nous prendrait quelques jours de plus aujourd'hui, cela ne fait pas partie des risques premiers auxquels la France peut se trouver confrontée. En revanche, à la question de savoir s'il convenait de réduire nos forces blindées, nous avons répondu par la négative : la " cible " en nombre de chars Leclerc est restée inchangée. Les réductions de capacité auxquelles nous avons consenti restent donc très limitées, de l'ordre d'une vingtaine de milliards de francs sur 4 ans, mais comme les programmes se développent lentement, certaines économies porteront au-delà de la loi de programmation qui se termine en 2002. A l'inverse de ce qui se produisait auparavant, nous avons réduit l'ardoise future.
Quels sont les risques majeurs auxquels la France peut se trouver confrontée sur le territoire ?
A. R. : Le terrorisme et la prolifération nucléaire. Dans ces domaines, la fonction de la Défense est donc de se renseigner, en coopérant avec ses alliés.
Est-ce par le matériel militaire construit en commun que l'on s'achemine le plus sûrement vers une stratégie commune ?
A. R. : - Bien sûr ! Toute la construction européenne s'est faite comme cela ! La ruse des constructeurs de l'Europe a consisté à partir le plus possible du concret, parce que nos démocraties ne voulaient pas reconnaître que leur identité commune était plus forte que leurs identités particulières. Aussi bien, 47 ans après le début de la mise en commun des circuits d'échange et de production à six, arrivons-nous à une monnaie commune à onze. Je n'ai donc aucun mal à penser que ce qui s'est déjà produit dans les domaines économique et financier se répétera dans le domaine de la défense. Pour parler crûment, on commence par mettre en commun " la quincaillerie " et on s'apercevra que l'essentiel des objectifs pour lesquels on la manipule sont devenus communs ...
L'Europe de la défense devient, pas à pas, une réalité concrète. L'affirmation de son action au niveau international devrait induire au fil des années un partenariat stratégique avec les Etats Unis, qui ne seront plus seuls à assumer le rôle de superpuissance. Et si cette évolution constructive se confirme, les différences de perception qui subsistent entre la France et ses alliés européens dans l'Otan auront de moins en moins de raison d'être.
Après l'annonce de la suppression de 3600 emplois, quelle est la situation de GIAT Industries ?
A. R. : On peut évaluer à près de 200 000 les emplois des industries spécifiques de défense. La majorité des entreprises de ces groupes sont compétitives, internationalisées et " duales ". C'est-à-dire qu'elles développent une partie de leur savoir-faire et de leur production dans du matériel militaire, et l'autre partie dans du matériel civil, l'un tirant l'autre selon les périodes. A cet égard, Aerospatiale, qui a vécu de grands moments quand la vente des missiles a permis de développer les premiers Airbus, est un cas d'école.
Nous vivons maintenant l'étape à la fois exaltante, mais compliquée, du passage de ces industries au stade européen. Là encore, l'actualité sera ponctuée de commentaires craintifs et de prédictions d'échecs, jusqu'au jour où nous nous apercevrons que le pas a été franchi !
Sur ces 200 000 emplois, environ 30 000 sont regroupés dans deux entreprises de défense : La Direction des Constructions navales, établissement d'Etat, et GIAT Industries, qui est devenu une entreprise publique de l'Etat, auxquelles s'impose une véritable modernisation. Or il se trouve que l'ensemble des marchés de défense ont baissé très substantiellement - encore que très inégalement puisque les Etats achètent plus de matériel spatial et électronique qu'il y a dix ans - et que GIAT s'est trouvée dans la tourmente du fait de la diminution des besoins en matière de blindés et d'artillerie. GIAT a donc , selon moi, accompli une grande partie de sa mutation et cela dans les conditions les plus défavorables ! Il nous faut maintenant l'aider à compléter l'évolution entreprise en le poussant à se diversifier et à emporter des marchés à l'exportation en améliorant sa compétitivité.
Pourquoi avoir fait les derniers essais nucléaires ?
A. R. : L'objectif du chef de l'Etat, et du gouvernement de l'époque, était de permettre la poursuite de la modernisation des armes nucléaires sur le long terme pour conserver une dissuasion indépendante. Cette capacité de maintenance technique et de sécurité étant acquise, nous avons fermé les sites d'expérimentation du Pacifique - nous sommes d'ailleurs la seule puissance nucléaire à avoir accompli ce geste. L'Agence internationale de l'énergie atomique, à la suite d'une mission à laquelle participaient plusieurs dizaines de scientifiques de tous les pays, a bien voulu certifier à la France que le processus de démantèlement était satisfaisant.
Quelle va être la marque de ce 14 juillet, cuvée 1998 ?
A. R. : Cette fête est un moment privilégié de rencontre entre les citoyens et leurs armées, et il est significatif que la retransmission du défilé militaire soit suivie chaque année par quelque six millions de téléspectateurs ! Le thème du défilé sera cohérent avec la politique que nous avons conduite, puisqu'il s'agira de "la mobilité des armées". Toutes les unités présentées seront des unités spécialisées capables de se projeter pour répondre à un choix d'action du gouvernement. La manifestation aura aussi, évidemment, une dimension européenne : cette année c'est "le groupe aérien européen" qui survolera les champs Elysées avec des Mirage français et des Tornado britanniques...
Et la féminisation des armées ?
A. R. : Elle est maintenant rendue possible dans toutes les unités, à deux exceptions près : les sous-marins où l'exiguïté des lieux ne permet pas d'aménager des habitats séparés, et dans les unités de l'avant qui peuvent être en contact durable avec l'ennemi, et où le risque d'être fait prisonnier est le plus élevé.
Pour toutes les autres fonctions, non seulement les femmes sont recrutées à égalité avec les hommes, mais nous avons pris le risque de faire disparaître les quotas et de recruter les femmes et les hommes en fonction de leurs seules capacités. Ce mouvement se poursuivra, d'une part parce qu'il correspond à un mouvement de la société qui fait que le femmes s'engagent délibérément dans tous les métiers actifs, et d'autre part parce qu'il nous semble que la principale orientation du recrutement de nos armées, qui était autrefois la force physique, sera de plus en plus associée à des capacités de technologie, de réflexion dont les femmes sont aussi largement dotées que les hommes...
(source http://www.defense.gouv.fr, le 8 janvier 2002)