Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordées au quotidien "Le Parisien" le 15 novembre et à RTL le 16, sur la guerre en Tchétchénie et sur l'attitude de la France et des Occidentaux à l'égard de la Russie.

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Circonstance : Inscription à l'ordre du jour du sommet de l'Osce à Istanbul le 18 novembre, du conflit en Tchétchénie

Média : Emission L'Invité de RTL - Le Parisien - RTL

Texte intégral

ENTRETIEN AVEC LE QUOTIDIEN "LE PARISIEN" le 15 novembre 1999
Q - Votre homologue russe, Ivanov, a sèchement réagi à votre petite phrase affirmant que "la Russie se fourvoie en Tchétchénie". Peut-on parler de crise avec Moscou qui accuse Paris de "jouer avec le terrorisme" ?
R - S'il y a une crise, elle est en Tchétchénie. Je ne dirai pas qu'il y a une crise avec Moscou, mais un désaccord sérieux sur la façon de gérer cette question et d'en sortir. Nous n'avons à aucun moment mis en cause l'intégrité territoriale de la Russie. Et nous n'avons jamais contesté la légitimité de la lutte contre le terrorisme. Nous avons eu à le faire nous-mêmes. On ne traite pas à la légère cette question mais la crise tchétchène ne se limite pas à un problème de terrorisme.
Q - Moscou justifie pourtant son intervention par la "lutte contre le terrorisme"...
R - Nous ne nions pas qu'il y a un problème de terrorisme et de banditisme. Plusieurs centaines de Russes et d'étrangers ont été pris en otages dans le Caucase du Nord et certains même ont été tués. Mais la lutte contre le terrorisme ne justifie pas cette escalade militaire massive, les nombreuses victimes civiles qu'elle entraîne et les centaines de milliers de réfugiés obligés de passer en Ingouchie dans des conditions dramatiques. Les Russes eux-mêmes ont parlé d'"erreur tragique".
Q - La France condamne donc l'escalade, mais pas l'intervention de l'armée russe ?
R - La France n'accepte pas cette escalade et déplore ses conséquences. Nous ne croyons pas à une solution purement militaire de la crise tchétchène. Il y a un problème tchétchène qui va bien au-delà de la question du terrorisme et appelle une solution politique. Nous appelons les Russes à reprendre un dialogue politique avec les interlocuteurs tchétchènes légitimes et responsables et à rechercher une solution qu'ils avaient tenté d'explorer dans le passé en signant un accord avec les Tchétchènes en 1996.
Q - La guerre en Tchétchénie va dominer le sommet de l'OSCE qui s'ouvre jeudi à Istanbul. Quels sont les moyens de pression des Occidentaux sur la Russie pour mettre fin au conflit ?
R - Les Russes ne veulent pas de médiation de l'OSCE jusqu'à présent car ils affirment que c'est une "affaire intérieure". Je crois vraiment et je l'ai dit à Ivanov que les Russes se fourvoient. Nous espérons qu'à l'occasion du sommet d'Istanbul la Russie prendra conscience du fait qu'elle ne peut pas s'abstraire de la réaction internationale et en tirera les conséquences.
Q - Les Occidentaux sont intervenus militairement au Kosovo. Pourquoi pas en Tchétchénie ?
R - Comparaison n'est pas raison. Eltsine n'est pas Milosevic.
Propos recueillis par Bruno Fanucchi
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 novembre 1999)

ENTRETIEN AVEC "RTL" le 16 novembre 1999
Q - Monsieur le Ministre, on va parler avec les Russes, après-demain à Istanbul. Quel est le discours que l'on peut leur tenir sur la Tchétchénie ?
R - Nous allons à Istanbul, à l'occasion du second Sommet de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Les dirigeants présents et notamment les dirigeants occidentaux, le président Chirac et aussi le président Clinton vont dire aux Russes, comme je l'ai dit moi même il y a quelques jours qu'ils se fourvoient en Tchétchénie, que l'on ne peut pas ramener le problème de la Tchétchénie et du nord du Caucase à un problème de terrorisme, même si celui-ci existe effectivement, qu'il faut revenir sur un terrain politique sur lequel ils s'étaient engagés il y a quelques années, ils avaient passé un accord en 1996 qui malheureusement n'a été appliqué ni par les uns ni par les autres. Toujours est-il que cette escalade militaire, ces bombardements, ces populations civiles de plus en plus nombreuses frappées se trouvent dans des conditions extrêmement difficiles. Cette situation humanitaire pathétique, tout cela est une très mauvaise politique, une très mauvaise direction, ils ne peuvent pas espérer résoudre le problème de cette façon.
Q - Est-ce que vous pensez que ces mots peuvent suffire ?
R - A travers les mots, il y a l'engagement politique des pays occidentaux et les Russes ne peuvent pas raisonner qu'à court terme. Ils sont obligés de penser à leurs relations avec l'Europe, avec l'ensemble des pays occidentaux dans la durée, non seulement au cours des semaines mais au cours des mois et des années à venir. Notre espérance, c'est qu'à Istanbul, ils vont mesurer à quel point le monde extérieur, la communauté internationale n'est pas convaincu par leur argumentation, c'est un euphémisme, la conteste tout à fait et qu'ils concluront, notamment le président Eltsine, qu'ils ne peuvent pas s'abstraire encore longtemps de cette réaction internationale d'incompréhension et de désaccord majeur à ce sujet. Donc, nous attendons d'eux un geste montrant qu'ils reviennent à la recherche d'une solution politique.
Q - Malgré tout, toute menace ou toute injonction notamment par exemple sur le plan financier vous paraît être pour l'instant contre productive ?
R - Si les choses durent comme cela, rien ne peut être écarté, les uns et les autres, ne pourront pas dire : continuons à coopérer avec la Russie comme si de rien n'était. De là à avoir à prendre telle ou telle mesure, comme une menace ou une pression, il faut réfléchir à cette alternative parce que l'on peut également imaginer que cela renforce le clan des plus durs qui ne croient qu'aux solutions militaires tout cela dans une ambiance de nationalisme qui serait réveillée par des pressions externes dont l'efficacité n'est pas évidente. Cela mérite un examen attentif. Simplement si les choses se poursuivent comme nous les voyons aujourd'hui, malheureusement, la communauté internationale finira par se poser des vraies questions, elle y sera obligée. Mais c'est le souci de l'efficacité qui doit nous guider. Comment obtenir de la Russie elle-même quelle revienne à une gestion de cette affaire tchétchène qui soit compatible avec le monde actuel, avec les relations qu'elle a avec ses partenaires occidentaux, avec les chartes ou les documents qu'elle signe et qui donc s'intègrent dans le développement d'une grande Russie moderne et démocratique, c'est ça que nous attendons d'eux, c'est pour cela que le rendez-vous d'Istanbul est très important.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 novembre 1999)