Déclaration de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, sur la nécessaire affirmation de la "destinée commune" de l'Occident et du monde arabe, à l'Université Mohammed V de Rabat le 31 octobre 2002.

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Circonstance : Voyage au Maroc du 30 octobre 2002 au 1er novembre

Texte intégral

Monsieur le Président de l'Université Mohammed V,
Cher Ami Mohammed Bennis,
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie de m'ouvrir les deux portes de l'Université et de la poésie marocaines et de m'accueillir aujourd'hui dans cette demeure amie. C'est un immense plaisir pour moi de m'adresser à vous, étudiants de Rabat, dans cette ville de tant de Lumières, si chère à mon cur. C'est un grand honneur de m'adresser à tous ceux qui vibrent d'espoir et d'enthousiasme, chevauchent les deux cavales des mots et des choses, de l'imaginaire et du réel, aux peintres et aux poètes.
Aujourd'hui, devant vous, je veux me situer à la croisée exigeante de la vie de la cité et de l'horizon du rêve, pour lancer un appel aux deux rives, pour conjuguer quelques instants le geste avec les mots.
Au centre de la poésie et de la politique, il y a la quête, la volonté de se situer en avant. Toutes deux forcent les portes de l'avenir, creusent les gouffres, interrogent le malheur et le désarroi, pour y puiser une parole et tracer un chemin. Chacune se nourrit de l'écart, de ce lieu absent qui reste à défricher. Aucune vérité des hommes et des mondes, dans leur diversité, ne leur est étrangère.
Alors oui, je voudrais prononcer ici une parole qui ne soit pas d'une rive ou de l'autre, mais qui rassemble et réconcilie. Je voudrais qu'ensemble ici nous remontions le cours de notre destin, pour comprendre d'où nous sommes, pour imaginer où nous voulons aller, pour ouvrir de nouveaux chemins. Mohammed Bennis, dont je salue la présence fraternelle à mes côtés, le dit d'une formule lapidaire :
"Point de fin pour qui élargit la source de sa soif".
Nous, peuples de l'Occident et du monde arabe, descendants du christianisme, du judaïsme ou de l'islam, devons affirmer avec courage notre destinée commune. Jamais l'urgence d'une telle audace n'a été aussi forte.
Nous vivons actuellement une période de doutes et d'incertitudes, où le monde perd ses repères.
Nous avons connu l'équilibre des puissances, issu du congrès de Vienne. C'était le temps où l'Europe était prépondérante dans le monde.
Nous avons connu, après les ravages de deux Guerres mondiales, l'ère des blocs opposés et gigantesques, l'Est et l'Ouest, dont la logique polarisait tout et façonnait un équilibre de terreur.
Nous avons connu le temps des vents nouveaux et libérateurs, avec la chute du mur de Berlin. L'Union soviétique s'effondrait. Les peuples qui en subissaient le joug redécouvraient leur liberté. La démocratie progressait. Les logiques anciennes qui structuraient le monde laissaient place à de nouveaux espoirs.
Mais nous sentons aujourd'hui qu'un nouvel équilibre n'est pas encore atteint. Nous voyons revenir le risque d'un repli sur soi, d'un isolement sur une rive unique.
L'histoire le montre, cette tentation de la rive unique a toujours existé.
Nous voyons cette rive singulière suivre le cours des fortifications grecques, murs et palissades dressés contre celui, d'ici ou d'ailleurs, qui menace et que nul ne comprend, qui ne manie pas les mêmes concepts ni les mêmes termes, ne souscrit pas à la même vision. Le corps de la cité veut le rejeter hors les murs, car il ne partage pas les mêmes droits et ne mérite donc que la flèche, l'isolement ou la vindicte.
Nous voyons encore cette rive singulière suivre la frontière, le limes romain, qui délimite l'Empire et les terres battues par les vents du nord ou les souffles brûlants du désert. L'Empire romain avait trop de pragmatisme pour ne pas s'efforcer de comprendre et de maîtriser ce qui se passait au-delà. Mais il avait aussi trop de fierté et de conscience de sa valeur pour accepter de remettre en cause ses règles, ses arts et ses lois sous l'influence de l'étranger.
Le limes se veut la limite de la civilisation. Il définit ce qui obéit à Rome, c'est-à-dire à l'ordre et au droit. Et lorsqu'un poète comme Ovide s'affranchit de cet ordre, le pouvoir le condamne à l'exil. Et lui qui voulait percer les secrets de l'ailleurs, se lamente amèrement sur son sort de banni, voué à ne plus fouler la terre de ses ancêtres et de la vie bien vécue. L'autre rive est un désir absent.
Nous voyons aussi la rive unique serpenter le long des douves profondes du Moyen Age, moment de trop d'angoisses et de croyances closes, où guerres et épidémies ravagent une Europe tentée de se replier sur elle-même.
Cette illusion d'une rive unique, l'intelligence féroce de l'histoire nous incite constamment à la dissiper. Le monde a appris à se méfier de la tentation impériale, où il n'existe pas d'autre rive au-delà de soi-même.
Même Rome a lu dans les yeux des étrangers une force, une foi, une conviction qu'elle estimait réservées à ses seuls citoyens. Tacite s'étonne de la résistance de la Germanie : il y avait donc ailleurs des guerriers dont la valeur égalait celle des légions romaines. Il y avait donc de l'autre côté du limes une estime de soi qui valait celle des Romains.
Et puis des individus circulent, des princes conquérants ou de pauvres hères, qui découvrent d'autres paysages, entendent d'autres langues, s'habituent à d'autres coutumes. Ils partent à cheval ou à pied, sur des carrioles brinquebalantes ou sur des vaisseaux chargés de trésors, et ils abordent à d'autres rivages, et ils croisent d'autres regards. Chevaliers ou troubadours, poètes ou philosophes, alchimistes ou géographes, banquiers ou marchands, traversent l'Europe d'Anvers à Gênes et poussent parfois, en grands voyageurs, jusqu'aux confins de l'Asie. De Naples ou de Venise, d'Amsterdam ou de Lisbonne, ils s'embarquent, bousculant les limites de leurs rêves.
L'esprit de la Renaissance bouleverse les esprits, révolutionne l'idée du monde. D'autres peuples méritent d'être rencontrés, d'autres rives valent d'être connues et foulées. Jusque dans nos connaissances, nous devons devenir conscients de l'ailleurs. L'éloge de la folie d'Erasme ne dit pas autre chose. La raison n'est pas la fin ultime, car il est des contrées d'utopie qui ensemencent nos connaissances. Comment ne pas y voir le reflet métaphorique de cette incroyable découverte d'un monde au-delà de l'océan ?
Le mouvement est là. Rien ne l'arrêtera plus.
Le siècle des Lumières fait de l'autre le miroir révélateur de nos propres contradictions : vanité, orgueil, intolérance ou bêtise. Quand les personnages persans de Montesquieu arpentent notre univers, ils en épinglent les grotesques, les facilités et les erreurs. Aucune certitude n'échappe à la vigilance d'une raison lumineuse. L'autre rive n'est plus celle que nous ne voyons pas. Elle se veut au contraire celle d'où nous nous voyons le mieux. La lucidité alors se construit hors les murs.
Puis les techniques modernes, la révolution de l'industrie et des transports, les communications immédiates, achèvent de relier des univers qui, un très court laps de temps, avaient cru pouvoir s'ignorer.
Cette communauté en marche à travers la mondialisation, nous l'avons accueillie avec confiance. Nous y avons vu l'accomplissement d'un rêve à l'œuvre depuis la Renaissance. Nous avons entendu résonner la lente invocation de Saint-John Perse :
"Et voici qu'il s'élève une rumeur plus vaste par le monde, comme une insurrection de l'âme"
Mais cet élan se déchire aujourd'hui sur les arêtes de notre monde, multipliant rejets et cassures. Partout on se heurte à la violence et au mépris, à l'indifférence et à l'intégrisme, à la flambée de haines absurdes au cur des régions les plus fragiles.
Les inégalités se creusent. Parce qu'ils n'ont pas suivi la course à l'industrialisation, trop de peuples sont laissés à l'écart et livrés à la misère, tandis que les pays riches se laissent gagner par l'oubli, l'égoïsme ou l'indifférence. Les frontières des sentiments se rétractent. L'homme, saturé d'images, se replie sur lui-même. Il abandonne la voie de l'humanisme, dès lors qu'il se contente de profiter des échanges sans partager les joies et les souffrances de ses semblables.
La mémoire s'absente, elle qui tissait les liens les plus solides entre les peuples, jetait des ponts entre des continents. Si nous n'y prenons garde, nous deviendrons hommes sans mémoire, prêts à dessiner sur les murs de l'histoire les mêmes aventures sanglantes. Nous répéterons les incompréhensions qui ont fomenté les guerres, nous pencherons à nouveau nos lèvres au creuset amer des haines et du mépris. Plus rien n'éclairera nos gestes privés de sens et de jugement.
Il y a peu, le président de la République inaugurait la nouvelle bibliothèque d'Alexandrie. Cet espace tourné vers la mer se veut aussi la stèle vivante de notre passé. Il conserve intacte notre mémoire commune, il l'irrigue et l'alimente. Que ce livre de pierre soit pour l'avenir un lieu d'esprit et de paix.
Quel paradoxe en effet : jamais nos destins n'ont été aussi étroitement mêlés. Et pourtant jamais l'indifférence n'a paru si menaçante. Notre communauté de destin prend forme dans un monde hanté par le vertige du chaos et la multiplication des risques.
Il y a le risque pour chaque Etat, pour chaque individu, d'une vulnérabilité plus grande. Les crises financières et les affrontements se répercutent, en chaîne, aux quatre coins de la planète. Chacun de nous semble désormais convoqué, qu'il le veuille ou non, sur la scène mondiale. Tout résonne et se propage, s'imbrique et communique.
Il y a le risque d'une fuite en avant effrénée. D'une humanité enchaînée à une logique utilitaire et mercantile, obéissant uniquement aux lois de l'accumulation et du profit, et d'où serait absente la dimension humaine. La mondialisation constituerait alors un facteur d'accroissement de toutes les inégalités, entre le Nord et le Sud, entre les Etats de chaque région, entre les citoyens de chaque Etat. Pouvons-nous accepter ainsi des îlots d'abondance au milieu d'un océan de souffrance et d'injustice ? Pouvons-nous tolérer que la mondialisation se confine aux domaines économique, financier et matériel, au risque de devenir alors synonyme d'une déculturation et d'un déracinement fatal à tous les peuples.
Il y a le risque, enfin, d'un monde ouvert sur les échanges commerciaux mais composé d'individus repliés sur eux-mêmes, figés par la peur de l'autre et de l'avenir. Au Moyen Age, l'essor des échanges avait fait des cités italiennes comme Venise des pôles de culture et de partage entre le monde occidental et le monde arabe. Au XXIème siècle, doit-elle conduire à une sécheresse intellectuelle, un refus du mouvement, un rejet de l'autre ?
Tous rassemblés, ces risques menacent le monde d'un éclatement brutal, d'une rupture des liens que nous avons mis des siècles à tisser.
Oui, soyons en conscients, notre monde est comme provoqué à la rupture.
Chaque jour, de nouvelles crises éclatent, du Cachemire à l'Afghanistan, de l'Iraq à la Côte d'Ivoire. Elles placent le monde dans une urgence permanente. Elles s'ajoutent les unes aux autres et tendent à former un arc de fracture, de la Méditerranée orientale à l'Asie du Sud.
Le Proche-Orient concentre les grands risques d'affrontement du monde contemporain. Le conflit israélo-palestinien alimente les tensions et les frustrations du monde arabe et des communautés musulmanes. Nous savons les souffrances qu'endure le peuple palestinien. Nous savons le sentiment d'insécurité du peuple israélien, victime des attentats suicide.
Les enjeux sont désormais mondiaux. Les Etats sont perméables à l'instabilité. En polarisant les populations et les opinions, les crises risquent d'inciter les différentes communautés, qui vivent en harmonie à l'intérieur de chaque Etat, au repli et au refus de l'autre. C'est dangereux pour tous. La paix sociale et la stabilité des Etats s'en trouvent menacées.
Le terrorisme joue de ces crises. Il radicalise les peurs de chacun.
Depuis une dizaine d'années, des actes aveugles heurtent chaque jour davantage nos consciences et font planer l'absurde menace d'un durcissement des rapports entre les peuples.
Le terrorisme nouveau se développe sur une échelle mondiale. S'il s'articule autour de bases régionales situées pour l'essentiel au Moyen-Orient et en Asie du Sud, il est capable de frapper partout sur la planète : à Dahran, en Tanzanie et au Kenya, aux Etats-Unis, au Pakistan, à Bali, à Moscou, il montre le noir visage de la haine.
Le nouveau terrorisme sait tirer profit de la modernité et de la complexité du monde. La mobilité de ses acteurs garantit la discrétion de son action. Son organisation en réseau s'appuie sur les complicités d'individus, d'organisations non gouvernementales ou d'Etats. Sa connaissance des réalités locales lui permet d'exploiter les failles des Etats dont l'organisation ou la légitimité sont les plus fragiles.
S'ils savent jouer de la modernité, les terroristes n'ont aucun respect de la vie et de la personne humaine et n'hésiteraient sans doute pas à tirer profit de la prolifération des armes de destruction massive.
Le terrorisme doit être implacablement combattu.
Ce combat doit être livré dans toutes ses dimensions : il doit être mené sans faiblesse. Contre ce fléau, les Etats-Unis et certains Etats européens dont la France ont du recourir à la force. En Afghanistan, les bases du réseau Al Qaïda ont été démantelées. La dimension policière et judiciaire est également cruciale : c'est en travaillant ensemble que nous parviendrons à maîtriser ce fléau.
Mais la réponse par la force ne fournira pas, à elle seule, de solution de long terme. Car il existe une autre dimension à cette lutte : morale, intérieure, psychologique.
Ne tombons pas dans le piège qui nous est tendu.
La menace terroriste tente d'envahir les esprits, frappant n'importe quel endroit de la planète, cherchant à mondialiser la peur. Prétendant agir au nom de l'islam, les terroristes d'Al Qaïda dévoient ce qu'il y a de plus élevé en l'homme : la part d'immatériel, la part spirituelle, qu'elle soit religieuse ou non.
Les terroristes disent s'attaquer à l'Occident. En réalité ils s'attaquent à tous les peuples. Combien de nationalités représentées dans les tours de Manhattan, combien d'origines différentes confondues dans une même mort le 11 septembre 2001 ?
Les terroristes veulent dresser les nations les unes contre les autres, conduire le monde à la paralysie, à une clôture figée des esprits et des civilisations.
Les terroristes portent dans le monde actuel le visage déchiré de l'intégrisme.
Déchiré, oui, parce que l'intégrisme n'est pas l'accomplissement le plus pur d'une religion, il en est au contraire la caricature méconnaissable. L'intégrisme coupe la foi de sa part de confiance et de mystère. Il nie à l'individu tout libre-arbitre, toute possibilité d'interprétation, tout courage de la pensée. Alors que les religions, toutes les religions qui habitent l'homme, trouvent leurs racines les plus profondes et leurs vertus les plus fortes dans l'exercice du doute et de la remise en cause de soi-même, l'intégrisme proclame des certitudes dont il se sert comme armes. La religion veut, elle, affirmer des convictions et une foi qui véhiculent la paix.
Pourquoi rien ne saurait jamais justifier le terrorisme ? Parce qu'il est la négation même des idéaux qu'il prétend défendre, parce qu'il risque de discréditer l'Islam qu'il déclare servir, parce qu'il est la négation de la part la plus sacrée de l'homme.
J'en appelle donc ici, dans ce lieu de culture, à tous les hommes de science, aux juristes, aux théologiens, aux poètes, aux chercheurs. J'en appelle à votre conscience commune : rassemblez-vous pour défendre une vision forte et juste de l'Islam. Donnez de votre cœur, usez de votre parole et de votre savoir, pour sans relâche expliquer la nature profonde de l'Islam, son aspiration à la paix, son désir de concorde. Soyez le visage vrai de votre religion.
Cet appel, je suis heureux de le lancer à Rabat, sur cette terre marocaine, symbole de résistance et de liberté d'esprit. Je n'oublie pas que Mohammed V a refusé d'appliquer les lois antisémites de Vichy durant la seconde Guerre mondiale. Je n'oublie pas qu'il était Compagnon de la Libération. Prenons exemple sur son courage dans une période de si grand trouble et de désarroi.
Aujourd'hui, à nouveau, nous vivons des temps de détresse. Le monde est pris en otage par la peur. Nous avons besoin de figures, d'actes et de mots de résistance pour faire face au grand écartèlement du monde.
La panique, la hantise des risques, le désaveu du temps obscurcissent l'idée que nous nous faisons de l'autre. Sommes-nous prêts à lui accorder l'attention nécessaire ? Nous l'enfermons dans une image qui n'est pas la sienne, nous lui tendons le piège d'un miroir factice, nous lui adressons un regard bref et inquiet, quand rien ne s'est construit d'une rive à l'autre sans la durée, l'expérience, l'écoute, la confiance.
J'ai habité des pays étrangers. J'ai connu l'exil choisi, quand seul face à celui qui ne parle pas votre langue, vous devez malgré tout l'écouter et le comprendre. C'est une expérience qui ne se remplace pas. Elle se nourrit de l'humilité, de l'attente de ce geste qui découvrira ce que jusqu'à présent vous n'aviez soupçonné.
Dans les nuits de peur, nous devons creuser la part de lumière. Ecoutons le conseil de Lorand Gaspar, le cur tourné vers les pays du sable et de l'histoire :
"Nous irons par l'autre bout des choses
Explorer la face de la nuit".
Il est urgent de rétablir la confiance entre les peuples. Il est urgent de retrouver le rêve des deux rives.
Le monde ne peut vivre d'un seul rivage. Il ne peut trouver son souffle dans l'éternelle constance du même. Un monde sans diversité s'apparente à la mort. Il faut retrouver le sens de l'aventure, le risque de l'ouvert, l'appétit du dialogue avec ce qui n'est pas immédiatement compréhensible et réductible au même.
Votre pays est une terre de rencontre et de tolérance, produit d'un faisceau d'héritages et d'une capacité renouvelée à emprunter et adopter les apports les plus divers.
Pays arabe, pays berbère, pays d'islam attaché à sa part de judéité, pays de la diversité ethnique, linguistique et culturelle, le Maroc respire de toutes parts : de la Méditerranée, de l'Atlantique, du Sahara et de l'Afrique. Il s'alimente de relations incessantes, intellectuelles et artistiques, touristiques et commerciales, d'un flux permanent de migrants et de passeurs d'une rive à l'autre.
Ces influences, cet enrichissement réciproque, le Général de Gaulle a été l'un des premiers à en comprendre le caractère vital. Il s'agit autant de votre avenir que du nôtre. Comment se priver de votre connaissance de l'histoire, de vos liens tissés avec les récits les plus anciens, de votre enracinement dans la vérité des cultures : "Il y a de l'autre côté de la Méditerranée, affirmait le général au journaliste Paul Balta en 1969, une civilisation, une culture, un humanisme, un sens des rapports humains que nous avons tendance à perdre dans nos sociétés industrialisées et qu'un jour nous serons probablement très contents de retrouver chez eux".
Les deux rives du monde dessinent les deux rives de l'âme. C'est notre bien le plus précieux. A nous de maintenir le mystère, la part spirituelle et irréductible de chaque individu, de chaque peuple, de chaque religion.
Retrouvons le geste du troubadour du Moyen Age venu chanter pour sa Dame, exprimant par sa poésie, par le souffle de l'amour courtois, l'éternelle distance qui nous sépare de l'aimée. Retrouvons ce mystère de l'autre qui vient de tous les peuples, et dont témoigne le culte poétique de la femme, que nous connaissons tous en Occident, mais qui n'aurait jamais vu le jour sans l'une des plus extraordinaires confluences spirituelles de l'histoire.
Il faut remonter à la poésie persane d'inspiration soufie, irriguant nos territoires par les Balkans et la Grèce ; aux vers imagés et symboliques qui ont afflué dans l'Espagne arabe, avant de trouver, dans le midi de la France, une terre d'accueil. C'est la rencontre entre les deux rives de la mer civilisatrice, montrant que l'identité de chacun se trouve renforcée par la découverte de l'autre, agrandie par la dimension de l'ailleurs et de l'inaccessible.
Retrouvons l'élan des caravelles, de l'inconnu et du nouveau. Retrouvons le frémissement de l'aventurier, marchant sur les sentiers touffus, écoutant le sifflement du serpent, s'allongeant dans la nuit d'une clairière nocturne. Retrouvons l'étonnement des astronomes, partis sur les mers inconnues, fixant leur astrolabe sur des étoiles nouvelles.
Retrouvons le geste de Gandhi, rompant la logique de la peur par le respect de l'autre. Renversant l'escalade des vains affrontements, ce sage et ce héros sut répondre à la violence par la conscience. Avec détermination, sans rien céder des exigences de son peuple, il put ramener les êtres à leur plus profond mystère.
Avant lui, Tagore traçait déjà les contours d'un véritable universel, sans fermer celles de l'inconnu, du dissemblable. Son rêve était déjà celui des deux rives, lorsqu'il écrivait : La véritable unité découle de l'harmonie entre les différences naturelles.
Ecoutons les voyageurs, les itinérants, les poètes, les penseurs, de l'ancien et du nouveau monde, ceux qui, comme Octavio Paz, nous rappellent que l'histoire n'avance pas sans le contact de l'autre : isolées, les traditions se pétrifient, et les modernités se volatilisent ; ensemble, elles se complètent.
Du monde entier acceptons l'héritage, écoutons les musiques, les intonations, les langages.
Cultivons le goût de la connaissance, de la main tendue vers l'autre dans la recherche de soi-même, comme nous y invitent les grandes religions du monde : l'Islam n'est-il pas une invitation au savoir ? La racine arabe d'islam n'est-elle pas "salama", "être sain", qui a aussi donné "Salam", la paix ? Le jihad, brandi aujourd'hui comme une arme de terreur par les intégristes, n'est-il pas en réalité tout le contraire d'un geste offensif ? N'est-il pas une incitation à l'effort, effort portant avant tout sur soi-même ? De Socrate à Montaigne, de la Bible au Coran, la sève de la connaissance est la même : connaître, c'est se tourner vers l'autre en même temps que vers soi-même.
Pensons à Ibn Battuta, né à Tanger au XIVème siècle. Sur les traces d'Ulysse tout autant que de Sinbad, ce grand voyageur a parcouru près de 120.000 km et n'est revenu dans son Maroc natal qu'après 24 ans de voyage. Par son périple, il symbolise l'homme allant à la rencontre des autres hommes. Son grand livre, sa "Rihla", est un hymne à la curiosité pour l'insolite, pour les coutumes inconnues, pour tout ce qui sort de l'ordinaire.
Gardons cette curiosité d'esprit à l'égard de l'autre, allant à sa rencontre sans peur et sans préjugé.
Car l'histoire est dialogue. Parce que chaque culture, chaque peuple offre aux autres une part de la vérité humaine, parce qu'aucune ne la détient tout entière. Parce que chaque peuple a besoin du contact avec l'autre pour s'épanouir, pour s'enrichir, pour se construire.
Nous sommes, en tant que peuples, des lieux de passage et de circulation. Les deux rives de la Méditerranée ont constamment emprunté, dialogué, échangé l'une avec l'autre, forgeant ainsi notre identité et notre destin. Elles sont comme les deux lèvres d'une même bouche, qui ne parlent que lorsqu'elles sont réunies. La Méditerranée, mer de commerce et d'échanges, où l'huile circule dans des jarres et les étoffes sous les ponts des bateaux, où le guerrier grec débarque sur les côtes de l'Afrique, où les rêves d'Ulysse donnent la parole aux grottes et aux rochers.
Combien pourrais-je citer d'exemples d'interactions créatrices entre l'Orient et l'Occident médiéval ?
Sait on que sans l'influence du Proche-Orient, l'Art Roman et la Renaissance n'auraient pas été ce qu'ils ont été ?
Sait on que le romantisme, de Novalis à Goethe, en passant par Schumann et Hölderlin, s'est nourri de la poésie persane de Hafez et de Djami ?
Se souvient-on d'Aragon, dont les vers lancent l'appel de la résistance intérieure au moment de l'Occupation : "Djami, Djami, de qui je n'étais que le chant prolongé" Telle est l'invocation qui ouvre son "Le Fou d'Elsa", tel est le point de départ, au loin sur l'autre rive.
Réciproquement aujourd'hui, le poète Adonis ne revendique-t-il pas à son tour sa poésie comme le chant prolongé de la Grèce antique ? Mahmoud Darwich ne trouve-t-il pas une partie de sa force visionnaire et poétique, au service de la cause du peuple palestinien, dans une démarche humaniste et universaliste provenant des Lumières de l'Europe ?
Méfions-nous de tout cloisonnement : les cultures sont des relais les unes pour les autres.
Ainsi, c'est par l'intermédiaire des persans et des arabes, et de leurs traductions qui se répandirent d'abord en Asie et en Afrique, puis à toute l'Europe, que les fictions indiennes comme "Le Pancatantra" ont pénétré en Occident.
Ainsi, ce sont les communautés juives qui ont bien souvent relié les Arabes et les peuples de l'Occident : dans les Arts, les Sciences et les Lettres, elles transmirent à l'Europe bien des savoirs recueillis par les premiers en Inde ou en Grèce.
La véritable interaction culturelle n'efface pas les différences, ne gomme pas les singularités. Au contraire, elle les fait ressortir, elle les fait exister.
Ecoutons les échos de l'histoire. Je ne peux résister au plaisir de raconter la fable du loup et de l'agneau. La Fontaine retrouve par son inspiration Esope, mais aussi le recueil du VIIIème siècle "Kalila wa Dimna". Dans ce recueil, Ibn Al-Muqaffa introduisait le genre persan de la fable dans la littérature arabe. Le loup mange l'agneau, car il a troublé l'eau dans laquelle il s'abreuvait. Dans sa fable, La Fontaine conclut que "la raison du plus fort est toujours la meilleure". Mais dans la version arabe, ce n'est pas cette loi qui l'emporte : le loup reçoit un coup de tête de la mère de l'Agneau. Voilà la sagesse des peuples, exprimée à travers les mêmes histoires, racontant la même aventure humaine, mais dans des langues différentes, dans des prismes en miroir se reflétant l'un l'autre.
Défendons "l'orgueil d'être différent et le bonheur d'être ensemble", auxquels nous invite Léopold Sedar Senghor. Défendons la diversité culturelle. Car elle est un facteur de paix et de compréhension. Maintenons la pluralité des langues : elle est le sol de l'autre rive. Le récent Sommet de la Francophonie de Beyrouth, le premier en terre arabe, a montré la convergence du combat politique pour la langue française comme pour l'ensemble des grandes langues du monde, dont la langue arabe. Aujourd'hui, une Francophonie rénovée a vu le jour, capable de fédérer les énergies. Je vois dans le Maroc, dans chacun de nos amis marocains, l'illustration de cette volonté commune. Annoncée par le président au Sommet de Beyrouth, la réunion au Musée du Louvre de toutes les collections d'art islamique créera un nouvel espace de partage et de rêve.
Ensemble, en maintenant les deux rives de l'homme, nous créerons des passerelles, nous instaurerons pour le monde la règle du partage. Ensemble, nous éviterons les pièges.
Le piège de l'égoïsme, qui amène l'homme à nier l'autre rive, à faire disparaître les passages. Quelle erreur pourtant. L'une des histoires des Mille et une Nuits, qui fait actuellement l'objet d'une conférence dans votre université, nous l'apprend : l'égoïsme est aveuglement et réduction de soi. L'échange est enrichissement.
Un commerçant du Caire avait fait le rêve d'un trésor qui l'attendait à Bagdad. Il traverse les déserts, se rend à Bagdad, ne trouve aucun trésor et vole un pain pour assurer sa subsistance. On l'arrête. L'alcade le traite de fou : lui aussi avait fait le rêve d'un trésor, mais caché dans le jardin d'une maison du Caire, sous un palmier. Etait-il parti pour autant ? Certainement pas. La sagesse lui avait commandé de rester. Après cet échange, le commerçant du Caire retourne chez lui, retrouve son jardin, creuse sous son palmier, et y découvre un trésor. Qu'aurait-il trouvé s'il n'avait pas entrepris ce voyage vers l'autre ? S'il ne s'était pas abandonné aux détours et à l'aventure de l'étranger ? Rien. Comme l'alcade, il aurait dépéri de son égoïsme. Alors qu'il est aujourd'hui, comme tous ceux qui s'ouvrent au mystère de l'autre, à sa parole étrangère, riche d'un trésor insoupçonné.
Le piège de la réduction de l'autre à sa seule image, à une apparence hostile parce qu'incomprise. Parce que l'autre n'est pas un barbare, parce que le monde n'est pas une jungle, nous devons nous animer d'une force commune et traiter les affaires internationales avec conscience et responsabilité. Avec fraternité.
Le rêve des deux rives partagées doit devenir l'éperon qui nous pousse à l'action, à la rencontre du monde. Face à la peur, nous devons instaurer la paix fondée sur le droit, la paix fondée sur le partage. Ce rêve doit devenir réalité. Et il le peut, à trois conditions.
Première condition : que notre conscience politique prenne une dimension universelle.
Cela suppose de déjouer le piège de l'indifférence à l'égard des maux dont souffre le monde. Cela exige de la volonté.
La volonté face aux épidémies qui déciment des continents entiers, tels que l'Asie du Sud et l'Afrique. Aujourd'hui, le sida menace non seulement des millions d'individus, mais aussi des Etats et des cultures entières. Nous n'avons pas le droit de laisser faire, quand la recherche progresse, quand les premiers médicaments existent, quand ils commencent à être accessibles chez nous. Ensemble, nous devons redoubler d'efforts, analyser les meilleures stratégies pour s'attaquer à ce fléau, inventer des solutions à travers des partenariats et des actions ciblées autour d'objectifs prioritaires. Ensemble, nous devons endiguer les ravages de la maladie.
La volonté face à la pauvreté. Nous devons tous être solidaires du développement des pays les plus pauvres. La France a décidé d'augmenter son effort d'Aide publique au développement de moitié dans les cinq ans à venir. Dès 2003, nous verrons les effets de ce choix.
Mais ensemble, nous devons aller plus loin. L'aide seule n'apportera pas de solution à long terme si elle ne s'accompagne pas d'un véritable partenariat. C'est aujourd'hui le sens du NEPAD, qui témoigne de la volonté des Africains de prendre en main leur avenir. Il faut aider les initiatives locales, encourager les investissements, afin que se construisent les infrastructures nécessaires à ce progrès économique. Ensemble, nous devons nous efforcer d'éradiquer la misère du monde.
La volonté face aux menaces qui pèsent sur notre planète et notre environnement. Il y va de notre responsabilité à l'égard des générations à venir. Les efforts déployés par les Etats en faveur du développement durable de notre planète doivent être poursuivis et renforcés, comme l'a souhaité le président de la République à Johannesburg.
Aux menaces globales, il faut des réponses globales et collectives. Mais à nous aussi d'imaginer des programmes précis de coopération, des initiatives solidaires et fructueuses pour tous, à l'instar du programme Méghatropique développé en partenariat entre la France et l'Inde, assurant une surveillance des climats, permettant une meilleure connaissance des moussons, et participant ainsi à l'effort de développement de tous. C'est par le partage des technologies et des savoir-faire, par les échanges de chercheurs, par la mise en place de programmes communs que nous construirons une planète plus sûre, plus humaine, plus prospère.
La volonté face à l'ignorance. Nous ne pouvons rester inactifs devant l'illettrisme, le manque d'éducation des populations démunies, qui favorisent trop souvent la maladie par simple méconnaissance de règles sanitaires, et en font des cibles faciles pour l'intolérance ou l'intégrisme. Il faut renforcer les efforts de prévention, d'éducation, d'alphabétisation.
C'est l'une des priorités fixées par Sa Majesté le Roi du Maroc, et je tiens à rendre hommage aux formidables efforts de réforme entrepris par votre pays, qui en font un pionnier du développement et du progrès dans le monde arabe. Il s'engage dans le cercle vertueux de la paix, du développement et de la démocratie. Car les réformes mises en œuvre au Maroc, ainsi que le succès des élections législatives du 27 septembre, qui se sont déroulées dans le calme et la transparence, témoignent de la conscience que le pari du développement se gagne avec celui de la démocratie.
La deuxième condition pour bâtir le nouveau monde repose sur notre attachement à nos valeurs de démocratie et de liberté, qui doit dépasser nos propres frontières.
Si les idéaux des Droits de l'Homme trouvent leurs racines dans l'Europe des Lumières et fondent les conceptions des Etats européens et occidentaux, ils ne leur appartiennent pas en propre. Nous ne pouvons défendre des principes qui assurent la paix, la liberté et la prospérité, sans tendre la main aux autres peuples, sans encourager les réformateurs de tous les pays où subsiste un régime oppressif et liberticide.
C'est pourquoi la France pratique un dialogue exigeant. Il est possible d'ouvrir des discussions avec certains pays qui, pour le moment, ne souscrivent pas entièrement à nos valeurs, parce qu'ils ont une histoire, un peuple qui réclame le développement et la paix. Mais nous lions ce dialogue à des progrès dans le respect de principes auxquels nous croyons. Car la barbarie n'est pas le propre de l'autre. Tous les peuples aspirent à la justice, à la liberté, à la paix.
Faire le rêve des deux rives, c'est vouloir réconcilier le meilleur de nous-mêmes avec le meilleur de l'autre.
Faire le rêve des deux rives, c'est défendre la justice pour tous. Aujourd'hui, le conflit israélo-palestinien cristallise les frustrations. Pour mettre un terme à la logique de la violence, il ne peut y avoir deux poids deux mesures : il n'y aura de paix que juste, c'est-à-dire reposant sur la coexistence de deux Etats, à l'intérieur de frontières sûres et reconnues, garantissant la sécurité aux Israéliens et offrant aux Palestiniens une vie normale et digne dans un Etat viable. Il n'y aura de paix que fondée sur le règlement de l'ensemble du conflit régional entre Israël et ses voisins.
Faire le rêve des deux rives, c'est donc aussi renforcer les facteurs de stabilité. Le Moyen-Orient doit pouvoir se constituer en espace de paix et de coopération. Le monde a besoin de tels pôles pour pouvoir s'écouter, s'aider, s'entendre. L'Europe suit ce chemin de l'union, afin de pouvoir faire entendre sa voix et défendre ses valeurs. C'est tout le sens de l'intégration européenne et de l'élargissement, qui vise à construire une terre de paix et de respect des Droits de l'Homme, comme le souhaitait Robert Schuman. L'Europe a conscience de son rôle particulier, notamment vis-à-vis des pays du Sud de la Méditerranée. Ne l'oublions pas, le nom de l'Europe vient de l'autre rive. Il se veut l'écho de celui d'une jeune princesse de Tyr, en Phénicie.
Aujourd'hui, nous voulons être fidèles à cette origine mythologique. Nous voulons traduire dans la réalité les songes que nos peuples portent depuis des siècles dans leur cur. A travers le partenariat euro-méditerranéen, l'Union européenne vise à créer autour de la Méditerranée une zone de coopération privilégiée entre le Nord et le Sud, mais aussi à faciliter l'intégration Sud-Sud. Nous nous félicitons de l'initiative d'Agadir, qui va justement dans ce sens. Poursuivons ces efforts, que facilitent les relations d'exception et d'affection entre la France et le Maroc.
La troisième condition fondamentale, c'est le respect du droit international. Aujourd'hui, la force ne doit plus servir à asseoir des dominations ou à privilégier des intérêts nationaux. Elle doit être le garant du droit. Elle doit protéger les valeurs de respect et de justice contre ceux qui tentent de profiter de la déstabilisation, de la crise ou du désordre.
Cette exigence nous concerne tous. Elle est la clé de voûte de la position de la France dans la crise iraquienne. C'est au Conseil de sécurité, et à lui seul, qu'il revient à chaque étape de décider des mesures à prendre. Notre démarche découle d'une double volonté : fermeté à l'égard d'un pays qui laisse planer la menace de la prolifération des armes de destruction massive, mais aussi légitimité de l'action internationale, sans laquelle la porte serait ouverte aux pires excès dans le futur. C'est ainsi que nous renforcerons l'efficacité de la pression internationale sur Bagdad, en fédérant l'ensemble des peuples autour d'un objectif commun, précis, et incontestable. Gardons aussi à l'esprit les souffrances du peuple iraquien, pris en otage depuis dix ans par un régime tyrannique.
Notre message politique, à travers la crise iraquienne, est celui de la responsabilité collective. Les décisions essentielles qui engagent la communauté internationale, nous devons les prendre ensemble, tout en permettant à chacun de faire entendre sa voix, de faire partager son point de vue, et d'assumer ses responsabilités devant le monde.
Qu'il s'agisse des individus ou des Etats, la révolution à accomplir est toujours la même : s'ouvrir à l'autre, savoir ce à quoi l'on croit, créer des passages entre deux rives. Entre deux rives du monde, entre deux rives d'une mer, entre deux rives en l'homme.
Mesdames, Messieurs,
Le monde est porteur d'un espoir : celui d'une réconciliation et d'une ouverture. Il repose sur notre volonté et notre responsabilité à tous, sur notre sens du partage.
A cet égard je voudrais saluer tous les passeurs des deux rives, et notamment les Français du Maroc et les Marocains de France, qui tissent entre nos deux pays des liens qui dessineront l'avenir.
Je salue également tous ceux qui, par leur travail et leur passion du monde, améliorent la compréhension et la qualité de notre dialogue. Grâce à ces poètes, à ces chercheurs, à ces artistes et à ces créateurs, grâce à vous qui êtes là ce soir, nous bâtirons un monde nouveau construit autour du respect, de la connaissance et du partage. Nous ferons reculer ce sentiment d'inquiétude et d'angoisse qui habite les sociétés dépossédées, ce Qalaq décrit par Jacques Berque. N'ayons pas peur du monde. Il nous appartient de le rêver, de le construire avec nos convictions et nos interrogations.
Sur cette terre qui m'a vu naître, comment ne pas chercher à répondre à cette ultime question : de qui suis-je l'enfant ?
Je pense à Voltaire. A Candide revenu de toutes ses aventures pour conclure à la nécessité de cultiver son jardin. Mais aujourd'hui notre jardin est le monde.
Je pense à Rimbaud, assoiffé de voyages jusqu'au seuil de la mort. Enfermé à l'hôpital de la Conception, il retrouve dans sa dernière lettre, qu'il adresse au directeur des Messageries maritimes et qu'il dicte à sa sur Isabelle, les accents du nègre de Voltaire : "impotent, malheureux, je ne puis rien trouver. Le premier chien de la rue vous dira cela. Il attend encore le départ vers l'inconnu et le nouveau, le départ dans l'affection et le bruit neufs" !, car ce fils du soleil, cet homme aux semelles de vent, malade, amputé d'une jambe, veut encore partir.
Je pense à Al-Mutanabbi, traversant pour la dernière fois le désert, reprenant courage face aux brigands, à la voix de ses compagnons lui récitant ses propres vers :
"Les chevaux et la nuit et les déserts semés d'embûches
Me connaissent,
Et les combats et les coups, et le papier, et la plume".
Je veux me faire l'écho de Salah Stétié, évoquant dans Le Soupir du Maure le rêve de l'Andalousie où nos mondes se sont une fois conjoints devant l'éternité.
Je veux me faire l'écho de Mahmoud Darwich, prenant la plume contre la violence de la guerre et invoquant pour nous tous la conscience des deux rives : "La paix est le discours intérieur du voyageur adressé au voyageur de l'autre côté".
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 novembre 2002)