Texte intégral
Cher Mohamed Bennis,
Mesdames, Messieurs,
Grâce à cette rencontre avec la jeunesse marocaine à l'Université de Rabat, je viens de vivre un moment magique. Et c'est à toi, cher Mohamed, que je dois cette idée. Aussi ai-je trouvé cette occasion belle pour, au milieu de tant d'amis comme Mehdi Qotbi, te remettre ici les insignes de chevalier des Arts et des Lettres, et graver ainsi cette journée inoubliable dans nos curs.
Par cette distinction prestigieuse, je veux d'abord rendre hommage à un grand poète.
La passion de la poésie t'habite depuis l'adolescence : dès vingt ans, tu commences une correspondance avec le poète Adonis, qui publie tes premiers poèmes dans la revue "Mawakif".
Des "Anté-paroles" au "Don du vide", du "Désert au bord de la lumière" au "Fleuve entre les Funérailles", ton uvre est une tentative passionnée pour redonner souffle et élan à la langue arabe. Elle est un combat pour cette langue devienne celle de la modernité et de la liberté, ouverte à la dimension multiculturelle du monde.
Très tôt, tu as su croiser les héritages. Celui de la grande tradition poétique arabe moyen-orientale, et celui la poésie moderne française, à partir desquels tu bâtis peu à peu une uvre de renouveau et de passage, une uvre de vie contre les forces de mort qui ravagent notre monde. Ta voix résonne dans la mienne, avec d'autres, lors de ma conférence. En te redisant mon admiration, j'y mêle la reconnaissance que vaut le grand travail d'une vie, au service du dialogue et de la liberté.
Mais je souhaite aussi saluer en toi le passeur.
Passeur entre les générations, puisque depuis 1980 tu enseignes à la faculté de Rabat.
Passeur entre les cultures, également. Et je m'adresse là à l'éditeur, au co-fondateur des Editions Toubkal, qui refuse l'emprisonnement d'une langue et d'un peuple dans le théâtre clos d'une rive unique. J'en veux pour preuve la place accordée aux traductions des intellectuels et des penseurs français parmi les plus prestigieux du XXème siècle. Jacques Derrida, Michel Serres, Roland Barthes, Pierre Bourdieu : la liste est longue.
Enfin, je rends hommage au bâtisseur.
La Maison de la Poésie au Maroc, que tu as créée avec quelques amis, est devenue un lieu de rencontre et de reconnaissance pour les poètes marocains arabophones et francophones, un lieu d'accueil et d'échange avec les poètes du monde entier.
Le festival international de poésie dont tu es l'initiateur et l'organisateur ouvre aux aèdes marocains le chemin du grand partage des cultures, dont la poésie ressort toujours plus forte. Les poètes marocains arabophones ne sont plus orphelins. Leurs voix désormais se font entendre plus fort au-delà des frontières.
A travers la diversité de ton action et de ton uvre, à travers la multiplicité de tes engagements, je perçois une constante fondamentale : le goût pour le dialogue. Tu ne cesses de "traverser aux rives bleues", tant par ta poésie que par les grands choix qui parcourent ta vie. Tu as su nous tendre la main, sur l'autre rive, pour faire vivre une francophonie renouvelée, respectueuse de la diversité des cultures et porteuse de valeurs universelles.
Cette entreprise est magnifique, car elle relie quotidiennement la création et sa diffusion auprès de tes contemporains. Elle est emblématique de ce dialogue essentiel qui ne trouve tout son sens que quand l'art se met au service d'une double ambition : pour les Lettres mais aussi pour le public auquel elle sont destinées.
Dans le monde incertain où nous vivons aujourd'hui, marqué par le vertige de la complexité et de l'incompréhension, tu t'efforces d'apporter une réponse. Ou plutôt, tu aides chacun à trouver sa propre réponse. Car tu es un homme toujours en quête, qui ne bâtit sa maison que dans le souffle animant ta poésie :
Au sort de l'errance
J'ai remis mon souffle éparpillé
A moi des chemins leur vide est venu à moi
J'y ai vu une demeure.
C'est pourquoi, cher Mohamed, je tiens à te dire, au moment de prononcer la formule consacrée, que ce n'est pas seulement le ministre des Affaires étrangères qui te récompense. C'est aussi l'ami, c'est aussi l'homme qui partage et reprend ton cri vers les deux rives : j'ai, moi aussi, "la soif de l'étranger".
M. Mohamed Bennis, au nom de la République française, nous vous remettons les insignes de Chevalier des Arts et des Lettres.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 novembre 2002)