Texte intégral
Q - Peut-on parler, comme certains, d'une victoire de la diplomatie française ?
R - C'est un premier pas, mais les défis sont immenses. La résolution des Nations unies est un bon accord. Si c'est un succès, c'est d'abord celui de la communauté internationale, et là est l'essentiel. Face aux incertitudes que nous connaissons, face aux risques de prolifération que l'on voit en Iraq concernant des armes de destructions massives - biologiques, chimiques, voire nucléaires -, il était important de réagir. Le statu quo était inacceptable. D'une part, un message ferme est adressé à Saddam Hussein. D'autre part - et c'était là toute l'ambition française -, c'est la communauté internationale dans son ensemble, unie, qui fait face à cette menace et qui adresse ce message de fermeté.
Q - Quel mot définirait la démarche française ?
R - La conviction, appuyée sur le respect du droit et de la morale. La réponse unilatérale et préventive évoquée début septembre n'était pas adaptée. La question n'était pas d'agir ou de ne pas agir - il fallait évidemment réagir -, mais de faire en sorte que la réponse à la crise iraquienne soit la plus efficace possible.
Q - Et unanimité rime avec efficacité ?
R - Bien sûr ! Nous ne pensons pas que la force puisse tout résoudre. Le président de la République l'a dit fermement à Beyrouth : la guerre ne doit être que le dernier recours. Le Moyen-Orient n'a pas besoin d'une nouvelle guerre. Il y a déjà suffisamment de fractures et d'éléments de tension dans cette région - nourris par les sentiments d'injustice, les données religieuses et culturelles - pour qu'on soit attentifs, précautionneux, afin que le recours à la force - s'il devait intervenir - soit totalement légitime. Et cette légitimité n'est garantie que par l'unanimité de la communauté internationale.
Q - Certains minimisent le succès de la démarche française "en deux temps", en affirmant qu'il n'y a qu'une seule résolution et qu'elle induit la possibilité d'une intervention américaine si l'Iraq n'en respecte pas scrupuleusement les termes
R - Mais non, il y a bien une démarche en deux temps ! Il y a d'abord les arrangements pratiques définis par la résolution. Ensuite, si l'Iraq ne satisfait pas aux obligations, il y aura un deuxième temps. Le Conseil de sécurité sera saisi à nouveau, examinera les rapports des inspecteurs, évoquera les différentes options et déterminera ce qu'il convient de faire, y compris le recours à la force. La France n'y est pas opposée par principe, mais cela doit être l'ultime recours. Dans la résolution, il n'y a pas d'automaticité dans la chaîne de réaction. C'est très clair. Cette approche, défendue par la France, partagée par le plus grand nombre des membres de l'ONU, notamment la Russie, a permis l'unanimité.
Q - L'intervention américaine reste cependant possible ?
R - Mais les Etats-Unis auraient pu décider de s'engager, seuls, dès septembre ! C'est tout l'acquis de la résolution. Elle démontre que les Américains ont choisi de travailler avec l'ONU, qu'ils ont choisi la voie de la responsabilité et de la sécurité collectives. Nous sommes unis et déterminés pour envoyer ce message clair à l'Iraq. Et la France - aux différentes étapes - prendra ses responsabilités.
Les Etats-Unis peuvent décider, à tel ou tel moment, que leurs propres intérêts et leur propre sécurité justifient d'autres attitudes, mais ils savent bien que jamais aucun Etat n'aura les moyens d'agir avec la légitimité et l'efficacité de l'ensemble de la communauté internationale réunie. Or ce que nous savons de l'ampleur des menaces auxquelles nous devons faire face justifie l'ampleur de cette mobilisation.
Q - Vous ne faites pas ici seulement référence à l'Iraq...
R - Il n'y a pas de remède miracle, de politique de sécurité ou d'interventions militaires qui puissent régler d'emblée tous les problèmes. On le voit bien au Moyen-Orient. C'est pourquoi nous sommes si soucieux du principe de justice. Si nous voulons obtenir un monde plus stable, il faut plus qu'une politique de sécurité. Depuis le 11 septembre, on a fait de grands progrès dans la coopération policière, judiciaire et de renseignements entre Etats. Cela ne suffit pas. Il faut répondre à ce qui est souvent le ferment de cette instabilité : le sentiment d'injustice qui engendre les humiliations, les frustrations et l'insécurité. Les crises sont en effet de plus en plus liées. Il existe une étroite interdépendance entre les facteurs d'instabilité, la prolifération, le terrorisme, l'intégrisme. Les mouvements qui sont à la base de cette instabilité, comme Al Qaïda, jouent de tous les moyens, des plus archaïques, comme les cutters, à la haute technologie. Ils ont des réseaux, des correspondants un peu partout, à travers des pays, des groupes, des organisations non gouvernementales. Aucun Etat n'a, seul, les moyens de faire face à ces risques.
Q - Dans sa "démarche", ces dernières semaines, la France n'est-elle pas apparue comme l'alliée rebelle des Etats-Unis ? On a parlé de bras de fer. Seriez-vous allé jusqu'au veto ?
R - Les Américains connaissaient la position clairement exprimée, dès le départ, par le président de la République. La France n'aurait pas accepté une résolution comportant le recours automatique de la force.
Q - Ces "échanges" vont-ils laisser des traces ?
R - Il y a eu des moments intenses, difficiles, parfois tendus. Mais rarement les Etats-Unis et la France ont eu une approche, une collaboration et un travail en commun d'une telle qualité. A chaque étape, nous avons veillé, des deux côtés, à être constructifs. C'est exemplaire de ce que doit être notre relation dans un monde d'incertitudes. Nous sommes véritablement "à la tâche ensemble". Les Américains voulaient être sûrs qu'il y aurait bien une détermination à adresser un message ferme et clair à Saddam Hussein. C'était exactement notre objectif. De même que nous sommes déterminés à considérer la force comme ultime recours. Face à des problèmes si complexes, nous sommes plus forts quand nous agissons ensemble.
Q - Pourquoi Saddam Hussein accepterait-il aujourd'hui ce qu'il a toujours refusé ?
R - Parce que, justement, cette unanimité de la communauté internationale, y compris du monde arabe, lui indique clairement la voie à suivre. Nous espérons qu'il saura comprendre où est l'intérêt de son peuple. Il sait où conduirait son refus, surtout face à des inspecteurs dont le sérieux, la compétence et la neutralité sont reconnus. Nous avons tiré les leçons du système précédent d'inspection de 1991 à 1998.
Q - Etes-vous optimiste ?
R - Déterminé. Face aux désordres du monde, nous avons besoin de principes, de règles et de solidarité. Au-delà de la crise iraquienne, il y a un enjeu encore plus important : comment bâtir un nouvel ordre international qui soit plus juste, plus stable. Quelque part, quelque chose commence. La force seule est une force vaine.
Q - Que vous inspirent les propos de Valéry Giscard d'Estaing déclarant que l'entrée de la Turquie dans l'Europe marquerait la fin de l'Union ?
R - Il faut aborder ce problème à partir de réalités simples. Le parti AKP, qui vient de triompher aux élections, réaffirme la volonté de la Turquie d'adhérer à l'Union. Il en sera à nouveau débattu le mois prochain au sommet de Copenhague. Un processus est engagé. Il y a des conditions à remplir. L'Europe jugera sur pièces.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 novembre 2002)
Q - L'invité de cette émission est le ministre français des Affaires étrangères. Je dis français car on va finir par se demander s'il n'y a pas une exception française en matière de diplomatie. Là où l'on voit partout, et jusque dans les titres de la presse américaine hier, la description de la guerre future, vous plaidez pour la diplomatie et pour le droit. Le droit pèse-t-il encore de quelque chose ?
R - Oui, le droit pèse lourd et non seulement le droit mais, au-delà, le respect de la justice, le respect des grands principes car, sur une longue période - et l'action diplomatique doit s'inscrire dans la durée -, il faut s'appuyer sur ces principes. Nous le voyons aujourd'hui partout où il y a des difficultés, et le phénomène nouveau, c'est que les crises sont reliées les unes aux autres. Elles sont multiples, elles sont dépendantes les unes des autres. Nous devons donc aujourd'hui faire face à tous les problèmes en même temps : le terrorisme - nous le voyons quotidiennement dans le monde -, la prolifération, l'intégrisme, la multiplication des crises. Nous avons donc besoin de principes forts si nous voulons qu'il n'y ait pas deux poids, deux mesures.
Ces principes, vous les connaissez. C'est le droit, la morale, le respect de la justice, la volonté de faire respecter une unanimité internationale à partir de ces principes.
Q - Comment n'être pas d'accord avec le droit et la morale, sauf que, lorsque l'on entend les propos du président américain, ou même, lorsque l'on écoute Vladimir Poutine, on entend autre chose, on entend que c'est un peu le droit de tout faire.
R - C'est la tentation.
Q - C'est d'ailleurs la doctrine américaine aujourd'hui.
R - C'est la tentation. On voit bien qu'à partir du 11 septembre, devant un crime aussi effrayant, on peut avoir la tentation du recours à la force, on peut aussi être saisi par ce sentiment d'insécurité qui conduit par tous les moyens à vouloir agir. Nous sommes convaincus, et c'est l'expérience de l'Histoire, qu'il faut absolument un certain nombre de règles si l'on veut vraiment marquer des points sur la scène internationale. La première de ces règles, c'est celle qui nous a conduit à rechercher l'unanimité au Conseil de sécurité. Si l'on veut être fort, efficace - car c'est bien d'efficacité dont nous parlons -, face à tant d'incertitudes, il faut être uni. Il faut une communauté internationale qui se retrouve, se rassemble et se mobilise car aucune puissance ne peut seule, pas même les Etats-Unis, faire respecter aujourd'hui cette sécurité, cette stabilité dans le monde.
Q - Mais la menace est de cette nature ? Vous dites aujourd'hui qu'il n'y a plus une seule grande puissance qui puisse, seule, répondre aux enjeux.
R - Absolument et certainement pas par la force. C'est dire à quel point il faut se mobiliser et c'est l'analyse que nous faisons vis-à-vis du terrorisme, de la prolifération, il faut prendre la mesure de la menace, de toute la menace. Lorsque l'on parle de prolifération, on voit bien que cela dépasse le cadre de l'Iraq et c'est en cela que cette résolution est importante car elle permet aux grandes puissances de s'adapter à un monde nouveau et d'essayer de prévoir le nouvel ordre qu'il nous faut bâtir si nous voulons être plus efficaces dans le futur. Mais la menace est de cette importance, elle est de cette globalité. Elle est en même temps extrêmement diffuse et opportuniste. Elle sait parfaitement aller là où la sphère internationale est la plus fragile, elle frappe là où on ne l'attend pas. Elle allie à la fois l'archaïsme du cutter et en même temps les hautes technologies.
Face à cela, quel Etat, avec quels moyens, peut-on lutter si ce n'est par l'unité, par la détermination, par la conviction. Ce sont bien nos valeurs qui sont sollicitées et il faut être fidèles à ce que nous sommes, fidèles à l'esprit de nos démocraties, fidèles à ce qui nous porte.
Q - Mais, précisément, la grande difficulté n'est-elle pas l'unité ? Lorsque l'on voit la Russie qui est aux côtés de la France face à la posture américaine vis-à-vis de l'Iraq. Mais, lorsqu'il s'agit de poser la question de la Tchétchénie, la Russie retrouve un discours assez différent, on l'a bien vu hier à Bruxelles.
R - C'est pour cela que nous disons, y compris à nos amis russes, que les grands principes doivent être respectés partout, qu'il s'agisse d'un principe aussi fondamental que celui de la lutte contre le terrorisme, et nous partageons ce sentiment qu'il n'y a pas de bon ni de mauvais terrorisme, il faut lutter par tous les moyens contre ce fléau. Le second principe fondamental, c'est celui de l'intégrité des frontières, un principe aussi important. Ne le remettons pas en cause, car c'est la boîte de Pandore, et nous nourririons l'instabilité internationale, mais respectons les Droits de l'Homme. Soyons convaincus qu'il n'y a pas de politique de sécurité qui peut aboutir seule, la force seule est une force vaine, il faut donc autre chose. Il faut une solution politique et c'est exactement ce que nous disons en Tchétchénie. Il faut une solution politique, il faut répondre aux sentiments que peuvent avoir certains peuples d'humiliation, d'injustice, il faut apporter une réponse politique et c'est pour cela que la communauté internationale doit être mobilisée.
Q - Mais d'où nous vient ce sentiment que nous avons, la presse dans son ensemble, mais pas seulement la presse française, que tout serait déjà un peu joué ? On voit même des dates, on parle du début du mois de janvier.
R - Lorsque l'Histoire s'accélère, bien évidemment on a le sentiment de la fatalité, d'être emporté dans un tourbillon comme si le monde défilait devant nos yeux comme il défilait sous les yeux de Candide, - naufrages, épidémies, massacres -, eh bien non ! Il n'y a pas de fatalité. C'est en cela que l'Histoire des hommes est différente et c'est en cela que nous pouvons, à chaque étape, marquer du poids de notre volonté, marquer du sceau de notre ambition, une certaine idée de l'Homme. C'est ce qui anime aujourd'hui la diplomatie française. Nous voyons bien que lorsque l'on a, chevillée au corps, cette conviction, lorsque l'on parvient à la faire partager, lorsque l'on essaie de bien marquer les messages, - nous le voyons aujourd'hui, vis-à-vis de Saddam Hussein, vous rappeliez tout à l'heure quelle était la position de telle et telle commission du parlement -, il appartient personnellement à Saddam Hussein de marquer cet engagement, de satisfaire à l'obligation internationale. C'est aujourd'hui l'intérêt de son pays, l'intérêt de son peuple, il doit le faire. Comme l'a très bien dit le président de la République, en d'autres circonstances, il serait bien inspiré de le faire et de le faire vite.
Q - Quel est votre commentaire sur la posture du parlement iraquien qui dit être plutôt contre, laissons le président Saddam Hussein décider ?
R - Il y a là, à la fois une répartition des rôles, une mise en scène, ce qui compte, c'est la décision que doit prendre, avant la fin de la semaine, Saddam Hussein. Une chose est sûre, c'est qu'il sait parfaitement ce qui se passera s'il ne respecte pas la résolution. Au moins, l'avantage de prendre une décision à l'unanimité, c'est qu'elle est prévisible. A partir de là, le scénario se déroule de façon parfaitement claire. S'il n'obtempère pas, s'il ne satisfait pas à ses obligations, le recours à la force sera confirmé.
Q - Une question nous a souvent été posée, peut-être le sera-t-elle à nouveau par les auditeurs de France Inter, elle porte sur la Grande-Bretagne. Cette union que vous évoquez si souvent est-elle réelle ? Y a-t-il de la part de Tony Blair une vision différente, y a-t-il encore décidément, une hésitation entre l'Europe et le grand large ?
R - Je ne crois pas et de ce point de vue, il faut mesurer le chemin parcouru. L'Europe, bien sûr, c'est la diversité. Ce sont des inspirations différentes, mais ce sont aussi des valeurs et la volonté de partager et de vivre avec des règles communes. Tout le monde au sein de l'Union européenne est convaincu de cette nécessité, tout le monde mesure aussi, et on le voit à la faveur d'une crise comme l'Iraq ou d'autres, que l'Europe doit parler d'une seule voix, agir d'une seule volonté. Nous le voyons également sur le Proche-Orient. Nous sommes très engagés sur cette affaire. En tant qu'Europe, il y a un investissement, y compris financier, extrêmement important sur la question palestinienne. Notre parole politique n'est pas à la mesure de cet engagement et notamment de cet engagement financier. Nous devons faire en sorte d'être plus présents car il y a là une injustice extrêmement importante qui doit être réparée. Il faut à la fois plus de sécurité pour le peuple israélien - nous voyons jour après jour ces attentats insupportables qui sont commis en Israël -, et il y a, en même temps, l'injustice commise contre le peuple palestinien qui n'est pas acceptable. Si nous voulons réduire l'incertitude dans le monde, attaquons-nous à cette injustice centrale, il y a là, sans doute, une des mères des crises, une des plus grandes sources d'injustice dans le monde d'aujourd'hui. Si nous parvenons à le faire, nous ferons progresser d'un grand pas l'humanité.
Q - Et les grands effets sur les politiques nationales, les effets induits de cette instabilité internationale, notamment la question de l'immigration. Ce qui se passe à Calais par exemple est assez directement lié aussi à l'instabilité internationale.
R - Je le disais tout à l'heure, tout est lié et l'on voit à quel point ce sentiment d'insécurité, ce sentiment d'incertitude pousse un certain nombre de populations du Sud à vouloir venir dans le Nord. Prenez l'exemple de la croissance, la situation économique. La morosité économique doit beaucoup aussi à ce sentiment d'inquiétude et à cet avenir qui semble s'effilocher devant nous. Il est important de réagir collectivement et lorsque je parle de réagir, il ne s'agit pas uniquement des chefs d'Etats. Il importe que, chacun, dans son domaine, aborde les questions avec énergie et volonté, choisisse l'action, chaque fois que c'est nécessaire car c'est la seule façon, ensemble, de bâtir un avenir meilleur.
Q - Y a-t-il un bien à tout cela ? Au lendemain du 11 septembre, on se posait la question de savoir si la tragédie américaine accélérerait l'intégration européenne ? L'Europe avance-t-elle ?
R - L'Europe avance. Nous le voyons aujourd'hui, dans les yeux des citoyens du monde. Chacun souhaite que l'Europe avance : partout où je me déplace, on me dit qu'on l'attend de nous Français, qu'on l'attend de nous, Européens. Il y a un désir d'Europe. On se rend bien compte que, dans l'instabilité mondiale, il faut une Europe forte qui apporte de la stabilité au monde. Il faut des Etats-Unis qui prennent leurs responsabilités, il faut aussi une Europe capable de prendre ses responsabilités. Ceci permettra au monde de marcher sur deux jambes mais avons aussi besoin d'autres pôles de stabilité et d'excellence et partout où il y a des crises, il faut essayer, non seulement de cautériser, mais de régler vraiment les choses. C'est en marquant des points que la communauté internationale reprendra souffle, reprendra confiance en elle-même et que nous enclencherons alors un cercle vertueux là où nous voyons un cercle vicieux qui se développe.
Q - Une Europe timide, honteuse et complice, cela commence à faire beaucoup n'est-ce pas, M. de Villepin ?
R - Tout à fait.
Q - Et que pensez-vous de cette attitude de l'Union européenne vis-à-vis de M. Poutine, ne pouvions-nous pas être plus ferme, comme le demandent les commentateurs ?
R - Je crois qu'il s'agit tout simplement de dire ce que l'on croit, de dire ses convictions et qu'il appartient à l'Europe, la France le fait en toutes circonstances, de dire la vision qu'elle a de l'ordre international, y compris bien sûr en Tchétchénie.
Q - Une information qui tombe à l'instant, le fils aîné de Saddam Hussein vient d'appeler ce matin le parlement iraquien à approuver à la résolution 1441, dans un document qui vient d'être présenté à la Chambre.
R - Vous touchez du doigt l'extraordinaire complexité, l'imbroglio même de toute crise dans une région aussi dangereuse que le Moyen-Orient. C'est bien pour cela que la France s'est attachée à rechercher l'unanimité. Et nous sommes unis, y compris le monde arabe. Nous avons multiplié les efforts pour être en permanence en contact et nous associer avec le monde arabe. Je vous rappelle que la Syrie a voté la résolution 1441 du Conseil de sécurité. La Syrie s'est donc associée au message très ferme et très déterminé qui a été adressé à Saddam Hussein et la clef pour la France, c'est bien de faire en sorte que l'ensemble de la communauté internationale, que l'ensemble du monde arabe comprenne bien notre détermination, notre objectif, la clarté du message que nous adressons, et reste associé à l'ensemble du processus engagé par cette communauté. Vous avez raison, il faut éviter des incompréhensions qui pourrait amener tel et tel Etat de la région à se dissocier, à réagir négativement, à entrer dans des logiques économiques, voire politiques ou militaires. C'est pour cela que nous avons besoin d'être ensemble.
Q - Je n'ai pas l'impression que les Français aient une vue claire des buts poursuivis par la France s'il devait y avoir une guerre, en tout cas moi pas. On a parlé de pétrole, cela me semble un peu immoral. Y a-t-il une menace pour l'Europe de la part de Saddam Hussein, cela ne me semble pas clairement établi. Sans "langue de bois" M. de Villepin, pourriez-vous nous dire quels sont les buts de la France dans cette galère où nous jouons actuellement, semble-t-il, un peu le rôle de mouche du coche vis-à-vis des Etats-Unis ?
R - Vous avez raison, il faut toujours en revenir à cette question centrale, quels sont les buts. Et ils sont d'une extraordinaire importance. C'est la stabilité de l'ordre international. A travers l'Iraq, nous sommes confrontés au problème de la prolifération. C'est un mot barbare mais c'est une réalité complexe, dangereuse. Ce sont des armes biologiques, des armes chimiques, peut-être même des armes nucléaires. La communauté internationale ne peut pas admettre que, sur la scène internationale, se développent des Etats possédant de telles armes et qu'ils soient susceptibles de les employer. C'est bien là la singularité de l'Iraq aujourd'hui. Dans le passé, le comportement de Saddam Hussein a montré qu'il n'hésitait pas à employer, contre des Etats voisins, contre son propre peuple, de telles armes. A partir de là, il faut une réaction. La France l'a dit depuis le début : il n'est pas question de s'accommoder du statu quo. Il faut réagir et nous réagissons selon des principes que nous voulons défendre car nous sommes convaincus que derrière l'Iraq, il y a d'autres Iraq possibles, d'autres crises possibles, il y a le terrorisme, il y a l'intégrisme et nous devons donc être exemplaires.
Je ne retiendrai donc pas votre expression, car nous souhaitons être constructifs. Le propos de la France n'est pas de se faire plaisir, de chercher à contourner, à gêner ou à mettre son petit grain de sel dans des affaires qui ne la concerneraient pas. C'est bien parce que la sécurité de l'ensemble du monde, y compris de la France, se joue aujourd'hui partout sur la scène internationale que nous avons pour mission, les uns les autres, les gouvernements du monde entier, de nous unir pour réduire l'incertitude.
Nous le voyions tout à l'heure à partir de la question de cette auditrice sur la question économique. Réduire l'incertitude économique, réduire l'incertitude politique, réduire la menace terroriste de prolifération, c'est cela qui nous guide. Vous le voyez, il ne s'agit en aucun cas d'intérêts personnels ou égoïstes de la France, il s'agit bien de l'ordre international et nous avons vu que le terrorisme pouvait frapper n'importe où sur la planète, à Karachi, à Bali, à New York, nous devons donc être mobilisés pour agir.
Q - A moins que je ne me trompe complètement, mais nous savons que l'Iraq n'a pas l'arme nucléaire, qu'elle n'a que quelques vieux missiles pas encore montés et qu'il suffirait de peu de choses pour les Américains pour les détruire, alors que la Corée du Nord a des missiles, intercontinentaux quasiment, qu'elle a l'arme nucléaire qu'elle revendique. Quelle est donc la priorité ?
R - C'est bien pour cela que la France a toujours dit : pas deux poids et pas deux mesures.
Je vous rappelle que, vis-à-vis de la Corée du Nord, nous avons toujours mené une politique extrêmement stricte, nous sommes l'un des très rares pays de la planète à ne jamais avoir reconnu diplomatiquement la Corée du Nord. Nous ne cessons, en liaison avec les Américains, les Japonais et la Corée du Sud, de rechercher une solution qui puisse justement permettre de régler cette question. Notre conviction est qu'il faut agir avec la même détermination. Il y a une situation particulière en Iraq, compte tenu de l'attitude de Saddam Hussein au cours des dernières années qui laisse penser que les armes dont il pourrait disposer - chimiques, biologiques et je veux rappeler ici que dans le domaine nucléaire, il y a aussi le soupçon d'un embryon d'élément nucléaire -, mais il y a le sentiment qu'il pourrait les utiliser, compte tenu de l'expérience. Ce risque-là, nous ne pouvons pas le courir.
Q - A longueur de chronique, on entend que de toute façon, qu'il le veuille ou non, Saddam Hussein doit être "déboulonné", que l'on fera tout pour cela. Je ne pense pas que ce soit un homme stupide. A sa place, rendriez-vous toutes vos armes ? C'est finalement se lier les poings pour de toute manière sauter ensuite.
R - Je crois que le choix de Saddam Hussein est simple. Soit il accepte l'ordre international et il accepte de rendre des armes qui ne sont pas acceptées par la communauté internationale, interdites pour lui comme pour tous les autres Etats, et à partir de là, il est en conformité et il évite une guerre. Soit il est décidé, pour toutes sortes de raisons, à éventuellement employer ces armes et alors, il chercherait à les cacher. Dans ce cas, il prend le risque sérieux, la certitude de voir déclencher l'usage de la force contre lui. La question est : que veut-il ? Quelles sont les intentions cachées de Saddam Hussein ? S'il veut la paix, s'il comprend le message de la communauté internationale, il accepte le message et se met en conformité.
Q - Par rapport à M. Giscard d'Estaing, quel est votre sentiment...
R - Merci d'avoir mis tant de questions difficiles en une seule, je vais essayer d'y répondre avec la plus grande bonne foi en tout cas. Concernant la Turquie, il y a plusieurs questions en une derrière la perspective de son entrée dans l'Union européenne. La Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l'Union européenne ? Cela fait trois ans qu'elle a déclaré sa candidature, la question est de savoir si elle va être acceptée ou non. Ce sera examiné à Copenhague donc, pour savoir si le processus d'adhésion pourrait être lancé. Il y a là un choix difficile. Des élections ont eu lieu en Turquie, elles ont amené une très large majorité du parti Justice et Développement de M. Erdogan. L'attitude du gouvernement français a toujours été de dire que nous jugerions la Turquie à ses actes. La Turquie déclare vouloir entrer dans l'Union européenne, elle marque une volonté. On peut lui répondre ensuite qu'elle ne fait pas partie de l'Europe, pour des raisons religieuses, historiques, géographiques. Elle exprime une volonté et nous entrons sur cette question délicate que nous devons tenter de régler non seulement vis-à-vis de la Turquie mais aussi pour d'autres Etats. Quelle est l'identité de l'Europe ? Quelles vont être les frontières de l'Europe ? La question peut aussi se poser pour les Balkans, pour l'Ukraine, pour la Moldavie ou la Biélorussie. Il y a là une question fondamentale : où s'arrêtent les limites de l'Europe ?
Ma conviction est que l'Europe a vocation à rester une zone qui rallie les volontés, les énergies, dans un esprit d'ouverture. Donc, de toutes façons, nous devrons inventer, avec l'ensemble des pays voisins, l'ensemble des pays frontaliers, des politiques originales, des partenariats qui marqueront bien notre volonté de ne pas ériger de mur entre nous et les autres. Mais, il est possible d'avoir des attitudes imaginatives ! Entre l'association et l'adhésion, il y a toutes sortes de possibilités qui nous permettront de faire profiter le Maghreb, un certain nombre d'Etats des pays de l'Est, des avantages de l'Union sans pour autant partager les mêmes institutions. Donner le bénéfice des politiques sans donner le bénéfice des institutions.
Dans le cas de la Turquie, les Européens ont un choix à trancher à Copenhague. Il faut, je crois - parce que c'est le sens des réformes très importantes qui ont été menées en Turquie dans le domaine des droits de l'Homme, dans le domaine de l'état de droit -, il faut adresser un message fort à la Turquie en ce sens qu'il n'y a pas d'exclusion de la Turquie mais il lui appartient de faire les réformes, les gestes indispensables à cette perspective européenne qu'il lui faudra confirmer. Il appartient à l'Union européenne de son côté de faire un travail indispensable pour savoir vraiment quelle politique elle entend mener vis-à-vis des nouveaux Etats qui, demain, pourront demander à entrer, de façon à définir exactement ce qu'est l'Europe dans sa géographie, ce qu'est l'Europe dans sa politique et son ambition.
Q - Pour ne pas se dérober à la question, d'un mot car le temps nous presse, décidément le pétrole, il n'y aurait que le pétrole pour expliquer l'agressivité américaine ?
R - Je ne crois pas du tout. J'étais le 11 septembre dernier aux Etats-Unis, au moment de l'anniversaire du terrible attentat de New York. Je peux vous dire qu'il ne faut pas sous-estimer la force du choc qu'a été celui du 11 septembre. Le sentiment d'insécurité que connaissent aujourd'hui les Américains, sentiment que cette insécurité se joue un peu partout sur la planète, sur la scène internationale, que la sécurité des Américains est menacée par des personnages comme Saddam Hussein, qui sont susceptibles d'utiliser des armes chimiques ou bactériologiques, c'est une donnée très importante. N'oublions pas que la peur est un élément déterminant des relations internationales. Bien sûr, il y a des intérêts économiques, mais, ce n'est pas tout. Il y a des éléments beaucoup plus forts, beaucoup plus motivants pour une nation que le seul intérêt économique. Il faut prendre l'ensemble de ces éléments, y compris bien sûr les éléments économiques, mais aussi les éléments stratégiques, le sentiment de civilisation, le sentiment de menace, faire comprendre que, de toute façon, nous ne pouvons pas accepter le statu quo. C'est une conviction aujourd'hui partagée par l'ensemble de la communauté internationale, le vote à l'unanimité le montre bien. Tous les Etats, y compris les Etats arabes, partagent la conviction que nous ne pouvons pas accepter certains comportements dans le monde. C'est bien aujourd'hui à partir de là qu'il faut agir.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 novembre 2002)
R - C'est un premier pas, mais les défis sont immenses. La résolution des Nations unies est un bon accord. Si c'est un succès, c'est d'abord celui de la communauté internationale, et là est l'essentiel. Face aux incertitudes que nous connaissons, face aux risques de prolifération que l'on voit en Iraq concernant des armes de destructions massives - biologiques, chimiques, voire nucléaires -, il était important de réagir. Le statu quo était inacceptable. D'une part, un message ferme est adressé à Saddam Hussein. D'autre part - et c'était là toute l'ambition française -, c'est la communauté internationale dans son ensemble, unie, qui fait face à cette menace et qui adresse ce message de fermeté.
Q - Quel mot définirait la démarche française ?
R - La conviction, appuyée sur le respect du droit et de la morale. La réponse unilatérale et préventive évoquée début septembre n'était pas adaptée. La question n'était pas d'agir ou de ne pas agir - il fallait évidemment réagir -, mais de faire en sorte que la réponse à la crise iraquienne soit la plus efficace possible.
Q - Et unanimité rime avec efficacité ?
R - Bien sûr ! Nous ne pensons pas que la force puisse tout résoudre. Le président de la République l'a dit fermement à Beyrouth : la guerre ne doit être que le dernier recours. Le Moyen-Orient n'a pas besoin d'une nouvelle guerre. Il y a déjà suffisamment de fractures et d'éléments de tension dans cette région - nourris par les sentiments d'injustice, les données religieuses et culturelles - pour qu'on soit attentifs, précautionneux, afin que le recours à la force - s'il devait intervenir - soit totalement légitime. Et cette légitimité n'est garantie que par l'unanimité de la communauté internationale.
Q - Certains minimisent le succès de la démarche française "en deux temps", en affirmant qu'il n'y a qu'une seule résolution et qu'elle induit la possibilité d'une intervention américaine si l'Iraq n'en respecte pas scrupuleusement les termes
R - Mais non, il y a bien une démarche en deux temps ! Il y a d'abord les arrangements pratiques définis par la résolution. Ensuite, si l'Iraq ne satisfait pas aux obligations, il y aura un deuxième temps. Le Conseil de sécurité sera saisi à nouveau, examinera les rapports des inspecteurs, évoquera les différentes options et déterminera ce qu'il convient de faire, y compris le recours à la force. La France n'y est pas opposée par principe, mais cela doit être l'ultime recours. Dans la résolution, il n'y a pas d'automaticité dans la chaîne de réaction. C'est très clair. Cette approche, défendue par la France, partagée par le plus grand nombre des membres de l'ONU, notamment la Russie, a permis l'unanimité.
Q - L'intervention américaine reste cependant possible ?
R - Mais les Etats-Unis auraient pu décider de s'engager, seuls, dès septembre ! C'est tout l'acquis de la résolution. Elle démontre que les Américains ont choisi de travailler avec l'ONU, qu'ils ont choisi la voie de la responsabilité et de la sécurité collectives. Nous sommes unis et déterminés pour envoyer ce message clair à l'Iraq. Et la France - aux différentes étapes - prendra ses responsabilités.
Les Etats-Unis peuvent décider, à tel ou tel moment, que leurs propres intérêts et leur propre sécurité justifient d'autres attitudes, mais ils savent bien que jamais aucun Etat n'aura les moyens d'agir avec la légitimité et l'efficacité de l'ensemble de la communauté internationale réunie. Or ce que nous savons de l'ampleur des menaces auxquelles nous devons faire face justifie l'ampleur de cette mobilisation.
Q - Vous ne faites pas ici seulement référence à l'Iraq...
R - Il n'y a pas de remède miracle, de politique de sécurité ou d'interventions militaires qui puissent régler d'emblée tous les problèmes. On le voit bien au Moyen-Orient. C'est pourquoi nous sommes si soucieux du principe de justice. Si nous voulons obtenir un monde plus stable, il faut plus qu'une politique de sécurité. Depuis le 11 septembre, on a fait de grands progrès dans la coopération policière, judiciaire et de renseignements entre Etats. Cela ne suffit pas. Il faut répondre à ce qui est souvent le ferment de cette instabilité : le sentiment d'injustice qui engendre les humiliations, les frustrations et l'insécurité. Les crises sont en effet de plus en plus liées. Il existe une étroite interdépendance entre les facteurs d'instabilité, la prolifération, le terrorisme, l'intégrisme. Les mouvements qui sont à la base de cette instabilité, comme Al Qaïda, jouent de tous les moyens, des plus archaïques, comme les cutters, à la haute technologie. Ils ont des réseaux, des correspondants un peu partout, à travers des pays, des groupes, des organisations non gouvernementales. Aucun Etat n'a, seul, les moyens de faire face à ces risques.
Q - Dans sa "démarche", ces dernières semaines, la France n'est-elle pas apparue comme l'alliée rebelle des Etats-Unis ? On a parlé de bras de fer. Seriez-vous allé jusqu'au veto ?
R - Les Américains connaissaient la position clairement exprimée, dès le départ, par le président de la République. La France n'aurait pas accepté une résolution comportant le recours automatique de la force.
Q - Ces "échanges" vont-ils laisser des traces ?
R - Il y a eu des moments intenses, difficiles, parfois tendus. Mais rarement les Etats-Unis et la France ont eu une approche, une collaboration et un travail en commun d'une telle qualité. A chaque étape, nous avons veillé, des deux côtés, à être constructifs. C'est exemplaire de ce que doit être notre relation dans un monde d'incertitudes. Nous sommes véritablement "à la tâche ensemble". Les Américains voulaient être sûrs qu'il y aurait bien une détermination à adresser un message ferme et clair à Saddam Hussein. C'était exactement notre objectif. De même que nous sommes déterminés à considérer la force comme ultime recours. Face à des problèmes si complexes, nous sommes plus forts quand nous agissons ensemble.
Q - Pourquoi Saddam Hussein accepterait-il aujourd'hui ce qu'il a toujours refusé ?
R - Parce que, justement, cette unanimité de la communauté internationale, y compris du monde arabe, lui indique clairement la voie à suivre. Nous espérons qu'il saura comprendre où est l'intérêt de son peuple. Il sait où conduirait son refus, surtout face à des inspecteurs dont le sérieux, la compétence et la neutralité sont reconnus. Nous avons tiré les leçons du système précédent d'inspection de 1991 à 1998.
Q - Etes-vous optimiste ?
R - Déterminé. Face aux désordres du monde, nous avons besoin de principes, de règles et de solidarité. Au-delà de la crise iraquienne, il y a un enjeu encore plus important : comment bâtir un nouvel ordre international qui soit plus juste, plus stable. Quelque part, quelque chose commence. La force seule est une force vaine.
Q - Que vous inspirent les propos de Valéry Giscard d'Estaing déclarant que l'entrée de la Turquie dans l'Europe marquerait la fin de l'Union ?
R - Il faut aborder ce problème à partir de réalités simples. Le parti AKP, qui vient de triompher aux élections, réaffirme la volonté de la Turquie d'adhérer à l'Union. Il en sera à nouveau débattu le mois prochain au sommet de Copenhague. Un processus est engagé. Il y a des conditions à remplir. L'Europe jugera sur pièces.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 novembre 2002)
Q - L'invité de cette émission est le ministre français des Affaires étrangères. Je dis français car on va finir par se demander s'il n'y a pas une exception française en matière de diplomatie. Là où l'on voit partout, et jusque dans les titres de la presse américaine hier, la description de la guerre future, vous plaidez pour la diplomatie et pour le droit. Le droit pèse-t-il encore de quelque chose ?
R - Oui, le droit pèse lourd et non seulement le droit mais, au-delà, le respect de la justice, le respect des grands principes car, sur une longue période - et l'action diplomatique doit s'inscrire dans la durée -, il faut s'appuyer sur ces principes. Nous le voyons aujourd'hui partout où il y a des difficultés, et le phénomène nouveau, c'est que les crises sont reliées les unes aux autres. Elles sont multiples, elles sont dépendantes les unes des autres. Nous devons donc aujourd'hui faire face à tous les problèmes en même temps : le terrorisme - nous le voyons quotidiennement dans le monde -, la prolifération, l'intégrisme, la multiplication des crises. Nous avons donc besoin de principes forts si nous voulons qu'il n'y ait pas deux poids, deux mesures.
Ces principes, vous les connaissez. C'est le droit, la morale, le respect de la justice, la volonté de faire respecter une unanimité internationale à partir de ces principes.
Q - Comment n'être pas d'accord avec le droit et la morale, sauf que, lorsque l'on entend les propos du président américain, ou même, lorsque l'on écoute Vladimir Poutine, on entend autre chose, on entend que c'est un peu le droit de tout faire.
R - C'est la tentation.
Q - C'est d'ailleurs la doctrine américaine aujourd'hui.
R - C'est la tentation. On voit bien qu'à partir du 11 septembre, devant un crime aussi effrayant, on peut avoir la tentation du recours à la force, on peut aussi être saisi par ce sentiment d'insécurité qui conduit par tous les moyens à vouloir agir. Nous sommes convaincus, et c'est l'expérience de l'Histoire, qu'il faut absolument un certain nombre de règles si l'on veut vraiment marquer des points sur la scène internationale. La première de ces règles, c'est celle qui nous a conduit à rechercher l'unanimité au Conseil de sécurité. Si l'on veut être fort, efficace - car c'est bien d'efficacité dont nous parlons -, face à tant d'incertitudes, il faut être uni. Il faut une communauté internationale qui se retrouve, se rassemble et se mobilise car aucune puissance ne peut seule, pas même les Etats-Unis, faire respecter aujourd'hui cette sécurité, cette stabilité dans le monde.
Q - Mais la menace est de cette nature ? Vous dites aujourd'hui qu'il n'y a plus une seule grande puissance qui puisse, seule, répondre aux enjeux.
R - Absolument et certainement pas par la force. C'est dire à quel point il faut se mobiliser et c'est l'analyse que nous faisons vis-à-vis du terrorisme, de la prolifération, il faut prendre la mesure de la menace, de toute la menace. Lorsque l'on parle de prolifération, on voit bien que cela dépasse le cadre de l'Iraq et c'est en cela que cette résolution est importante car elle permet aux grandes puissances de s'adapter à un monde nouveau et d'essayer de prévoir le nouvel ordre qu'il nous faut bâtir si nous voulons être plus efficaces dans le futur. Mais la menace est de cette importance, elle est de cette globalité. Elle est en même temps extrêmement diffuse et opportuniste. Elle sait parfaitement aller là où la sphère internationale est la plus fragile, elle frappe là où on ne l'attend pas. Elle allie à la fois l'archaïsme du cutter et en même temps les hautes technologies.
Face à cela, quel Etat, avec quels moyens, peut-on lutter si ce n'est par l'unité, par la détermination, par la conviction. Ce sont bien nos valeurs qui sont sollicitées et il faut être fidèles à ce que nous sommes, fidèles à l'esprit de nos démocraties, fidèles à ce qui nous porte.
Q - Mais, précisément, la grande difficulté n'est-elle pas l'unité ? Lorsque l'on voit la Russie qui est aux côtés de la France face à la posture américaine vis-à-vis de l'Iraq. Mais, lorsqu'il s'agit de poser la question de la Tchétchénie, la Russie retrouve un discours assez différent, on l'a bien vu hier à Bruxelles.
R - C'est pour cela que nous disons, y compris à nos amis russes, que les grands principes doivent être respectés partout, qu'il s'agisse d'un principe aussi fondamental que celui de la lutte contre le terrorisme, et nous partageons ce sentiment qu'il n'y a pas de bon ni de mauvais terrorisme, il faut lutter par tous les moyens contre ce fléau. Le second principe fondamental, c'est celui de l'intégrité des frontières, un principe aussi important. Ne le remettons pas en cause, car c'est la boîte de Pandore, et nous nourririons l'instabilité internationale, mais respectons les Droits de l'Homme. Soyons convaincus qu'il n'y a pas de politique de sécurité qui peut aboutir seule, la force seule est une force vaine, il faut donc autre chose. Il faut une solution politique et c'est exactement ce que nous disons en Tchétchénie. Il faut une solution politique, il faut répondre aux sentiments que peuvent avoir certains peuples d'humiliation, d'injustice, il faut apporter une réponse politique et c'est pour cela que la communauté internationale doit être mobilisée.
Q - Mais d'où nous vient ce sentiment que nous avons, la presse dans son ensemble, mais pas seulement la presse française, que tout serait déjà un peu joué ? On voit même des dates, on parle du début du mois de janvier.
R - Lorsque l'Histoire s'accélère, bien évidemment on a le sentiment de la fatalité, d'être emporté dans un tourbillon comme si le monde défilait devant nos yeux comme il défilait sous les yeux de Candide, - naufrages, épidémies, massacres -, eh bien non ! Il n'y a pas de fatalité. C'est en cela que l'Histoire des hommes est différente et c'est en cela que nous pouvons, à chaque étape, marquer du poids de notre volonté, marquer du sceau de notre ambition, une certaine idée de l'Homme. C'est ce qui anime aujourd'hui la diplomatie française. Nous voyons bien que lorsque l'on a, chevillée au corps, cette conviction, lorsque l'on parvient à la faire partager, lorsque l'on essaie de bien marquer les messages, - nous le voyons aujourd'hui, vis-à-vis de Saddam Hussein, vous rappeliez tout à l'heure quelle était la position de telle et telle commission du parlement -, il appartient personnellement à Saddam Hussein de marquer cet engagement, de satisfaire à l'obligation internationale. C'est aujourd'hui l'intérêt de son pays, l'intérêt de son peuple, il doit le faire. Comme l'a très bien dit le président de la République, en d'autres circonstances, il serait bien inspiré de le faire et de le faire vite.
Q - Quel est votre commentaire sur la posture du parlement iraquien qui dit être plutôt contre, laissons le président Saddam Hussein décider ?
R - Il y a là, à la fois une répartition des rôles, une mise en scène, ce qui compte, c'est la décision que doit prendre, avant la fin de la semaine, Saddam Hussein. Une chose est sûre, c'est qu'il sait parfaitement ce qui se passera s'il ne respecte pas la résolution. Au moins, l'avantage de prendre une décision à l'unanimité, c'est qu'elle est prévisible. A partir de là, le scénario se déroule de façon parfaitement claire. S'il n'obtempère pas, s'il ne satisfait pas à ses obligations, le recours à la force sera confirmé.
Q - Une question nous a souvent été posée, peut-être le sera-t-elle à nouveau par les auditeurs de France Inter, elle porte sur la Grande-Bretagne. Cette union que vous évoquez si souvent est-elle réelle ? Y a-t-il de la part de Tony Blair une vision différente, y a-t-il encore décidément, une hésitation entre l'Europe et le grand large ?
R - Je ne crois pas et de ce point de vue, il faut mesurer le chemin parcouru. L'Europe, bien sûr, c'est la diversité. Ce sont des inspirations différentes, mais ce sont aussi des valeurs et la volonté de partager et de vivre avec des règles communes. Tout le monde au sein de l'Union européenne est convaincu de cette nécessité, tout le monde mesure aussi, et on le voit à la faveur d'une crise comme l'Iraq ou d'autres, que l'Europe doit parler d'une seule voix, agir d'une seule volonté. Nous le voyons également sur le Proche-Orient. Nous sommes très engagés sur cette affaire. En tant qu'Europe, il y a un investissement, y compris financier, extrêmement important sur la question palestinienne. Notre parole politique n'est pas à la mesure de cet engagement et notamment de cet engagement financier. Nous devons faire en sorte d'être plus présents car il y a là une injustice extrêmement importante qui doit être réparée. Il faut à la fois plus de sécurité pour le peuple israélien - nous voyons jour après jour ces attentats insupportables qui sont commis en Israël -, et il y a, en même temps, l'injustice commise contre le peuple palestinien qui n'est pas acceptable. Si nous voulons réduire l'incertitude dans le monde, attaquons-nous à cette injustice centrale, il y a là, sans doute, une des mères des crises, une des plus grandes sources d'injustice dans le monde d'aujourd'hui. Si nous parvenons à le faire, nous ferons progresser d'un grand pas l'humanité.
Q - Et les grands effets sur les politiques nationales, les effets induits de cette instabilité internationale, notamment la question de l'immigration. Ce qui se passe à Calais par exemple est assez directement lié aussi à l'instabilité internationale.
R - Je le disais tout à l'heure, tout est lié et l'on voit à quel point ce sentiment d'insécurité, ce sentiment d'incertitude pousse un certain nombre de populations du Sud à vouloir venir dans le Nord. Prenez l'exemple de la croissance, la situation économique. La morosité économique doit beaucoup aussi à ce sentiment d'inquiétude et à cet avenir qui semble s'effilocher devant nous. Il est important de réagir collectivement et lorsque je parle de réagir, il ne s'agit pas uniquement des chefs d'Etats. Il importe que, chacun, dans son domaine, aborde les questions avec énergie et volonté, choisisse l'action, chaque fois que c'est nécessaire car c'est la seule façon, ensemble, de bâtir un avenir meilleur.
Q - Y a-t-il un bien à tout cela ? Au lendemain du 11 septembre, on se posait la question de savoir si la tragédie américaine accélérerait l'intégration européenne ? L'Europe avance-t-elle ?
R - L'Europe avance. Nous le voyons aujourd'hui, dans les yeux des citoyens du monde. Chacun souhaite que l'Europe avance : partout où je me déplace, on me dit qu'on l'attend de nous Français, qu'on l'attend de nous, Européens. Il y a un désir d'Europe. On se rend bien compte que, dans l'instabilité mondiale, il faut une Europe forte qui apporte de la stabilité au monde. Il faut des Etats-Unis qui prennent leurs responsabilités, il faut aussi une Europe capable de prendre ses responsabilités. Ceci permettra au monde de marcher sur deux jambes mais avons aussi besoin d'autres pôles de stabilité et d'excellence et partout où il y a des crises, il faut essayer, non seulement de cautériser, mais de régler vraiment les choses. C'est en marquant des points que la communauté internationale reprendra souffle, reprendra confiance en elle-même et que nous enclencherons alors un cercle vertueux là où nous voyons un cercle vicieux qui se développe.
Q - Une Europe timide, honteuse et complice, cela commence à faire beaucoup n'est-ce pas, M. de Villepin ?
R - Tout à fait.
Q - Et que pensez-vous de cette attitude de l'Union européenne vis-à-vis de M. Poutine, ne pouvions-nous pas être plus ferme, comme le demandent les commentateurs ?
R - Je crois qu'il s'agit tout simplement de dire ce que l'on croit, de dire ses convictions et qu'il appartient à l'Europe, la France le fait en toutes circonstances, de dire la vision qu'elle a de l'ordre international, y compris bien sûr en Tchétchénie.
Q - Une information qui tombe à l'instant, le fils aîné de Saddam Hussein vient d'appeler ce matin le parlement iraquien à approuver à la résolution 1441, dans un document qui vient d'être présenté à la Chambre.
R - Vous touchez du doigt l'extraordinaire complexité, l'imbroglio même de toute crise dans une région aussi dangereuse que le Moyen-Orient. C'est bien pour cela que la France s'est attachée à rechercher l'unanimité. Et nous sommes unis, y compris le monde arabe. Nous avons multiplié les efforts pour être en permanence en contact et nous associer avec le monde arabe. Je vous rappelle que la Syrie a voté la résolution 1441 du Conseil de sécurité. La Syrie s'est donc associée au message très ferme et très déterminé qui a été adressé à Saddam Hussein et la clef pour la France, c'est bien de faire en sorte que l'ensemble de la communauté internationale, que l'ensemble du monde arabe comprenne bien notre détermination, notre objectif, la clarté du message que nous adressons, et reste associé à l'ensemble du processus engagé par cette communauté. Vous avez raison, il faut éviter des incompréhensions qui pourrait amener tel et tel Etat de la région à se dissocier, à réagir négativement, à entrer dans des logiques économiques, voire politiques ou militaires. C'est pour cela que nous avons besoin d'être ensemble.
Q - Je n'ai pas l'impression que les Français aient une vue claire des buts poursuivis par la France s'il devait y avoir une guerre, en tout cas moi pas. On a parlé de pétrole, cela me semble un peu immoral. Y a-t-il une menace pour l'Europe de la part de Saddam Hussein, cela ne me semble pas clairement établi. Sans "langue de bois" M. de Villepin, pourriez-vous nous dire quels sont les buts de la France dans cette galère où nous jouons actuellement, semble-t-il, un peu le rôle de mouche du coche vis-à-vis des Etats-Unis ?
R - Vous avez raison, il faut toujours en revenir à cette question centrale, quels sont les buts. Et ils sont d'une extraordinaire importance. C'est la stabilité de l'ordre international. A travers l'Iraq, nous sommes confrontés au problème de la prolifération. C'est un mot barbare mais c'est une réalité complexe, dangereuse. Ce sont des armes biologiques, des armes chimiques, peut-être même des armes nucléaires. La communauté internationale ne peut pas admettre que, sur la scène internationale, se développent des Etats possédant de telles armes et qu'ils soient susceptibles de les employer. C'est bien là la singularité de l'Iraq aujourd'hui. Dans le passé, le comportement de Saddam Hussein a montré qu'il n'hésitait pas à employer, contre des Etats voisins, contre son propre peuple, de telles armes. A partir de là, il faut une réaction. La France l'a dit depuis le début : il n'est pas question de s'accommoder du statu quo. Il faut réagir et nous réagissons selon des principes que nous voulons défendre car nous sommes convaincus que derrière l'Iraq, il y a d'autres Iraq possibles, d'autres crises possibles, il y a le terrorisme, il y a l'intégrisme et nous devons donc être exemplaires.
Je ne retiendrai donc pas votre expression, car nous souhaitons être constructifs. Le propos de la France n'est pas de se faire plaisir, de chercher à contourner, à gêner ou à mettre son petit grain de sel dans des affaires qui ne la concerneraient pas. C'est bien parce que la sécurité de l'ensemble du monde, y compris de la France, se joue aujourd'hui partout sur la scène internationale que nous avons pour mission, les uns les autres, les gouvernements du monde entier, de nous unir pour réduire l'incertitude.
Nous le voyions tout à l'heure à partir de la question de cette auditrice sur la question économique. Réduire l'incertitude économique, réduire l'incertitude politique, réduire la menace terroriste de prolifération, c'est cela qui nous guide. Vous le voyez, il ne s'agit en aucun cas d'intérêts personnels ou égoïstes de la France, il s'agit bien de l'ordre international et nous avons vu que le terrorisme pouvait frapper n'importe où sur la planète, à Karachi, à Bali, à New York, nous devons donc être mobilisés pour agir.
Q - A moins que je ne me trompe complètement, mais nous savons que l'Iraq n'a pas l'arme nucléaire, qu'elle n'a que quelques vieux missiles pas encore montés et qu'il suffirait de peu de choses pour les Américains pour les détruire, alors que la Corée du Nord a des missiles, intercontinentaux quasiment, qu'elle a l'arme nucléaire qu'elle revendique. Quelle est donc la priorité ?
R - C'est bien pour cela que la France a toujours dit : pas deux poids et pas deux mesures.
Je vous rappelle que, vis-à-vis de la Corée du Nord, nous avons toujours mené une politique extrêmement stricte, nous sommes l'un des très rares pays de la planète à ne jamais avoir reconnu diplomatiquement la Corée du Nord. Nous ne cessons, en liaison avec les Américains, les Japonais et la Corée du Sud, de rechercher une solution qui puisse justement permettre de régler cette question. Notre conviction est qu'il faut agir avec la même détermination. Il y a une situation particulière en Iraq, compte tenu de l'attitude de Saddam Hussein au cours des dernières années qui laisse penser que les armes dont il pourrait disposer - chimiques, biologiques et je veux rappeler ici que dans le domaine nucléaire, il y a aussi le soupçon d'un embryon d'élément nucléaire -, mais il y a le sentiment qu'il pourrait les utiliser, compte tenu de l'expérience. Ce risque-là, nous ne pouvons pas le courir.
Q - A longueur de chronique, on entend que de toute façon, qu'il le veuille ou non, Saddam Hussein doit être "déboulonné", que l'on fera tout pour cela. Je ne pense pas que ce soit un homme stupide. A sa place, rendriez-vous toutes vos armes ? C'est finalement se lier les poings pour de toute manière sauter ensuite.
R - Je crois que le choix de Saddam Hussein est simple. Soit il accepte l'ordre international et il accepte de rendre des armes qui ne sont pas acceptées par la communauté internationale, interdites pour lui comme pour tous les autres Etats, et à partir de là, il est en conformité et il évite une guerre. Soit il est décidé, pour toutes sortes de raisons, à éventuellement employer ces armes et alors, il chercherait à les cacher. Dans ce cas, il prend le risque sérieux, la certitude de voir déclencher l'usage de la force contre lui. La question est : que veut-il ? Quelles sont les intentions cachées de Saddam Hussein ? S'il veut la paix, s'il comprend le message de la communauté internationale, il accepte le message et se met en conformité.
Q - Par rapport à M. Giscard d'Estaing, quel est votre sentiment...
R - Merci d'avoir mis tant de questions difficiles en une seule, je vais essayer d'y répondre avec la plus grande bonne foi en tout cas. Concernant la Turquie, il y a plusieurs questions en une derrière la perspective de son entrée dans l'Union européenne. La Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l'Union européenne ? Cela fait trois ans qu'elle a déclaré sa candidature, la question est de savoir si elle va être acceptée ou non. Ce sera examiné à Copenhague donc, pour savoir si le processus d'adhésion pourrait être lancé. Il y a là un choix difficile. Des élections ont eu lieu en Turquie, elles ont amené une très large majorité du parti Justice et Développement de M. Erdogan. L'attitude du gouvernement français a toujours été de dire que nous jugerions la Turquie à ses actes. La Turquie déclare vouloir entrer dans l'Union européenne, elle marque une volonté. On peut lui répondre ensuite qu'elle ne fait pas partie de l'Europe, pour des raisons religieuses, historiques, géographiques. Elle exprime une volonté et nous entrons sur cette question délicate que nous devons tenter de régler non seulement vis-à-vis de la Turquie mais aussi pour d'autres Etats. Quelle est l'identité de l'Europe ? Quelles vont être les frontières de l'Europe ? La question peut aussi se poser pour les Balkans, pour l'Ukraine, pour la Moldavie ou la Biélorussie. Il y a là une question fondamentale : où s'arrêtent les limites de l'Europe ?
Ma conviction est que l'Europe a vocation à rester une zone qui rallie les volontés, les énergies, dans un esprit d'ouverture. Donc, de toutes façons, nous devrons inventer, avec l'ensemble des pays voisins, l'ensemble des pays frontaliers, des politiques originales, des partenariats qui marqueront bien notre volonté de ne pas ériger de mur entre nous et les autres. Mais, il est possible d'avoir des attitudes imaginatives ! Entre l'association et l'adhésion, il y a toutes sortes de possibilités qui nous permettront de faire profiter le Maghreb, un certain nombre d'Etats des pays de l'Est, des avantages de l'Union sans pour autant partager les mêmes institutions. Donner le bénéfice des politiques sans donner le bénéfice des institutions.
Dans le cas de la Turquie, les Européens ont un choix à trancher à Copenhague. Il faut, je crois - parce que c'est le sens des réformes très importantes qui ont été menées en Turquie dans le domaine des droits de l'Homme, dans le domaine de l'état de droit -, il faut adresser un message fort à la Turquie en ce sens qu'il n'y a pas d'exclusion de la Turquie mais il lui appartient de faire les réformes, les gestes indispensables à cette perspective européenne qu'il lui faudra confirmer. Il appartient à l'Union européenne de son côté de faire un travail indispensable pour savoir vraiment quelle politique elle entend mener vis-à-vis des nouveaux Etats qui, demain, pourront demander à entrer, de façon à définir exactement ce qu'est l'Europe dans sa géographie, ce qu'est l'Europe dans sa politique et son ambition.
Q - Pour ne pas se dérober à la question, d'un mot car le temps nous presse, décidément le pétrole, il n'y aurait que le pétrole pour expliquer l'agressivité américaine ?
R - Je ne crois pas du tout. J'étais le 11 septembre dernier aux Etats-Unis, au moment de l'anniversaire du terrible attentat de New York. Je peux vous dire qu'il ne faut pas sous-estimer la force du choc qu'a été celui du 11 septembre. Le sentiment d'insécurité que connaissent aujourd'hui les Américains, sentiment que cette insécurité se joue un peu partout sur la planète, sur la scène internationale, que la sécurité des Américains est menacée par des personnages comme Saddam Hussein, qui sont susceptibles d'utiliser des armes chimiques ou bactériologiques, c'est une donnée très importante. N'oublions pas que la peur est un élément déterminant des relations internationales. Bien sûr, il y a des intérêts économiques, mais, ce n'est pas tout. Il y a des éléments beaucoup plus forts, beaucoup plus motivants pour une nation que le seul intérêt économique. Il faut prendre l'ensemble de ces éléments, y compris bien sûr les éléments économiques, mais aussi les éléments stratégiques, le sentiment de civilisation, le sentiment de menace, faire comprendre que, de toute façon, nous ne pouvons pas accepter le statu quo. C'est une conviction aujourd'hui partagée par l'ensemble de la communauté internationale, le vote à l'unanimité le montre bien. Tous les Etats, y compris les Etats arabes, partagent la conviction que nous ne pouvons pas accepter certains comportements dans le monde. C'est bien aujourd'hui à partir de là qu'il faut agir.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 novembre 2002)