Interview de M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de l'enseignement scolaire, à RMC le 20 novembre 2002, sur le collège unique, la valorisation de la filière professionnelle et le recrutement de 5600 assistants d'éducation à la rentrée prochaine.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

J.-J. Bourdin-. C'est la Journée internationale des droits de l'enfant aujourd'hui. Des enfants et des adolescents souffrent en silence : problèmes personnels graves, parfois viols, inceste, maltraitance... Leurs résultats à l'école deviennent catastrophiques, et si les enseignants le remarquent, que peuvent-ils faire aujourd'hui ? Ont-ils suffisamment de moyens pour le relever et pour aider ces enfants ?
- "Ils peuvent beaucoup aider. Le problème est parfois de remarquer la chose, de bien la comprendre. J'en parlais avec des enseignants, hier encore, qui me donnaient l'exemple d'une adolescente qui arrivait régulièrement avec des bleus sur le visage. Donc, ils lui posaient évidemment la question d'où cela venait, et elle répondait toujours qu'elle s'était cognée, elle ne voulait jamais dire elle-même les choses. Donc parfois, c'est difficile. Mais quand on sait, évidemment, on peut aider beaucoup."
Est-ce qu'on ne pourrait pas créer des correspondants, vers lesquels les élèves pourraient aller ?
- "Il y a quand même en principe, dans les lycées, des structures qui existent et on a aussi la chance d'avoir des infirmières dans les établissements, qui sont formidables. Pas assez nombreuses, pas assez bien traitées, on va faire de gros efforts pour elles : on va essayer de prendre dans les budgets ce que l'on appelle des "mesures catégorielles", c'est-à-dire de mieux payer les gens, de créer les postes et d'essayer d'avoir des carrières qui soient plus attractives. C'est important."
Ce ne sont pas que des promesses ?
- "Non, c'est ce que l'on est en train de faire, c'est déjà dans la loi de Finances 2003, c'est pour cela que je me permets d'en parler."
L'actualité, c'est cette enquête Sofres pour la FSU, le plus puissant syndicat de l'Education nationale : les enseignants, dans leur majorité, ne défendent plus le collège unique. Quelle évolution ! Le collège unique, il faut le rappeler, intègre tous les enfants jusqu'à la troisième. Quelle est votre réaction ?
- " Les enseignants se heurtent à un problème très difficile, qui est celui de l'hétérogénéité extrême des classes. C'est pour eux le problème numéro un, avec le problème de la démotivation des élèves et avec les problèmes d'incivilité et de discipline. Ce sondage est tout à fait intéressant, parce qu'il montre qu'un certain nombre de professeurs ont le sentiment qu'il faut proposer d'autres itinéraires, d'autres parcours aux élèves dans les collèges."
Alors que faire ?
- "Il ne faut surtout pas casser le collège unique, parce qu'il faut maintenir l'idéal de l'enseignement général pour tous, mais en même temps, il faut vraiment "diversifier les parcours", comme on le dit dans le jargon, c'est-à-dire offrir à tous les élèves des parcours de réussite et notamment de leur permettre, s'ils le souhaitent et avec l'accord des familles, de découvrir des métiers dans le lycée professionnel, voire dans les entreprises, avant la fin de la classe de troisième."
En valorisant l'enseignement professionnel, en améliorant l'orientation, l'information donnée aux familles ?
- "Il faudrait pour cela aussi que les collègues de l'enseignement général connaissent mieux la réalité du lycée professionnel d'aujourd'hui. Quand on va dans les lycées professionnels, ce n'est pas du tout ceux d'il y a vingt ans. On voit des lycées qui sont souvent très bien équipés, où il y a une ambiance chaleureuse, où l'on fait des choses qui sont passionnantes. Mais beaucoup de collègues de l'enseignement général ne le savent pas. Ils ont encore cette image du lycée professionnel comme un lycée poubelle, une voie de relégation, ce qui est complètement faux. Il faut donc aussi faire une information auprès des collègues sur la réalité de l'enseignement professionnel aujourd'hui."
On parle de la création de classes de découverte des métiers, dès la fin de la cinquième ?
- "Tout à fait, on peut faire ce que l'on appelle des "classes en alternance", c'est-à-dire des classes dans lesquelles, par exemple, le matin, les enfants continuent d'avoir l'enseignement général et l'après-midi, ils peuvent aller faire, pendant quinze jours ou trois semaines, des stages, soit dans un lycée professionnel, soit dans une entreprise, soit même dans des ateliers créés à cet effet au sein du collège."
Cela existe déjà ?
- "J'ai demandé aux recteurs, dès le mois de juillet, de les mettre en place pour cette rentrée, dès maintenant. Il en existait à titre expérimental parce qu'il faut savoir qu'on avait supprimé les quatrièmes et les troisièmes technologiques. Et donc, un certain nombre d'équipes enseignantes avaient décidé d'elles-mêmes de mettre en place ce type de classe, parce que cela leur paraissait être la seule façon de répondre aux problèmes de leurs élèves."
Est-ce que vous allez généraliser ces classes ?
- "Oui, il faut les généraliser ou, en tout cas, il faut les étendre autant que de besoin. C'est une très bonne solution, parce que cela permet de maintenir l'idéal de l'enseignement général, mais aussi de proposer aux élèves qui le souhaitent des parcours de réussite différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui. Mais ce qui n'est pas bien dans le collège unique, c'est qu'il ne permet la réussite pour tous."
Qu'attendent les familles de l'école ? Les questions ont été posées dans ce sondage et dans d'autres. Le remplacement des enseignants absents : les parents d'élèves demandent cela. Cela paraît logique ?
- "Cela me paraît en effet un minimum."
La fin des classes surchargées ?
- "Oui."
L'aide aux élèves en difficulté ?
- "Pour l'aide aux élèves en difficulté, ce que je propose avec les classes en alternance, c'est la meilleure réponse de toutes. Il faut savoir qu'au collège, quand un enfant a échoué pendant plusieurs années et qu'on continue à le forcer à être dans une voie d'échec, c'est insupportable."
Les parents demandent aussi une plus grande ouverture sur la vie professionnelle, on vient d'en parler... Une autre enquête montre que 10 % des enseignants seulement pensent que l'école réduit complètement les inégalités sociales. C'est un constat d'échec ?
- "C'est un des grands problèmes de ce début de XXIème siècle : nous constatons, en effet, que depuis trente ans, l'école n'a pas suffisamment réussi à créer l'égalité des conditions. Pourquoi ? Parce que l'école est chargée de remédier aux défauts de la société, mais ces défauts existent dans la société, l'école ne peut pas tout. On lui demande de tout faire, mais il est évident que l'école n'est pas une île, elle est insérée dans une société qui est elle-même inégalitaire. Et on sait très bien que les inégalités se sont parfois creusées dans les vingt dernières années. C'est une découverte étonnante."
Sur la suppression des postes de surveillants, remplacés par des assistants d'éducation : combien d'assistants d'éducation ?
- "Je ne peux pas vous le dire encore, mais je souhaite qu'il y ait en tout cas plus de surveillants..."
Il faut être clair sur ce sujet !
- "Pour vous répondre très clairement, le dispositif actuel des surveillants n'est pas bon. Ce qui était bien dans ce dispositif actuel, c'est qu'il y a une aide sociale aux étudiants ; ce qui n'est pas bien, c'est que les étudiants qui sont aujourd'hui surveillants, évidemment, au moment des examens - ce qui est normal, on ne peut pas leur en vouloir -, sont tous absents des établissements au même moment. Par ailleurs, ils préparent leurs examens dans des conditions très difficiles, avec par conséquent des taux d'échec très élevés. Donc, il y avait 5.600 postes qui étaient vides ; j'avais le choix : ou bien faire appel à de nouveaux personnels pour les remplir, ou bien supprimer ces postes vides pour les remplacer par un meilleur dispositif. Je voudrais remplacer, au moins à même hauteur, pour la rentrée prochaine, pour qu'il y ait au moins autant de surveillants..."
Donc, 5.600 postes d'assistants d'éducation ?
- "Au moins, si possible plus. Et ce que je voudrais, c'est que les étudiants qui seront sur ces postes puissent à la fois être davantage présents réellement dans les établissements et, en même temps, qu'ils puissent préparer leurs examens dans de meilleurs conditions. Comment peut-on faire ? Par exemple, en proposant la validation des acquis de l'expérience, ce qui veut dire qu'on pourra donner aux surveillants qui seront dans les établissements, un certain de nombre de "crédits" à l'université, pour leurs examens, pour le DEUG en particulier."
Si je suis surveillant aujourd'hui, que vais-je devenir ?
- "Vous restez là, il n'y a pas de problème. On ne touche pas à ceux qui sont là."
L'année prochaine aussi ?
- "Absolument. Il faut savoir que les 5.600 postes qu'on a supprimé, c'étaient des postes qui étaient vides, ce ne sont pas des personnes qu'on a renvoyées, on n'a licencié personne, on n'a brisé la vie de personne. Il s'agissait simplement de savoir si on faisait venir des personnels sur ces postes ou sur d'autres types de postes qui seront plus adaptés à eux. C'est ça l'idée."
Seconde partie de l'interview [8h45]
Manifestation nationale 8 décembre : vous n'irez pas manifester, vous êtes enseignant, mais vous n'irez pas manifester ?
- "Peut-être pas."
Cette manifestation, vous la craignez, vous la redoutez, comment la regardez-vous ?
- "De toute façon, une manifestation je l'écoute et je la regarde. Mais je vais vous dire franchement : je n'ai jamais vu qu'on pouvait dans ce ministère réformer sans avoir des manifestations, ça va avec. Et donc, je ne crois pas qu'aucun ministre de l'Education nationale, à moins de ne rien faire du tout, puisse éviter d'avoir des manifestations. Cela dit, on ne prend jamais les choses à la légère, on écoute, on regarde. D'autant que ce qui me soucie dans l'affaire, c'est que nous avons une crise des vocations d'enseignants dans le second degré en particulier, c'est-à-dire que contrairement à ce qui a été dit ces dernières années, on a un vrai problème de recrutement."
Vous manquez de professeurs ?
- "On va manquer de professeurs dans le second degré, et pour des raisons qui sont très inquiétantes. C'est que, beaucoup de collègues aujourd'hui, et c'est là que j'aimerais pouvoir les aider, ont le sentiment que leur métier est devenu trop difficile et qu'à la limite, ça ne vaut pas le coup. Ce qui fait que nombre de collègues qui, par exemple, pourraient passer le Capes ou l'Agrégation, souvent préfèrent aller à l'école primaire, parce que les conditions de travail dans l'école primaire sont quand même plus intéressantes, plus agréables, on ne se heurte pas à la violence, au problème de discipline, de démotivation des élèves. Et donc, je suis, là-dessus, en effet, assez inquiet. J'aimerais beaucoup pouvoir aider les professeurs à ce que leur métier redevienne un métier plus agréable tout simplement, plus vivable."
Là, vous les caressez dans le sens du poil.
- "Non, je crois qu'on a tous intérêt à le faire, ce n'est pas parce que je suis ministre de l'Education nationale, parce que le jour où on n'aura plus de professeurs dans les établissements, on sera tous embêtés."
La violence : vous avez vu ce qui s'est passé peut-être dans l'Isère, à Vorepte, dans un lycée-collège privé, où avant-hier, six gendarmes et leurs chiens sont venus inspecter les internes et vingt élèves tirés au sort. Vous trouvez que ce sont des méthodes... ?
- "Non, cela ne me paraît pas une bonne idée. Cela dit, je vous rappelle quand même un chiffre qui est inquiétant, qui d'ailleurs explique un peu ce qu'on vient d'évoquer : l'année dernière, 81 600 incidents graves signalés, sur les six mois simplement, et dans seulement 75 % des établissements. Ce qu'on appelle "les incidents graves", ce sont des incidents qui sont à la limite de la qualification pénale. Donc, cela veut dire que la vie des professeurs devient quand même devient difficile."
Il y avait un débat : certains voudraient que l'uniforme revienne dans le primaire ?
- "C'est une vieille idée, c'est la nostalgie de la blouse grise... Ce n'est pas une idée qui me déplaît, sur le fond, je suis plutôt d'accord avec ça. Cela dit, je ne crois pas que ce soit au ministre d'imposer l'uniforme à tous les petits enfants. Ce n'est plus la mode. Mais je comprends l'idée qu'il y a derrière, qui est justement d'effacer les différences sociales et d'essayer d'égaliser les conditions. Ce n'est pas une mauvaise idée."
(...)
Il y a une chose qui me scandalise, c'est la carte scolaire, les inégalités à l'école. C'est-à-dire que, si par exemple, on est fils de professeur, on sait qu'on va tomber et qu'on va entrer dans un bon collège ou dans un bon lycée. Est-ce normal ?
- "Non. C'est un problème qui revient sans arrêt, c'est le problème du contournement de la carte scolaire. C'est le sport national, comme vous le savez. Chaque fois que les parents le sentiment que..."
Si je n'ai pas d'influence, eh bien mon enfant...
- "Si vous n'avez pas de "piston", comme on dit... Je crois que cela repose sur un malentendu d'ailleurs considérable. C'est que les parents s'imaginent que tel collège est mauvais ou que tel lycée est mauvais, que tel autre est meilleur. Je vous donne un exemple : l'autre jour, un ami m'appelle en me disant : "ma fille va entrer au lycée La Fontaine à Paris, et je voudrais qu'elle aille à Claude Bernard". Ces deux lycées sont dans la même avenue, ils sont absolument équivalents, il n'y a aucune différence entre les deux. Mais je ne sais pas pourquoi, cet ami avait le sentiment... Evidemment, je lui ai dit qu'il n'y aurait pas d'intervention et que je ne m'amusais pas à faire ce genre de chose. Je ne contourne pas la carte scolaire, je suis contre. Mais il faut voir qu'il y a derrière une espèce d'angoisse des parents, avec la conviction que tel établissement est calamiteux, que tel autre est bien meilleur. Ils sont prêts à tout pour essayer de contourner la carte scolaire. Alors, évidemment, on peut toujours se débrouiller. Mais je pense qu'il faut maintenir fermement le cap et qu'il faut faire en sorte qu'on ne puisse plus contourner la carte scolaire. C'est très difficile mais il faut empêcher ces dérives."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 20 novembre 2002)