Interview de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée à la recherche et aux nouvelles technologies, à "Radio Classique" le 13 décembre 2002, sur l'échec de la fusée Ariane et les mesures présentées par le Gouvernement pour favoriser l'innovation dans les entreprises.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

E. Cuny-. Comment rendre l'entreprise plus compétitive dans le contexte concurrentiel international, comment renforcer l'attractivité du territoire, alors qu'on le sait, la France accuse un sérieux retard en la matière ? Le Gouvernement a présenté cette semaine sa politique en faveur de l'innovation. Que comprend ce plan, comment le réaliser, à quelle échéance ?
Avant de regarder au plus près ce plan innovation, un mot du triste échec d'Ariane V, intervenu hier. En sait-on un peu plus sur les causes de l'accident ?
- " D'abord, je voudrais souligner qu'effectivement, c'est une déception importante pour nous que cet échec du tir du vol 154, en sachant qu'à partir de maintenant il faut bien analyser les causes de cet échec, qui semblent plutôt liées à un dysfonctionnement du moteur Vulcain 2, un problème sur la propulsion, à analyser donc en détail, de façon à prendre les bonnes mesures pour regarder à nouveau vers l'avenir et faire en sorte que l'on puisse reprendre, à la fois, lanceur et lancement de satellites le plus rapidement possible. "
Ce n'est pas le premier échec, malheureusement, pour cette fusée nouvelle génération. Qu'est-ce qui lui pose problème en fait ? On parle peut-être d'une question de poids embarqué. Le module plus léger fonctionnerait mieux que le module lourd ?
- " Je crois qu'il faut laisser aux experts, maintenant, l'analyse complète de ces éléments. Je crois que cela doit nous poser quand même quelques questions sur l'organisation, aussi bien au niveau de l'expertise technique que du fonctionnement du système au niveau européen. De toute façon, nous avons cette volonté d'avoir une politique spatiale européenne ambitieuse. Donc il faut s'en donner les moyens, aussi bien sur le plan politique que sur le plan technique. "
Hier matin, nous avons entendu et vu l'émotion du directeur général d'Arianespace, J.-Y. Le Gall. Vous-même avez rendu hommage aux équipes anéanties par ce qui aura des conséquences économiques très lourdes. L'occasion peut-être pour vous de souligner aussi que l'aventure spatiale, que vous connaissez si bien pour l'avoir vécue, c'est aussi une grande aventure humaine ?
- " C'est une grande aventure humaine, c'est une aventure technique et scientifique. Cet échec récent nous montre la complexité des technologies dans ce domaine particulier, à savoir qu'effectivement, c'est un travail d'équipe, que l'équipe est solidaire quand tout marche bien, elle est solidaire dans l'adversité, c'est un peu le sens du message que j'ai voulu délivrer. De dire que cette équipe doit se reformer et doit travailler pour progresser. Mais c'est vrai que cette notion d'aventure humaine, elle se trace à travers une longue histoire de participation à une histoire spatiale européenne. Nous avons encore des tas de choses à démontrer. "
Venons-en au Plan innovation que vous venez de présenter avec la ministre en charge de l'Industrie, N. Fontaine. Ces mesures répondent à un besoin. Petit rappel peut-être avant : la recherche française, ce sont 32 milliards d'euros consacrés, plus de 320 000 personnes. Mais la production nationale de brevets n'est pas fabuleuse. Alors, quels handicaps rencontre la recherche française, aujourd'hui ?
- " Effectivement, nous avons quelques indicateurs récents qui montrent que, malgré un financement public important de la recherche, malgré effectivement, un nombre de chercheurs et une compétence dans le domaine des publications scientifiques important, nous avons un déficit dans cet aspect, passer de la recherche à l'innovation, et dynamiser ce qui est l'introduction de la recherche dans la croissance économique, dans le progrès et dans la création d'emplois. Donc, c'était une nécessité, on le voit, par exemple, à l'indicateur du dépôt de brevets qui est entre 5 et 6 % pour la France, donc un retard au niveau européen et au niveau international. Nous avons donc décidé de mettre ensemble un certain nombre de mesures, avec N. Fontaine, ministre déléguée à l'Industrie, pour pouvoir justement, redonner une dynamique. Ce plan de l'innovation comporte différents volets : il y a un volet qui est de pouvoir relancer davantage la participation des entreprises dans cet effort de développement R et D. Il y a une deuxième partie qui est d'améliorer la synergie entre recherche publique et recherche privée. "
On va voir cela dans le détail. Le Gouvernement vise un objectif de 3 % du PIB en dépenses de recherche à l'horizon 2010, contre 2,2 actuellement. Et pour parvenir à cet objectif de 3 %, il faudrait accroître l'effort de près de 40 % en huit ans. N'avez-vous pas placé la barre un peu trop haut ?
- " Cet objectif de 3 % du PIB est un objectif ambitieux, c'est un objectif national et européen, qui se compose de la part de recherche publique et de la part de recherche privée. Comme je le disais précédemment, nous avons un financement public qui est à un bon niveau, au niveau européen. Je crois que maintenant il faut savoir peut-être mieux le gérer, pour mieux valoriser la recherche publique. Notre participation en recherche privée n'est que de 54 % - c'est la composition de cet objectif de 3 %. Elle peut être beaucoup plus élevée dans certains pays : jusqu'à 70 % au Japon, 66 %, en général deux tiers de la participation dans la plupart des pays. C'est notre objectif pour 2010. Donc à partir d'une recherche publique, un effet de levier pour entraîner avec nous, encore plus dynamiser la recherche industrielle. Nous avons des possibilités, dès cette année, d'être sur la courbe de croissance vers les 3 %, et nous avons une vision à long terme, donc pour 2010 nous restons sur cet objectif. "
L'Etat définit effectivement la ligne et les objectifs. Après, il y a les acteurs sur le terrain. La recherche passe aussi et surtout par l'entreprise. Qu'attendez-vous de ces entreprises, que leur dites-vous aujourd'hui ?
- " Que la France peut être un pays attractif pour pouvoir développer effectivement son projet, celui issu de la recherche, son projet de création d'entreprise, quand on va jusqu'au bout. Et l'objectif des mesures que nous proposons, c'est justement de pouvoir attirer, à la fois ce qui est à l'origine de l'innovation, donc le monde de la recherche - recherche publique/recherche privée - et les investisseurs qui pourront soutenir ceux qui souhaitent créer leur entreprise. Création d'entreprise mais aussi soutien de cette entreprise tout au long de sa formation. Donc, en fait, ce plan se compose de mesures qui sont fiscales ou administratives, par exemple sur le statut des investisseurs providentiels, le statut de la jeune entreprise innovante. "
C'est-à-dire, par exemple, sur ce point précis, il y a des incitations, notamment fiscales ?
- " Oui, tout à fait. Au plan par exemple, de la jeune entreprise innovante, donc sur huit années, un statut un peu particulier, qui permettrait d'avoir une exonération d'impôts sur les sociétés, exonération de charges sociales, patronales, exonération de taxes locales, et que, ça soit en fait la possibilité de le ressentir un peu comme un choc psychologique, pour dire "oui", la France est une terre accueillante pour ceux qui veulent créer leur entreprise. Donc au plan fiscal, nous avons essayé d'élaborer, c'est encore en cours de définition, avec les partenaires nous avons eu une longue consultation qui s'est déjà mise en place et qui va se poursuivre, à partir de la présentation que nous en avons faite il y a quelques jours. Mais l'objectif est donc de pouvoir engager, donner confiance pour s'engager. "
Il y a des aides fiscales, effectivement, de nouvelles aides ciblées en faveur de l'innovation, et puis il y a également la valorisation de la recherche par les entreprises, notamment, je pense au doctorat en entreprise que vous souhaitez développer ?
- " Voilà. Pour pouvoir amener à la création d'entreprise, il faut qu'il y ait à la base ce socle de recherche qui puisse par sa création de valeur dans l'innovation pouvoir être transféré. Et ça, c'est l'avenir des jeunes, c'est l'avenir d'une culture commune, d'entreprendre, qui n'est pas encore tout à fait présente comme on le souhaiterait. On a donc une action de sensibilisation qui peut commencer dès le lycée, dans les écoles. On va augmenter, multiplier par deux le nombre des boursiers, des boursiers SIFRE [phon.] qui sont en stage à l'intérieur de l'entreprise et qui vont donc pouvoir permettre d'avoir ce dialogue entre recherche publique et recherche privée. Beaucoup de ces doctorants feront des stages en entreprise, donc vont pouvoir faire passer ce message et cette connaissance. Et puis une sensibilisation à la protection intellectuelle, le dépôt de brevet. Je crois qu'on l'a évoqué en début d'émission : il faut qu'on sensibilise, qu'on fasse prendre conscience que c'est important. Donc, des primes pour le dépôt de brevet, le dépôt et la délivrance du brevet. Et puis augmenter cette synergie aussi, sous forme contractuelle entre public et privé, avec des formes d'évaluation de la carrière des chercheurs qui se diversifient, et qui seront tout à fait prise en compte. "
Tout cela, c'est bien mais à quelle échéance ? Parce que maintenant il y a un travail parlementaire qui va se faire. Là, ce sont des propositions. Est-ce qu'il y a eu d'ailleurs concertation, est-ce qu'il va y avoir concertation avec les acteurs, les chefs d'entreprise, etc. ?
- " Il y a eu concertation avant la présentation de ce plan. Dès sa présentation, le 11 décembre, un livre blanc a été mis en ligne sur les sites du ministère de l'Industrie et du ministère de la Recherche et puis diffusé dans sa version papier, pour aller jusqu'au 15 février, une réflexion approfondie avec les acteurs de la recherche, du domaine public, du domaine privé. A la fin de cette consultation, un rapport va être présenté - ministère de l'Industrie, ministère de la Recherche - sur la précision, l'affinement de certaines des mesures, que ce soit sur le crédit impôt-recherche, les statuts particuliers dont on a parlé, cette incitation fiscale. Et ce qui devra conduire [au stade] législatif sera mis en place à partir du mois de mars 2003. Certaines mesures peuvent être prises par des [inaudible] simples, par exemple, le fait de faire entrer certains organismes de recherche, comme les EPIC, dans le processus de la loi innovation de 1999, ça peut se faire par décret, ne nécessitent pas une révision parlementaire. Donc, différentes activités, mais un paquet parlementaire qui sera présenté pendant le premier semestre 2003. "
Vous parliez à l'instant du fameux crédit impôt-recherche, créé il y a une vingtaine d'années maintenant. On présente le système très efficace mais contraignant pour les entreprises. Vous allez vers une réforme de ce crédit impôt-recherche, vous allez le modifier ?
- " On a tout à fait pris conscience, effectivement, que ce crédit impôt-recherche devait être rénové, amplifié, peut-être partir sur de nouvelles bases. On se donne un peu de temps pendant le début de cette année 2003 pour bien affiner. Mais dès 2004, effectivement, il y aura une utilisation différente du crédit impôt-recherche. On précise simplement les [...] parce que vous savez que ça peut être un accroissement en volume. On a déjà des bonnes idées parce qu'on a travaillé avec les différents partenaires, on veut trouver la bonne formule qui permette de dynamiser aussi bien les petites entreprises, que les plus grandes qui s'investissent en R-D. "
Question concernant l'actualité immédiat, c'est l'élargissement de l'Union européenne, en débat actuellement au Sommet de Copenhague. Qu'en attendez-vous en termes de coopération au niveau scientifique et de la recherche ? La France profitera-t-elle de l'élargissement de l'Europe pour élargir également ses partenariats en termes de recherche ?
- " J'ai évoqué, sur le thème de l'innovation, le fait qu'on ait des objectifs européens communs, comme ces 3 %. Bien sûr, sur le plan de la recherche, les orientations prioritaires ,en ce moment, c'est donner davantage corps à la création d'un espace européen de la recherche. Il nous faut des masses critiques, il nous faut une possibilité de s'exprimer sur le plan scientifique, sur le plan des infrastructures, à l'échelle européenne. On a commencé à très bien le construire aux Quinze partenaires, actuellement, avec des pôles d'excellence, des réseaux intégrés qui permettent de travailler sur des projets ambitieux. On avait beaucoup de relations bilatérales avec les autres pays qui vont venir élargir. Je crois que nous avons beaucoup de choses à pouvoir construire ensemble. Il faut passer d'un cadre qui a été bilatéral à ce cadre européen maintenant. Nous en avons les structures et nous connaissons ces équipes, dans le domaine bilatéral, avec ces nouveaux pays qui approchent et qui ont soit une expertise technique, soit une expertise intellectuelle sur laquelle on peut encore améliorer tout ce qui sera connaissances et savoirs acquis en commun ".
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 16 décembre 2002)