Article de M. Lionel Jospin, Premier ministre, dans "Le Nouvel Observateur" du 10 septembre 1998, sur le capitalisme et la crise économique et financière, notamment en Asie du sud est, au Japon et en Russie et les enjeux de la régulation des marchés financiers, intitulé "La crise mondiale et nous".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Les crises ont une vertu : elles ruinent, au moins pour quelque temps, les conformismes; elles bousculent les certitudes. Comme les frissons et les fièvres, elles sont des signes, des symptômes de maladies plus sérieuses, d'atteintes plus profondes. Le temps de la bourrasque venu, il n'est plus possible, même pour les habituels thuriféraires du libéralisme, de la globalisation sans frontières, du règne sans frein des marchés, de nier ce que peut provoquer un capitalisme incontrôlé.
Le capitalisme - le mot lui-même en témoigne - a fait dès le XIVème siècle ses premiers pas - et ses premiers faux pas - dans la finance. Même s'il s'est développé depuis en prenant des formes industrielles, il n'a jamais renié cette marque originelle. Sa dernière mutation - celle de la globalisation - est conforme à cette constante. Si les forces du capitalisme, jusqu'alors fragmentées, se sont fondues et ont gagné en puissance avec la disparition de l'URSS et l'intégration croissante des marchés émergents, elles conservent leur talon d'Achille : cette tendance à l'accumulation de l'argent pour l'argent - bien au-delà des fins productives qu'elle sert -, qui explique tant d'imprudences et nourrit soudain les peurs, voire les paniques. Mexique en 1982, puis en 1994, Asie du Sud-Est et Japon depuis 1997, Russie aujourd'hui : la récurrence des crises financières récentes ne fait que souligner ce trait constitutif du capitalisme. Ces crises comportent, à mes yeux, trois enseignements : le capitalisme reste instable ; l'économie est politique ; la mondialisation appelle la régulation.
Le capitalisme reste instable
Ce siècle nous le montre : si le communisme a été détruit par le totalitarisme, le capitalisme, lui, a été sauvé par la démocratie. Si le capitalisme a perdu, depuis 1989, son adversaire et rival attitré, il n'en est pas plus autant à l'abri. Le meilleur ennemi du capitalisme peut être le capitalisme lui-même.
L'économiste américain Lester Thurow écrit que l'économie s'apparente à la géologie : le capitalisme est parcouru de lignes de fracture qui sont autant de failles, porteuses de secousses à venir. On ne sait ni où, ni quand, ni comment le tremblement de terre se produira ; on a néanmoins la certitude qu'il se produira. L'étrange, dès lors, est que ces crises, lorsqu'elles surviennent, semblent prendre de court la plupart des observateurs concernés. Bien que prévisible, le séisme laisse comme stupéfaits les acteurs du système financier. Des acteurs qui ont leur part de responsabilité dans le déclenchement des secousses.
Comme celles qui l'ont précédée, la crise financière actuelle a ses ressorts spécifiquement financiers. Les marchés financiers sont trop souvent animés d'une logique de court terme qui les conduit à préférer le profit d'aujourd'hui à la croissance de demain. Le temps de la Bourse, trop vif dans son mouvement - puisque techniquement instantané -, trop court dans sa vision, n'est pas celui de l'économie et encore moins celui des sociétés. Prompts à s'émouvoir, lents à raisonner, les marchés financiers ont aussi la mémoire courte. Une fois la crise passée, et malgré la clarté de ses enseignements, les opérateurs retrouvent leur myopie, ayant tout oublié et rien appris. Peut-être parce qu'il leur faudrait aller plus loin qu'une analyse purement financière.
Le capitalisme ne souffre pas seulement d'une hypertrophie de sa finance, il nourrit une faiblesse constitutive. Dans le même temps où il crée des richesses, il les concentre à l'excès ; s'il assure, par le progrès technique, un essor continu de la production, il tend à exclure du monde du travail un nombre de plus en plus grand d'hommes et de femmes. Il porte en lui cette source de déséquilibre. Et à ce déséquilibre interne, seul un contrepoids peut répondre : le politique.
L'économie est politique
Dans les crises d'aujourd'hui, l'activisme financier n'est pas seul en cause. Les dérèglements de l'économie et la défaillance du politique y ont leur part.
La crise financière des pays du Sud-Est asiatique sanctionne ainsi l'échec d'un modèle de développement. La croissance de cette partie du monde était réelle et elle reviendra. Mais seul l'établissement de régimes vraiment démocratiques, l'affirmation d'un mode de développement social plus égalitaire, le respect de règles prudentielles et de normes bancaires pourront en garantir la pérennité.
La crise japonaise, elle, est une crise de la décision politique. Au Japon, la puissance publique a laissé s'accumuler des centaines de milliards de créances douteuses dans le système bancaire. Il faut avoir la force et la volonté de tailler dans le vif, pour cantonner, puis éliminer, ce qui est suspect et libérer ce qui est sain.
La crise en Russie, plus complexe encore, est une crise de la transition. A l'effondrement d'un système étatique, centralisé, autoritaire et sclérosé, a succédé un libéralisme sauvage et décervelé. On pourrait même aller jusqu'à dire qu'il n'y a pas eu de transition en Russie. Comme si, par une sorte de revanche lointaine sur la révolution de 1917, certains avaient voulu une révolution à l'envers, une révolution libérale, et, pour la deuxième fois, écartant le gradualisme, forcer et précipiter l'évolution historique. Avec de formidables effets déstabilisateurs.
La crise actuelle jette une lumière crue sur les résultats de cette libéralisation à marche forcée. En voulant "moins d'Etat", on a laissé se développer une jungle toujours plus touffue. Là où l'on voulait "plus de liberté", on a laissé s'installer la loi du plus fort. La fortune de quelques-uns s'est bâtie sur le sort aggravé des autres. Ces déséquilibres profonds retentissent dans la sphère financière.
On a cru qu'il suffirait de supprimer le carcan de l'économie planifiée pour que naisse une économie de marché. Alors que tout aurait dû militer pour une transition progressive, on a voulu, de façon trop brutale - et les pays occidentaux ont eu là leur part de responsabilité -, imposer à une société un modèle qui lui était foncièrement étranger. Avec ce résultat paradoxal qu'on a réveillé la nostalgie du passé, un passé qui pourtant ne reviendra pas. A nier l'Histoire, on la fait bégayer. Ce dont la Russie a besoin, ce n'est pas du retour de son passé, mais d'un avenir.
L'urgence est en Russie de restaurer les fonctions normales de l'Etat : collecter l'impôt, assurer la sécurité, faire respecter la loi. Il ne peut y avoir de marché sans Etat. L'économie de marché nécessite des règles, des institutions solides, de la stabilité, une organisation.
Toutes ces crises dissipent une illusion : celle de l'autonomie de la sphère économique, affranchie du système politique, de l'organisation sociale, de l'histoire même des nations. La crise financière ne condamne pas l'économie de marché, qui reste un indispensable outil d'allocation des ressources. Elle proscrit la marchandisation totale d'une société - ce que j'ai appelé la "société de marché". Elle montre qu'il n'y a pas d'économie saine sans Etat solide, sans norme de droit appliquée par tous, sans cohésion et sans protection sociales, sans respect des peuples et sans conscience de l'Histoire.
J'y vois la nécessité d'affirmer une politique nationale. En France, c'est ce que nous faisons. Non pour nier la mondialisation ni oublier les contraintes de la compétition. Mais pour les appréhender avec nos objectifs, pour rester un pays acteur de sa propre histoire. Les nations, représentatives des peuples, cadres de la démocratie, doivent rester des sujets de la réalité mondiale.
D'où l'importance du dialogue entre les nations. Je respecte le principe de non-ingérence, je pratique les usages diplomatiques. Mais la non-ingérence n'est pas l'indifférence. Et la diplomatie n'exclut pas l'échange sincère des points de vue ni la franchise. A quoi sert de multiplier sommets et rencontres bilatérales si l'on n'y pratique que les approbations, les embrassades ou les silences prudents ? Le sort de l'économie mondiale, l'avenir de la communauté internationale sont notre bien commun. Si telle ou telle politique, leur est dommageable, il est du devoir de chacun, dans le respect des personnes et des peuples, de le dire. C'est là notre responsabilité collective. C'est ainsi que nous instaurerons la régulation dont notre monde a besoin.
La mondialisation appelle la régulation
La globalisation de l'activité économique exige, pour en récolter les fruits comme pour en maîtriser les excès, une globalisation équivalente des politiques. Il ne saurait y avoir d'économie mondiale sans régulation mondiale. A problème global, réponse globale : voilà le réalisme auquel nous invite le XXIème siècle.
Le premier enjeu de la régulation à venir est de revoir le fonctionnement des marchés de capitaux. La crise actuelle témoigne de l'instabilité engendrée par un développement non maîtrisé des marchés financiers. Elle montre à tous, clairement et brutalement, que le marché doit avoir des règles, des règles que l'on ne peut méconnaître sans encourir de grands risques. Le Fonds monétaire international et la Banque des règlements internationaux reconnaissent aujourd'hui cet impératif. Il s'agit d'imposer des règles prudentielles et de transparence, de combattre la délinquance financière, voire de réfléchir aux moyens d'encourager les bons flux financiers - ceux qui servent véritablement l'activité économique - et de décourager les autres. A cet effet, il faut étendre les compétences du FMI aux mouvements de capitaux, accroître rapidement ses ressources et approfondir sa légitimité, par exemple en renforçant le rôle du Comité intérimaire, qui en constituerait en quelque sorte le "gouvernement politique". Il faut traiter le problème posé par les centres financiers offshore, qui constituent un obstacle à la transparence des activités financières et au contrôle prudentiel, en même temps qu'une facilité pour la criminalité. Autant de points qui ont été évoqués lors du Sommet de Birmingham, en mai dernier, en vue de "renforcer l'architecture financière mondiale". Autant de questions qu'il faut désormais prendre à bras-le-corps.
Il faut ensuite reconstruire un système monétaire international. Il ne s'agit pas de revenir à l'ordre ancien, celui, aujourd'hui disparu, né des Accords de Bretton Woods en 1945, - encore qu'il ne serait pas inutile d'en retrouver l'esprit. La globalisation financière n'est pas compatible avec un retour aux méthodes du passé, en l'espèce au système de changes fixes généralisé. La souplesse est indispensable au fonctionnement de l'économie d'aujourd'hui, mais la souplesse n'est pas l'instabilité. La voie à suivre est donc celle de la constitution de larges ensembles économiques régionaux - allant jusqu'aux unions monétaires -, articulés entre eux par un régime de changes flexibles, mais maîtrisés. C'est sans doute cette combinaison qu'il faudra faire vivre à l'échelle internationale, pour accroître la coordination entre les grandes zones. Encore faudra-t-il associer les pays en voie de développement à la "gestion" des marchés financiers mondiaux.
Si la crise actuelle nous fait prendre conscience des errements du passé, elle doit nous permettre de progresser vers plus de coopération et de coordination, c'est-à-dire plus d'harmonie et moins de désordres.
Sur tous ces sujets, l'Europe peut donner l'impulsion. Elle en a la légitimité, grâce à la stabilité qui la caractérise depuis le début de ces crises. L'Europe a su s'unir et réalise l'euro. En permettant aux pays qui y participent de traverser cette crise sans encombre monétaire, la future zone euro a subi avec succès son baptême du feu. La coordination économique européenne, amorcée grâce au Conseil de l'euro, sort renforcée de l'épreuve. L'Europe en a aussi l'assise politique, grâce à une configuration dans laquelle les forces de gauche, naturellement sensibles à cette démarche, sont majoritaires. Elle doit en avoir la volonté.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 décembre 2001)