Texte intégral
(Déclaration à Bogota, le 29 novembre 2002) :
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Quelle émotion pour moi d'être parmi vous ce matin, ici, en Colombie, à Bogota, dans la bibliothèque Arango. Dès l'enfance, j'ai aimé votre pays, votre peuple, votre terre. Quelle douleur de voir aujourd'hui tant de souffrance, mais aussi quelle joie de retrouver tant d'amis, debout, présents, pour préparer l'avenir. En survolant l'Atlantique et découvrant au loin les terres mauves de votre continent, je repensais au chemin parcouru, depuis cette première rencontre, à l'aube du 12 octobre 1492 sur la plage de Guanahani. Je repensais aux grandes révolutions de Bolivar, de Miranda, de San Martin ou de Sucre, à ces moments de l'histoire où tout bascule.
Je suis heureux de revenir sur votre terre pour vous parler d'un avenir qu'il nous revient de construire ensemble, par delà les deux rives de l'Océan et de l'histoire.
Longtemps le monde s'est divisé entre deux blocs : l'Est et l'Ouest. Les frontières des idéologies recouvraient celles des territoires et des économies. La chute du Mur de Berlin a bouleversé la donne.
Mais il reste à inventer de nouveaux repères, alors que resurgit la tentation de la peur et du repli sur soi.
Du Nord au Sud, les inégalités se creusent, laissant de côté ceux qui ne parviennent pas à suivre le rythme de la mondialisation. Et les plus riches ferment trop souvent les yeux, gagnés par le scepticisme ou par l'indifférence.
Quel paradoxe ! Jamais nos destins n'ont été aussi étroitement liés qu'aujourd'hui. Cela fait plus de deux siècles que l'Amérique latine dessine notre horizon. De part et d'autre de l'Atlantique, c'est un cercle d'amitié, d'échanges, et de solidarité. Pourtant jamais les risques n'ont été aussi menaçants. Affrontons-les ensemble, qu'il s'agisse du terrorisme, de la prolifération des armes de destruction massive ou encore de l'intégrisme, du développement des réseaux mafieux, du crime organisé et des trafics de drogue. Ne laissons pas resurgir le visage de la haine et de l'intolérance. Sachons répondre à ces nouveaux défis pour édifier un monde plus juste.
Défi de la démocratie tout d'abord. En dix ans, l'Amérique latine a connu une évolution remarquable, consacrée par la Charte de Lima. Partout, les constitutions ont été modernisées, avec une démocratie "participative", avec de nombreux efforts pour répondre aux nouvelles revendications identitaires et culturelles.
Et ce mouvement s'amplifie. Des lois de décentralisation souvent audacieuses ont été adoptées, la défense des droits de l'homme a été mise en avant dans la plupart de vos constitutions. Les institutions sont plus solides, face aux crises économiques et politiques. Les élections se déroulent désormais sans heurts, et nous voulons croire que coups d'Etat et "pronunciamientos" appartiennent au passé, même si l'instabilité politique menace encore trop souvent. La démocratie et l'Etat de droit doivent être chaque jour défendus, renforcés, consolidés.
Le défi de l'économie ensuite, avec les affres de la pauvreté, son cortège de misères, d'injustices, de violences, de personnes déplacées. Et comment oublier la crise financière ? Elle frappe l'Argentine de plein fouet risquant de se propager. Nous sommes solidaires de l'Argentine, comme de tous les pays menacés par la crise. Le devoir de la communauté internationale est aujourd'hui de protéger les Etats et les populations contre les ravages de ces ondes de choc.
Si l'ouverture est nécessaire, elle ne doit pas accentuer les fractures, ruiner les promesses d'égalité des chances, miner la valeur même du travail. Face à de telles évolutions, comment s'étonner que la mondialisation, ici comme chez nous, suscite crainte, inquiétude et même rejet, à Porto Alegre comme à Gênes.
Tous ces messages doivent être entendus, car il n'est pas de développement durable sans adhésion des populations. Pour cela, il faut relever le défi le plus profond, le défi social. Améliorons l'accès de tous à la santé, à l'éducation, aux biens les plus élémentaires.
Accélérons la marche vers la paix, la démocratie, le développement. Il y a urgence à rétablir de véritables politiques sociales : car ce n'est qu'ainsi que l'Etat peut renouveler le contrat qui le lie à son peuple, ce n'est qu'ainsi qu'il trouvera la légitimité nécessaire à l'exercice de sa mission.
Soyons aujourd'hui convaincus que la jeunesse de votre continent est son meilleur atout, avec cet appétit de connaissances, - quel bel exemple que toutes ces universités ancrées sur la terre colombienne ! - avec cette soif de bâtir, cet enthousiasme, cette énergie, cette créativité. Conjuguons-les ensemble !
C'est dans les tréfonds de leur identité et de leur culture que les peuples trouvent la force nécessaire. Celle de l'Amérique latine est riche, foisonnante, trépidante. Elle est la source d'une vitalité extraordinaire qui fascine sans cesse l'Europe, d'une inspiration qui doit guider l'action et la volonté du renouveau.
Je me souviens de cette histoire racontée par José Enrique Rodo, d'un enfant découvrant par hasard une coupe de cristal . Il la frappe d'un jonc et en tire une musique délicate. Il la remplit de sable. Dès lors, elle reste muette. Déçu, prêt à briser la coupe, il aperçoit une fleur. Il la cueille et la plante dans le sable de la coupe, et la musique perdue laisse place à la promesse des couleurs.
Comme cet enfant, ne jetons pas la coupe de notre monde nouveau. Changeons-le plutôt.
Face à un univers souvent hostile, toujours mystérieux, les mythes qui fondent votre culture nous parlent de la vie.
Les nouvelles générations d'artistes, d'écrivains ou de cinéastes latino-américains montrent avec un réalisme sans complaisance les souffrances du quotidien, mais reflètent aussi une profonde humanité. La peinture des situations extrêmes, de l'homme trop gros pour piloter une grue dans le "Monde grue" de Pablo Trapero jusqu'au mystérieux passé révolutionnaire du vieil homme des "Amours chiennes" d'Alejandro Gonzalez Irrarritu, exprime toute la richesse d'un symbolisme qui appelle toujours la quête d'un sens, la réflexion sur l'histoire, le renouveau de la solidarité. Aujourd'hui, le monde est porteur d'un espoir, celui d'une réconciliation, celui d'une ouverture. En ce début de siècle, nous devons tous, plus que jamais, faire preuve de solidarité : l'interdépendance des sociétés et des économies s'impose à nous et nous ne pouvons ignorer ce qui se passe d'un continent à l'autre.
Car la solidarité est une nécessité absolue, comme nous le murmurait déjà Octavio Paz dans son poème de la "Jarre cassée" :
"Il faut rêver jusqu'à la source, remonter les siècles en ramant,
"Au-delà de l'enfance, au-delà du commencement,
"Jeter à bas les murs entre l'homme et l'homme, réunir à nouveau ce qui a été séparé."
Cette solidarité retrouvée doit se déployer en priorité dans deux directions :
d'abord, celle de la cohésion régionale. Elle seule permet de constituer de vastes ensembles humains de paix et d'échanges. De même que les peuples d'Europe continuent de se regrouper, les nations d'Amérique latine doivent resserrer leurs liens et approfondir leur intégration. Car il y a tant de correspondances, tant de résonances entre l'Europe et l'Amérique latine .
Cette force de rassemblement est déjà en marche : le vieux rêve de Simon Bolivar se renouvelle. En témoignent la relance du Pacte andin, devenu depuis lors la Communauté andine des Nations ; la création du Mercosur ou encore le Système d'intégration de l'Amérique Centrale, qui continue de se développer. A chaque fois, il ne s'agit pas seulement d'unir les économies mais aussi de construire des projets politiques. Et les résultats sont là : aujourd'hui, contrairement à nombre de régions du monde, les pays d'Amérique latine savent régler pacifiquement leurs différends.
Poursuivons ces efforts. Nos identités et nos avenirs sont en jeu. Nous avons besoin de stabilité, d'ensembles cohérents capables d'assurer et de défendre la paix, d'apporter leur pierre à l'édifice d'un monde interdépendant.
Ensemble, il nous appartient d'imaginer, d'inventer et de construire un monde ouvert, fort de plusieurs pôles. Et l'Amérique latine doit devenir naturellement l'un d'entre eux. Ainsi nous serons mieux armés pour agir.
La France et l'Europe croient en l'Amérique latine, acteur essentiel sur la scène internationale, pilier de paix et de stabilité. Peuples d'Amérique latine, écrivons ensemble cette nouvelle page de l'histoire ! Rassemblons nos énergies, unissons nos efforts et nos destins !
La coopération entre l'Europe et l'Amérique latine : tel est bien le deuxième axe de cette solidarité qu'il faut renouveler. Nous partageons les mêmes sensibilités face aux problèmes du monde. La recherche d'une solution à la crise iraquienne en fournit un exemple percutant. Seule l'action collective fondée sur la responsabilité, le respect du droit et de la morale, est de nature à faire prévaloir des solutions légitimes et acceptées par tous. C'est la condition de la stabilité et de la paix dans le monde. La France se félicite à cet égard de la qualité de la coopération avec les Etats, dont la Colombie et le Mexique, et demain le Chili, qui représentent votre continent au sein du Conseil de sécurité.
Nous partageons également avec l'Amérique latine une même vision du rôle de l'Etat, de sa responsabilité au bénéfice des citoyens. Il doit continuer à jouer un rôle décisif dans la régulation du jeu économique et financier ainsi que dans les rapports sociaux, afin qu'ils ne soient pas soumis aux seules règles du marché, afin qu'ils ne brisent pas l'élan des peuples.
Lutter contre les crises financières et contre les effets du ralentissement économique mondial sur les pays émergents fait partie de nos préoccupations communes. Nous souhaitons réfléchir avec vous aux moyens de réformer l'architecture financière internationale. La situation dramatique de l'Argentine nous pousse à agir vite. Ce sera l'une des priorités de la Présidence française du G8 en 2003. Car nos divergences, notamment au sujet de l'agriculture, ne doivent pas nous faire oublier nos convergences. Elles ne doivent pas nous faire perdre de vue nos objectifs.
L'Amérique latine est, avec l'Europe, l'un des foyers les plus vivaces de la diversité culturelle. La France souhaite faire avancer sur le plan international, avec vous, la définition de règles permettant à toutes les cultures de trouver leur place dans un monde qui doit résister aux risques de dessèchement de la pensée. De grandes échéances nous attendent, tant à l'OMC qu'à l'UNESCO, au sein de laquelle nous proposons l'adoption d'une convention sur la diversité culturelle.
Ces responsabilités vont de pair avec les défis du développement durable que la communauté internationale a abordés pour la première fois dans leur globalité au Sommet de Rio en 1992. La France a annoncé à Johannesburg qu'elle s'engagerait résolument en faveur des grands enjeux de notre planète : l'eau, l'énergie, le changement climatique et la protection de la biodiversité. Ce dernier thème retient particulièrement l'attention de la France, qui affirme en Guyane sa responsabilité de pays amazonien.
Comme nous y a exhortés le président Chirac, il faut "mondialiser la solidarité". Nous y réussirons avant tout par une étroite coopération entre nos deux régions reliées par l'Océan, cette "mer de la découverte" que célèbre Carlos Fuentes.
L'Europe et l'Amérique latine doivent se tourner l'une vers l'autre et mettre en commun leurs qualités et leurs volontés au service des valeurs que nous défendons.
En 1983, l'Europe a soutenu la constitution du Groupe de Contadora, et la mise en uvre de solutions négociées aux conflits centraméricains. Avec le Groupe de Rio né de ce processus, l'Union européenne a institué, à l'initiative de la France et de l'Espagne, des sommets Union européenne-Amérique latine et Caraïbes. L'Europe s'associe également de plus en plus étroitement avec le Mexique, le Chili et le Mercosur. Poursuivons et approfondissons ce dialogue politique, afin de tisser la trame d'un avenir partagé.
Renforçons également nos liens économiques. Trois des cinq premières économies régionales ont déjà pour principal partenaire commercial l'Union européenne. Les investissements directs des pays européens dans la région se situent désormais à un niveau équivalent à ceux des Etats-Unis. A forte valeur ajoutée, ces investissements garantissent pour les années à venir un impact considérable car ils ouvrent la voie aux transferts de technologies et à la modernisation des économies.
Ensemble, redonnons force et vitalité à la coopération latino-européenne. Joignons, comme nous y invitait Victor Hugo, "la lumière de l'Europe au soleil de l'Amérique".
La France souhaite être un trait d'union entre ces deux régions du monde.
D'abord, parce que nous sommes, comme vous, le produit d'un formidable brassage de populations de toutes provenances marqué par l'empreinte de la latinité. L'apport et l'influence de l'Amérique latine sont à l'image des liens secrets que tissaient à Montevideo la peinture de Figari et les poèmes de Supervielle, ou dans le Paris de la bohème les écrits d'Oswaldo de Andrade et de Cendrars ; à l'image des entrelacs de nos deux cultures pétries d'un amour passionné.
Ensuite, parce que notre relation est ancrée au plus profond de notre histoire. Ne l'oublions jamais : pour nous, l'Amérique fut une région rêvée avant d'être découverte. Puis, depuis les grands idéaux de la Révolution française, nos destins se sont croisés sans cesse au fil des siècles. Aux luttes d'émancipation ont succédé la construction d'institutions politiques et l'adoption de législations modernes : la France et son droit ont souvent servi de référence. Le Code Napoléon a été adopté dans plusieurs de vos pays. D'Andrès Bello à Rafael Alberti, combien de vos grands juristes ont su adapter au génie propre de vos nations l'influence du droit venu de France ?
Retrouvons le sel de notre amitié, de notre fascination réciproque, de notre solidarité. Vos légendes, votre poésie, votre littérature, votre peinture, ne cessent de nous inspirer. Elles sont façonnées par des cultures dont l'héritage ne cesse de nous éblouir.
La France aime l'Amérique. La France est d'Amérique : par l'histoire, par la géographie, par le cur. En 1964, le Général de Gaulle, ici-même, appelait à "un resserrement des rapports entre l'Amérique latine et la France pour aider le monde à s'établir dans le progrès, l'équilibre et la paix."
Ces liens se sont noués, et la France appuie fermement la négociation de l'accord d'association avec le Mercosur et souhaite aussi un accord de dialogue politique et de coopération renforcée avec les pays andins. La mise en uvre de coopérations universitaires et scientifiques, la forte présence des ONG françaises et européennes, la solidité et l'ampleur du réseau de nos alliances et de nos écoles témoignent de l'essor des échanges entre nos citoyens. Les nombreux étudiants latino-américains qui viennent en France contribuent à mieux y faire connaître votre continent. Ce mouvement n'est pas à sens unique : chaque année, de plus en plus de jeunes Européens et de jeunes Français vont en Amérique du Sud pour y étudier ou y travailler. Cet élan de nos jeunesses n'est-il pas notre meilleur garant de notre avenir commun ?
Avec la Colombie, les Français entretiennent une amitié jamais démentie par l'histoire. Chacun sait le rôle qu'ils ont joué auprès du Libertador : Bailly, assassiné quand il tentait de planter l'arbre de la liberté ; le docteur de Rieux, qui devint général de l'armée colombienne, emprisonné pour avoir lu la Déclaration des Droits de l'Homme traduite par Nariño, cette haute figure de votre histoire ; Sasmayou, Châtillon, Serviez, qui combattit aux côtés de Santander ; tant d'autres encore.
La passion qu'a éprouvée le géographe Elisée Reclus pour votre pays, tout au long de sa vie errante, était partagée par les nombreux Français qui vivaient en Colombie au 19ème siècle. Aujourd'hui elle vibre encore, chez tous ceux d'entre nous qui habitent votre pays, mais aussi chez d'innombrables Français qui connaissent votre peuple, son parcours extraordinaire à travers l'histoire. Nous sommes attirés par vos rêves, votre rapport à l'espace, au temps, à l'homme. Par votre peinture, d'Obregon à Edgar Negret ; par vos poésies empreintes du monde indien, des Kogis de la Sierra Nevada aux civilisations qui ont laissé leurs empreintes à San Agustin ou à Tierradentro et aux contes de toutes vos provinces illustrés par le festival de Medellin ; par vos sculptures, comme les statues de Fernando Botero qui ont conquis bien des coeurs ; par vos chants, dont la simplicité recèle des ombres mystérieuses.
Riche d'une exceptionnelle diversité, la Colombie est fille de cette nature que chantent les légendes : mer des Caraïbes dont les vagues se brisent au pied des glaciers de la Sierra Nevada de Santa-Marta, riches vallées des Andes, sommets puissants comme des cathédrales, étendues infinies des "llanos" où se perdent les pionniers dans d'impossibles conquêtes : la frontière fut celle de l'or et du café, du caoutchouc et des émeraudes, de la coca aussi, malheureusement. Rassemblant un à un les fragments de ses héritages divers, la Colombie a façonné peu à peu son visage. Irrigué par d'innombrables sources, l'imaginaire colombien déborde de vitalité.
L'âme colombienne est née du métissage des cultures, des musiques et des danses, si nombreuses et si diverses, des rives du Magdalena aux côtes du Pacifique, des plaines immobiles - qui deviennent l'immense forêt sans âge de l'Amazonie - aux plateaux d'altitude. Aujourd'hui elle s'exprime aussi à travers cette culture populaire dont les radios du monde entier se font l'écho. De Carlos Vives à Shakira ou à Juanes, cette musique immémoriale est la musique de la jeunesse.
A travers vous, l'extraordinaire s'invite dans notre vie commune, lorsque Gabriel Garcia Marquez fait éclore la magie en décrivant la réalité intime du village de Macondo comme les tribulations d'une femme assez âgée pour être deux fois centenaire. Sur cette terre colombienne riche de trois mille variétés d'orchidées où l'on dit qu'un vase de fleurs est à l'origine de la rébellion menant à l'indépendance, rien, jamais, n'étonne.
Depuis, il y eut beaucoup d'autres rébellions, beaucoup de violence, trop de sang versé. Aujourd'hui l'épreuve touche chacun de vous. Et je veux évoquer la haute figure de Jorge Eliecer Gaitan et tous ceux qui ont été frappés : candidats à la présidence ou paysans de l'Uraba, journalistes de l'Espectador ou syndicalistes, fonctionnaires ou maires, défenseurs des Droits de l'Homme, trop fidèles à leur devoir, et tous les autres...
Je veux rappeler leur souvenir, dans ce coeur de Bogota où flambe encore dans nos mémoires le Palais de Justice, autour de cette place où s'accumulent les oeillets rouges sur les cercueils de ceux qui sont tombés. Ils sont présents dans nos esprits.
Aujourd'hui, la Colombie est blessée. Le conflit qui perdure dans les montagnes alentour inflige à tous des souffrances insupportables.
Aujourd'hui, l'urgence s'impose à vous comme à nous tous. Vos inquiétudes sont les nôtres, et si j'ai choisi d'effectuer ici, en Colombie, ma première visite officielle en Amérique latine, c'est pour vous témoigner le soutien de la France dans les épreuves que vous traversez. Parce que nous connaissons vos douleurs, parce que nous partageons les mêmes valeurs, la France s'est impliquée directement dans le règlement de ce conflit. Elle est à vos côtés.
Nous sommes convaincus que le peuple colombien aspire à se rassembler, qu'il saura trouver la force de sortir de ce vertige meurtrier, car ce que vous avez en partage, ce qui vous réunit est plus fort que ce qui vous sépare : c'est la Colombie elle-même.
Aujourd'hui, il y a une chance à saisir. Le gouvernement du président Uribe fait preuve de courage, de détermination et d'ambition. En face, je veux croire que les guérillas et les groupes paramilitaires se rendront à l'évidence : il n'est pas de solution durable par les armes. Je veux croire qu'ils sauront s'engager, eux aussi, à rechercher les conditions de la paix. Le temps est venu de mettre fin à ce conflit cruel pour tous les Colombiens.
La Colombie ne peut rester otage de la violence. Et quel symbole plus fort, pour un pays qui veut enfin renouer avec son destin, que la liberté retrouvée, que la liberté rendue ?
Je veux le dire ici très solennellement : l'enlèvement et la séquestration prolongée des otages est un crime inacceptable ; sa banalisation, cet horrible quotidien, ce voyage d'angoisse et de larmes, heurtent les consciences de tous ; la communauté internationale ne saurait rester passive devant ces pratiques qui endeuillent la Colombie.
Ce matin, je pense à tous les otages, je pense à chacune de leurs familles, je pense à celle qui fut mon élève, à celle qui est mon amie, je pense à Ingrid Betancourt. Combien de fois ai-je imaginé avec elle ce que pourrait être la Colombie libérée de la peur .
J'en appelle au courage, à l'audace, à l'imagination, à l'espoir pour toutes les victimes de ce conflit .
Si aujourd'hui chacun d'entre vous ressent le poids d'une absence, le fardeau d'un cortège d'ombres, si chacun d'entre vous ressent la trouée d'un parfum amer, le vertige des pas qui se dérobent, je sais que dans votre pays, au sein de votre peuple, l'espoir est là, vivant, comme une promesse.
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2002)
(Conférence de presse à Bogota, le 29 novembre 2002) :
Q - Quel rôle va jouer la France dans un éventuel échange humanitaire ?
R - La France est disponible pour appuyer un échange humanitaire. Le président Uribe m'a dit ce matin qu'il était prêt pour cet échange. Il nous faut un interlocuteur. Nous voulons travailler avec les Nations unies et nous sommes disposés à appuyer tous les efforts en ce sens. Nous sommes convaincus qu'il y a urgence. La communauté internationale partage le sentiment qu'on ne peut plus attendre davantage. Maintenant il me semble que nous avons toutes les conditions pour permettre cet échange et j'espère qu'il sera possible dans les prochains jours ou les prochaines semaines.
Q - Aujourd'hui les groupes paramilitaires colombiens ont décrété un cessez-le-feu permanent. Comment la France voit-elle ces groupes d'extrême droite ?
R - Quant aux paramilitaires, j'ai vu ce matin dans la presse colombienne, les propositions qui ont été faites. Nous espérons, bien sûr, qu'il s'agit d'un signal important. Nous verrons dans les prochaines heures la réalité de ces propositions.
Q - Vous avez dit que le président Uribe s'était déclaré intéressé à conclure cet accord humanitaire et qu'il compte sur le soutien de la France. Connaissez-vous la proposition des FARC faite récemment pour cet accord dans laquelle ils demandent la désignation de porte-parole par le Gouvernement et certains territoires pour l'échange physique des personnes en leur pouvoir et des guérilleros emprisonnés ?
R - J'ai beaucoup voyagé ces derniers mois, dans toutes les zones de crise de la planète : je suis allé en Afghanistan, au Moyen-Orient, en Afrique. Dans tous les lieux en crise. Il y a quelque chose que nous devons tous savoir. La paix, les gestes humanitaires ne vont jamais de pair avec des mesures préalables. Quand on est décidé à bouger, quand on est décidé à agir, c'est possible. Aujourd'hui, en Colombie, la possibilité d'agir dépend du gouvernement, des autorités colombiennes et ils m'ont dit qu'ils étaient prêts. Maintenant, les FARC doivent prendre leurs responsabilités. Bien sûr, on peut imaginer une exigence, puis une autre, mais quand on veut décider quelque chose, on ne le fait pas demain, ni après demain, on le fait aujourd'hui. C'est la responsabilité que l'on a devant un peuple. Et, face à la souffrance, il ne faut pas attendre des jours, des semaines, mais il faut agir le jour même. C'est la seule règle que je connaisse en politique. C'est la responsabilité, c'est le courage. Et cela, on en a besoin aujourd'hui en Colombie.
Q - Savez-vous comment se trouve Ingrid Bétancourt ? Avez-vous reçu des informations sur sa santé autres que celles connues en Colombie ? Quelles seraient les conditions de libération de l'ex-candidate ?
R - Malheureusement, dans le cas d'Ingrid Bétancourt, comme dans celui de bien d'autres personnes séquestrées en Colombie, il n'y a pas d'information. C'est pour cela que je dis qu'il est important d'avoir des interlocuteurs, de partager des responsabilités. C'est le point de départ. C'est pour cela que quand je dis qu'il y a une disponibilité aux Nations unies, - et j'ai vu il y a quelques jours le Secrétaire général de l'Organisation, M. Kofi Annan -, une disponibilité de la France pour aider, une disponibilité de la communauté internationale, ce mouvement, je l'espère, va faire apparaître le sens des responsabilités des FARC. C'est pour cela qu'il nous faut une réponse, qu'il nous faut un signal.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2002)
(Interview à la presse française à Bogota, le 29 novembre 2002) :
Q - Concernant le projet d'échange humanitaire avec l'envoi éventuel de "guérilleros" en France avec leurs familles en échange de la libération des otages : où en est cette négociation qui m'avait été confirmée par Carolina Barco lors du sommet ibéro-américain ?
R - D'abord je voudrai vous rappeler que c'est ma première visite en Amérique latine et donc la Colombie est le premier pays que je visite ; c'était important pour la France et pour moi de marquer la solidarité de notre pays avec le peuple colombien, avec la Colombie qui souffre depuis tant d'années. 30.000 morts par an à la suite de violences, 4.000 otages par année : vous imaginez la souffrance que c'est pour le peuple colombien. Dans ce contexte il est important que chacun se mobilise et je voulais dire au président Uribe et à tous les Colombiens la volonté de la France d'appuyer leurs efforts, de les accompagner, en liaison bien sûr avec le Secrétaire général des Nations unies que j'ai rencontré il y a quelques jours à Paris. Nous souhaitons tout faire pour essayer de trouver une issue à cette crise terrible des otages qui déchire tant de familles et les fait vivre dans l'angoisse. Je viens de rencontrer, il y a quelques instants, des représentants de familles ayant des parents pris en otage. Je rencontrerai tout à l'heure à l'ambassade la famille d'Ingrid Bétancourt qui a été mon élève et qui est une amie très chère ; la France ne veut pas ménager ses efforts dans ce dossier si difficile. Le président Uribe me l'a dit très clairement : "Nous souhaitons, nous voulons", m'a-t-il dit, "procéder rapidement, le plus rapidement possible, à cet échange humanitaire. Nous demandons à la France de s'impliquer dans la recherche de cet accord". J'ai dit au président Uribe que nous étions prêts à le faire en liaison bien sûr, comme il le souhaitait, avec les Nations unies. Aujourd'hui nous attendons l'indispensable signal des FARC pour pouvoir avancer. Il faut un interlocuteur, il faut que les FARC acceptent de prendre leurs responsabilités devant tout le peuple colombien. A partir de là nous verrons quels seront les termes de l'accord humanitaire qui peut être noué. Il est important évidemment que cet accord puisse être noué et décidé en liaison avec les Nations unies et avec l'ensemble des pays qui veulent accompagner la recherche de la paix en Colombie. Nous voulons croire qu'à travers la libération des otages, c'est la Colombie qui pourra retrouver son destin, c'est la Colombie qui pourra retrouver un avenir, la Colombie, aujourd'hui, otage de la violence, la Colombie souffrant au jour le jour de tant de violence, de tant de menaces.
Q - Vous avez des informations sur l'état de santé d'Ingrid Bétancourt ?
R - Nous ne disposons que de très peu d'informations qui ne sont pas récentes. C'est pourquoi nous pensons qu'il y a, aujourd'hui, dans son cas, comme dans le cas de tous les otages colombiens - je voyais les familles qui me disaient : "Nous ne savons même pas si nos parents, si nos maris, si nos frères sont vivants" - une urgence et c'est cette urgence dont je veux témoigner par ma présence à Bogota. Merci.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2002)
Excellences,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Quelle émotion pour moi d'être parmi vous ce matin, ici, en Colombie, à Bogota, dans la bibliothèque Arango. Dès l'enfance, j'ai aimé votre pays, votre peuple, votre terre. Quelle douleur de voir aujourd'hui tant de souffrance, mais aussi quelle joie de retrouver tant d'amis, debout, présents, pour préparer l'avenir. En survolant l'Atlantique et découvrant au loin les terres mauves de votre continent, je repensais au chemin parcouru, depuis cette première rencontre, à l'aube du 12 octobre 1492 sur la plage de Guanahani. Je repensais aux grandes révolutions de Bolivar, de Miranda, de San Martin ou de Sucre, à ces moments de l'histoire où tout bascule.
Je suis heureux de revenir sur votre terre pour vous parler d'un avenir qu'il nous revient de construire ensemble, par delà les deux rives de l'Océan et de l'histoire.
Longtemps le monde s'est divisé entre deux blocs : l'Est et l'Ouest. Les frontières des idéologies recouvraient celles des territoires et des économies. La chute du Mur de Berlin a bouleversé la donne.
Mais il reste à inventer de nouveaux repères, alors que resurgit la tentation de la peur et du repli sur soi.
Du Nord au Sud, les inégalités se creusent, laissant de côté ceux qui ne parviennent pas à suivre le rythme de la mondialisation. Et les plus riches ferment trop souvent les yeux, gagnés par le scepticisme ou par l'indifférence.
Quel paradoxe ! Jamais nos destins n'ont été aussi étroitement liés qu'aujourd'hui. Cela fait plus de deux siècles que l'Amérique latine dessine notre horizon. De part et d'autre de l'Atlantique, c'est un cercle d'amitié, d'échanges, et de solidarité. Pourtant jamais les risques n'ont été aussi menaçants. Affrontons-les ensemble, qu'il s'agisse du terrorisme, de la prolifération des armes de destruction massive ou encore de l'intégrisme, du développement des réseaux mafieux, du crime organisé et des trafics de drogue. Ne laissons pas resurgir le visage de la haine et de l'intolérance. Sachons répondre à ces nouveaux défis pour édifier un monde plus juste.
Défi de la démocratie tout d'abord. En dix ans, l'Amérique latine a connu une évolution remarquable, consacrée par la Charte de Lima. Partout, les constitutions ont été modernisées, avec une démocratie "participative", avec de nombreux efforts pour répondre aux nouvelles revendications identitaires et culturelles.
Et ce mouvement s'amplifie. Des lois de décentralisation souvent audacieuses ont été adoptées, la défense des droits de l'homme a été mise en avant dans la plupart de vos constitutions. Les institutions sont plus solides, face aux crises économiques et politiques. Les élections se déroulent désormais sans heurts, et nous voulons croire que coups d'Etat et "pronunciamientos" appartiennent au passé, même si l'instabilité politique menace encore trop souvent. La démocratie et l'Etat de droit doivent être chaque jour défendus, renforcés, consolidés.
Le défi de l'économie ensuite, avec les affres de la pauvreté, son cortège de misères, d'injustices, de violences, de personnes déplacées. Et comment oublier la crise financière ? Elle frappe l'Argentine de plein fouet risquant de se propager. Nous sommes solidaires de l'Argentine, comme de tous les pays menacés par la crise. Le devoir de la communauté internationale est aujourd'hui de protéger les Etats et les populations contre les ravages de ces ondes de choc.
Si l'ouverture est nécessaire, elle ne doit pas accentuer les fractures, ruiner les promesses d'égalité des chances, miner la valeur même du travail. Face à de telles évolutions, comment s'étonner que la mondialisation, ici comme chez nous, suscite crainte, inquiétude et même rejet, à Porto Alegre comme à Gênes.
Tous ces messages doivent être entendus, car il n'est pas de développement durable sans adhésion des populations. Pour cela, il faut relever le défi le plus profond, le défi social. Améliorons l'accès de tous à la santé, à l'éducation, aux biens les plus élémentaires.
Accélérons la marche vers la paix, la démocratie, le développement. Il y a urgence à rétablir de véritables politiques sociales : car ce n'est qu'ainsi que l'Etat peut renouveler le contrat qui le lie à son peuple, ce n'est qu'ainsi qu'il trouvera la légitimité nécessaire à l'exercice de sa mission.
Soyons aujourd'hui convaincus que la jeunesse de votre continent est son meilleur atout, avec cet appétit de connaissances, - quel bel exemple que toutes ces universités ancrées sur la terre colombienne ! - avec cette soif de bâtir, cet enthousiasme, cette énergie, cette créativité. Conjuguons-les ensemble !
C'est dans les tréfonds de leur identité et de leur culture que les peuples trouvent la force nécessaire. Celle de l'Amérique latine est riche, foisonnante, trépidante. Elle est la source d'une vitalité extraordinaire qui fascine sans cesse l'Europe, d'une inspiration qui doit guider l'action et la volonté du renouveau.
Je me souviens de cette histoire racontée par José Enrique Rodo, d'un enfant découvrant par hasard une coupe de cristal . Il la frappe d'un jonc et en tire une musique délicate. Il la remplit de sable. Dès lors, elle reste muette. Déçu, prêt à briser la coupe, il aperçoit une fleur. Il la cueille et la plante dans le sable de la coupe, et la musique perdue laisse place à la promesse des couleurs.
Comme cet enfant, ne jetons pas la coupe de notre monde nouveau. Changeons-le plutôt.
Face à un univers souvent hostile, toujours mystérieux, les mythes qui fondent votre culture nous parlent de la vie.
Les nouvelles générations d'artistes, d'écrivains ou de cinéastes latino-américains montrent avec un réalisme sans complaisance les souffrances du quotidien, mais reflètent aussi une profonde humanité. La peinture des situations extrêmes, de l'homme trop gros pour piloter une grue dans le "Monde grue" de Pablo Trapero jusqu'au mystérieux passé révolutionnaire du vieil homme des "Amours chiennes" d'Alejandro Gonzalez Irrarritu, exprime toute la richesse d'un symbolisme qui appelle toujours la quête d'un sens, la réflexion sur l'histoire, le renouveau de la solidarité. Aujourd'hui, le monde est porteur d'un espoir, celui d'une réconciliation, celui d'une ouverture. En ce début de siècle, nous devons tous, plus que jamais, faire preuve de solidarité : l'interdépendance des sociétés et des économies s'impose à nous et nous ne pouvons ignorer ce qui se passe d'un continent à l'autre.
Car la solidarité est une nécessité absolue, comme nous le murmurait déjà Octavio Paz dans son poème de la "Jarre cassée" :
"Il faut rêver jusqu'à la source, remonter les siècles en ramant,
"Au-delà de l'enfance, au-delà du commencement,
"Jeter à bas les murs entre l'homme et l'homme, réunir à nouveau ce qui a été séparé."
Cette solidarité retrouvée doit se déployer en priorité dans deux directions :
d'abord, celle de la cohésion régionale. Elle seule permet de constituer de vastes ensembles humains de paix et d'échanges. De même que les peuples d'Europe continuent de se regrouper, les nations d'Amérique latine doivent resserrer leurs liens et approfondir leur intégration. Car il y a tant de correspondances, tant de résonances entre l'Europe et l'Amérique latine .
Cette force de rassemblement est déjà en marche : le vieux rêve de Simon Bolivar se renouvelle. En témoignent la relance du Pacte andin, devenu depuis lors la Communauté andine des Nations ; la création du Mercosur ou encore le Système d'intégration de l'Amérique Centrale, qui continue de se développer. A chaque fois, il ne s'agit pas seulement d'unir les économies mais aussi de construire des projets politiques. Et les résultats sont là : aujourd'hui, contrairement à nombre de régions du monde, les pays d'Amérique latine savent régler pacifiquement leurs différends.
Poursuivons ces efforts. Nos identités et nos avenirs sont en jeu. Nous avons besoin de stabilité, d'ensembles cohérents capables d'assurer et de défendre la paix, d'apporter leur pierre à l'édifice d'un monde interdépendant.
Ensemble, il nous appartient d'imaginer, d'inventer et de construire un monde ouvert, fort de plusieurs pôles. Et l'Amérique latine doit devenir naturellement l'un d'entre eux. Ainsi nous serons mieux armés pour agir.
La France et l'Europe croient en l'Amérique latine, acteur essentiel sur la scène internationale, pilier de paix et de stabilité. Peuples d'Amérique latine, écrivons ensemble cette nouvelle page de l'histoire ! Rassemblons nos énergies, unissons nos efforts et nos destins !
La coopération entre l'Europe et l'Amérique latine : tel est bien le deuxième axe de cette solidarité qu'il faut renouveler. Nous partageons les mêmes sensibilités face aux problèmes du monde. La recherche d'une solution à la crise iraquienne en fournit un exemple percutant. Seule l'action collective fondée sur la responsabilité, le respect du droit et de la morale, est de nature à faire prévaloir des solutions légitimes et acceptées par tous. C'est la condition de la stabilité et de la paix dans le monde. La France se félicite à cet égard de la qualité de la coopération avec les Etats, dont la Colombie et le Mexique, et demain le Chili, qui représentent votre continent au sein du Conseil de sécurité.
Nous partageons également avec l'Amérique latine une même vision du rôle de l'Etat, de sa responsabilité au bénéfice des citoyens. Il doit continuer à jouer un rôle décisif dans la régulation du jeu économique et financier ainsi que dans les rapports sociaux, afin qu'ils ne soient pas soumis aux seules règles du marché, afin qu'ils ne brisent pas l'élan des peuples.
Lutter contre les crises financières et contre les effets du ralentissement économique mondial sur les pays émergents fait partie de nos préoccupations communes. Nous souhaitons réfléchir avec vous aux moyens de réformer l'architecture financière internationale. La situation dramatique de l'Argentine nous pousse à agir vite. Ce sera l'une des priorités de la Présidence française du G8 en 2003. Car nos divergences, notamment au sujet de l'agriculture, ne doivent pas nous faire oublier nos convergences. Elles ne doivent pas nous faire perdre de vue nos objectifs.
L'Amérique latine est, avec l'Europe, l'un des foyers les plus vivaces de la diversité culturelle. La France souhaite faire avancer sur le plan international, avec vous, la définition de règles permettant à toutes les cultures de trouver leur place dans un monde qui doit résister aux risques de dessèchement de la pensée. De grandes échéances nous attendent, tant à l'OMC qu'à l'UNESCO, au sein de laquelle nous proposons l'adoption d'une convention sur la diversité culturelle.
Ces responsabilités vont de pair avec les défis du développement durable que la communauté internationale a abordés pour la première fois dans leur globalité au Sommet de Rio en 1992. La France a annoncé à Johannesburg qu'elle s'engagerait résolument en faveur des grands enjeux de notre planète : l'eau, l'énergie, le changement climatique et la protection de la biodiversité. Ce dernier thème retient particulièrement l'attention de la France, qui affirme en Guyane sa responsabilité de pays amazonien.
Comme nous y a exhortés le président Chirac, il faut "mondialiser la solidarité". Nous y réussirons avant tout par une étroite coopération entre nos deux régions reliées par l'Océan, cette "mer de la découverte" que célèbre Carlos Fuentes.
L'Europe et l'Amérique latine doivent se tourner l'une vers l'autre et mettre en commun leurs qualités et leurs volontés au service des valeurs que nous défendons.
En 1983, l'Europe a soutenu la constitution du Groupe de Contadora, et la mise en uvre de solutions négociées aux conflits centraméricains. Avec le Groupe de Rio né de ce processus, l'Union européenne a institué, à l'initiative de la France et de l'Espagne, des sommets Union européenne-Amérique latine et Caraïbes. L'Europe s'associe également de plus en plus étroitement avec le Mexique, le Chili et le Mercosur. Poursuivons et approfondissons ce dialogue politique, afin de tisser la trame d'un avenir partagé.
Renforçons également nos liens économiques. Trois des cinq premières économies régionales ont déjà pour principal partenaire commercial l'Union européenne. Les investissements directs des pays européens dans la région se situent désormais à un niveau équivalent à ceux des Etats-Unis. A forte valeur ajoutée, ces investissements garantissent pour les années à venir un impact considérable car ils ouvrent la voie aux transferts de technologies et à la modernisation des économies.
Ensemble, redonnons force et vitalité à la coopération latino-européenne. Joignons, comme nous y invitait Victor Hugo, "la lumière de l'Europe au soleil de l'Amérique".
La France souhaite être un trait d'union entre ces deux régions du monde.
D'abord, parce que nous sommes, comme vous, le produit d'un formidable brassage de populations de toutes provenances marqué par l'empreinte de la latinité. L'apport et l'influence de l'Amérique latine sont à l'image des liens secrets que tissaient à Montevideo la peinture de Figari et les poèmes de Supervielle, ou dans le Paris de la bohème les écrits d'Oswaldo de Andrade et de Cendrars ; à l'image des entrelacs de nos deux cultures pétries d'un amour passionné.
Ensuite, parce que notre relation est ancrée au plus profond de notre histoire. Ne l'oublions jamais : pour nous, l'Amérique fut une région rêvée avant d'être découverte. Puis, depuis les grands idéaux de la Révolution française, nos destins se sont croisés sans cesse au fil des siècles. Aux luttes d'émancipation ont succédé la construction d'institutions politiques et l'adoption de législations modernes : la France et son droit ont souvent servi de référence. Le Code Napoléon a été adopté dans plusieurs de vos pays. D'Andrès Bello à Rafael Alberti, combien de vos grands juristes ont su adapter au génie propre de vos nations l'influence du droit venu de France ?
Retrouvons le sel de notre amitié, de notre fascination réciproque, de notre solidarité. Vos légendes, votre poésie, votre littérature, votre peinture, ne cessent de nous inspirer. Elles sont façonnées par des cultures dont l'héritage ne cesse de nous éblouir.
La France aime l'Amérique. La France est d'Amérique : par l'histoire, par la géographie, par le cur. En 1964, le Général de Gaulle, ici-même, appelait à "un resserrement des rapports entre l'Amérique latine et la France pour aider le monde à s'établir dans le progrès, l'équilibre et la paix."
Ces liens se sont noués, et la France appuie fermement la négociation de l'accord d'association avec le Mercosur et souhaite aussi un accord de dialogue politique et de coopération renforcée avec les pays andins. La mise en uvre de coopérations universitaires et scientifiques, la forte présence des ONG françaises et européennes, la solidité et l'ampleur du réseau de nos alliances et de nos écoles témoignent de l'essor des échanges entre nos citoyens. Les nombreux étudiants latino-américains qui viennent en France contribuent à mieux y faire connaître votre continent. Ce mouvement n'est pas à sens unique : chaque année, de plus en plus de jeunes Européens et de jeunes Français vont en Amérique du Sud pour y étudier ou y travailler. Cet élan de nos jeunesses n'est-il pas notre meilleur garant de notre avenir commun ?
Avec la Colombie, les Français entretiennent une amitié jamais démentie par l'histoire. Chacun sait le rôle qu'ils ont joué auprès du Libertador : Bailly, assassiné quand il tentait de planter l'arbre de la liberté ; le docteur de Rieux, qui devint général de l'armée colombienne, emprisonné pour avoir lu la Déclaration des Droits de l'Homme traduite par Nariño, cette haute figure de votre histoire ; Sasmayou, Châtillon, Serviez, qui combattit aux côtés de Santander ; tant d'autres encore.
La passion qu'a éprouvée le géographe Elisée Reclus pour votre pays, tout au long de sa vie errante, était partagée par les nombreux Français qui vivaient en Colombie au 19ème siècle. Aujourd'hui elle vibre encore, chez tous ceux d'entre nous qui habitent votre pays, mais aussi chez d'innombrables Français qui connaissent votre peuple, son parcours extraordinaire à travers l'histoire. Nous sommes attirés par vos rêves, votre rapport à l'espace, au temps, à l'homme. Par votre peinture, d'Obregon à Edgar Negret ; par vos poésies empreintes du monde indien, des Kogis de la Sierra Nevada aux civilisations qui ont laissé leurs empreintes à San Agustin ou à Tierradentro et aux contes de toutes vos provinces illustrés par le festival de Medellin ; par vos sculptures, comme les statues de Fernando Botero qui ont conquis bien des coeurs ; par vos chants, dont la simplicité recèle des ombres mystérieuses.
Riche d'une exceptionnelle diversité, la Colombie est fille de cette nature que chantent les légendes : mer des Caraïbes dont les vagues se brisent au pied des glaciers de la Sierra Nevada de Santa-Marta, riches vallées des Andes, sommets puissants comme des cathédrales, étendues infinies des "llanos" où se perdent les pionniers dans d'impossibles conquêtes : la frontière fut celle de l'or et du café, du caoutchouc et des émeraudes, de la coca aussi, malheureusement. Rassemblant un à un les fragments de ses héritages divers, la Colombie a façonné peu à peu son visage. Irrigué par d'innombrables sources, l'imaginaire colombien déborde de vitalité.
L'âme colombienne est née du métissage des cultures, des musiques et des danses, si nombreuses et si diverses, des rives du Magdalena aux côtes du Pacifique, des plaines immobiles - qui deviennent l'immense forêt sans âge de l'Amazonie - aux plateaux d'altitude. Aujourd'hui elle s'exprime aussi à travers cette culture populaire dont les radios du monde entier se font l'écho. De Carlos Vives à Shakira ou à Juanes, cette musique immémoriale est la musique de la jeunesse.
A travers vous, l'extraordinaire s'invite dans notre vie commune, lorsque Gabriel Garcia Marquez fait éclore la magie en décrivant la réalité intime du village de Macondo comme les tribulations d'une femme assez âgée pour être deux fois centenaire. Sur cette terre colombienne riche de trois mille variétés d'orchidées où l'on dit qu'un vase de fleurs est à l'origine de la rébellion menant à l'indépendance, rien, jamais, n'étonne.
Depuis, il y eut beaucoup d'autres rébellions, beaucoup de violence, trop de sang versé. Aujourd'hui l'épreuve touche chacun de vous. Et je veux évoquer la haute figure de Jorge Eliecer Gaitan et tous ceux qui ont été frappés : candidats à la présidence ou paysans de l'Uraba, journalistes de l'Espectador ou syndicalistes, fonctionnaires ou maires, défenseurs des Droits de l'Homme, trop fidèles à leur devoir, et tous les autres...
Je veux rappeler leur souvenir, dans ce coeur de Bogota où flambe encore dans nos mémoires le Palais de Justice, autour de cette place où s'accumulent les oeillets rouges sur les cercueils de ceux qui sont tombés. Ils sont présents dans nos esprits.
Aujourd'hui, la Colombie est blessée. Le conflit qui perdure dans les montagnes alentour inflige à tous des souffrances insupportables.
Aujourd'hui, l'urgence s'impose à vous comme à nous tous. Vos inquiétudes sont les nôtres, et si j'ai choisi d'effectuer ici, en Colombie, ma première visite officielle en Amérique latine, c'est pour vous témoigner le soutien de la France dans les épreuves que vous traversez. Parce que nous connaissons vos douleurs, parce que nous partageons les mêmes valeurs, la France s'est impliquée directement dans le règlement de ce conflit. Elle est à vos côtés.
Nous sommes convaincus que le peuple colombien aspire à se rassembler, qu'il saura trouver la force de sortir de ce vertige meurtrier, car ce que vous avez en partage, ce qui vous réunit est plus fort que ce qui vous sépare : c'est la Colombie elle-même.
Aujourd'hui, il y a une chance à saisir. Le gouvernement du président Uribe fait preuve de courage, de détermination et d'ambition. En face, je veux croire que les guérillas et les groupes paramilitaires se rendront à l'évidence : il n'est pas de solution durable par les armes. Je veux croire qu'ils sauront s'engager, eux aussi, à rechercher les conditions de la paix. Le temps est venu de mettre fin à ce conflit cruel pour tous les Colombiens.
La Colombie ne peut rester otage de la violence. Et quel symbole plus fort, pour un pays qui veut enfin renouer avec son destin, que la liberté retrouvée, que la liberté rendue ?
Je veux le dire ici très solennellement : l'enlèvement et la séquestration prolongée des otages est un crime inacceptable ; sa banalisation, cet horrible quotidien, ce voyage d'angoisse et de larmes, heurtent les consciences de tous ; la communauté internationale ne saurait rester passive devant ces pratiques qui endeuillent la Colombie.
Ce matin, je pense à tous les otages, je pense à chacune de leurs familles, je pense à celle qui fut mon élève, à celle qui est mon amie, je pense à Ingrid Betancourt. Combien de fois ai-je imaginé avec elle ce que pourrait être la Colombie libérée de la peur .
J'en appelle au courage, à l'audace, à l'imagination, à l'espoir pour toutes les victimes de ce conflit .
Si aujourd'hui chacun d'entre vous ressent le poids d'une absence, le fardeau d'un cortège d'ombres, si chacun d'entre vous ressent la trouée d'un parfum amer, le vertige des pas qui se dérobent, je sais que dans votre pays, au sein de votre peuple, l'espoir est là, vivant, comme une promesse.
Je vous remercie.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2002)
(Conférence de presse à Bogota, le 29 novembre 2002) :
Q - Quel rôle va jouer la France dans un éventuel échange humanitaire ?
R - La France est disponible pour appuyer un échange humanitaire. Le président Uribe m'a dit ce matin qu'il était prêt pour cet échange. Il nous faut un interlocuteur. Nous voulons travailler avec les Nations unies et nous sommes disposés à appuyer tous les efforts en ce sens. Nous sommes convaincus qu'il y a urgence. La communauté internationale partage le sentiment qu'on ne peut plus attendre davantage. Maintenant il me semble que nous avons toutes les conditions pour permettre cet échange et j'espère qu'il sera possible dans les prochains jours ou les prochaines semaines.
Q - Aujourd'hui les groupes paramilitaires colombiens ont décrété un cessez-le-feu permanent. Comment la France voit-elle ces groupes d'extrême droite ?
R - Quant aux paramilitaires, j'ai vu ce matin dans la presse colombienne, les propositions qui ont été faites. Nous espérons, bien sûr, qu'il s'agit d'un signal important. Nous verrons dans les prochaines heures la réalité de ces propositions.
Q - Vous avez dit que le président Uribe s'était déclaré intéressé à conclure cet accord humanitaire et qu'il compte sur le soutien de la France. Connaissez-vous la proposition des FARC faite récemment pour cet accord dans laquelle ils demandent la désignation de porte-parole par le Gouvernement et certains territoires pour l'échange physique des personnes en leur pouvoir et des guérilleros emprisonnés ?
R - J'ai beaucoup voyagé ces derniers mois, dans toutes les zones de crise de la planète : je suis allé en Afghanistan, au Moyen-Orient, en Afrique. Dans tous les lieux en crise. Il y a quelque chose que nous devons tous savoir. La paix, les gestes humanitaires ne vont jamais de pair avec des mesures préalables. Quand on est décidé à bouger, quand on est décidé à agir, c'est possible. Aujourd'hui, en Colombie, la possibilité d'agir dépend du gouvernement, des autorités colombiennes et ils m'ont dit qu'ils étaient prêts. Maintenant, les FARC doivent prendre leurs responsabilités. Bien sûr, on peut imaginer une exigence, puis une autre, mais quand on veut décider quelque chose, on ne le fait pas demain, ni après demain, on le fait aujourd'hui. C'est la responsabilité que l'on a devant un peuple. Et, face à la souffrance, il ne faut pas attendre des jours, des semaines, mais il faut agir le jour même. C'est la seule règle que je connaisse en politique. C'est la responsabilité, c'est le courage. Et cela, on en a besoin aujourd'hui en Colombie.
Q - Savez-vous comment se trouve Ingrid Bétancourt ? Avez-vous reçu des informations sur sa santé autres que celles connues en Colombie ? Quelles seraient les conditions de libération de l'ex-candidate ?
R - Malheureusement, dans le cas d'Ingrid Bétancourt, comme dans celui de bien d'autres personnes séquestrées en Colombie, il n'y a pas d'information. C'est pour cela que je dis qu'il est important d'avoir des interlocuteurs, de partager des responsabilités. C'est le point de départ. C'est pour cela que quand je dis qu'il y a une disponibilité aux Nations unies, - et j'ai vu il y a quelques jours le Secrétaire général de l'Organisation, M. Kofi Annan -, une disponibilité de la France pour aider, une disponibilité de la communauté internationale, ce mouvement, je l'espère, va faire apparaître le sens des responsabilités des FARC. C'est pour cela qu'il nous faut une réponse, qu'il nous faut un signal.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2002)
(Interview à la presse française à Bogota, le 29 novembre 2002) :
Q - Concernant le projet d'échange humanitaire avec l'envoi éventuel de "guérilleros" en France avec leurs familles en échange de la libération des otages : où en est cette négociation qui m'avait été confirmée par Carolina Barco lors du sommet ibéro-américain ?
R - D'abord je voudrai vous rappeler que c'est ma première visite en Amérique latine et donc la Colombie est le premier pays que je visite ; c'était important pour la France et pour moi de marquer la solidarité de notre pays avec le peuple colombien, avec la Colombie qui souffre depuis tant d'années. 30.000 morts par an à la suite de violences, 4.000 otages par année : vous imaginez la souffrance que c'est pour le peuple colombien. Dans ce contexte il est important que chacun se mobilise et je voulais dire au président Uribe et à tous les Colombiens la volonté de la France d'appuyer leurs efforts, de les accompagner, en liaison bien sûr avec le Secrétaire général des Nations unies que j'ai rencontré il y a quelques jours à Paris. Nous souhaitons tout faire pour essayer de trouver une issue à cette crise terrible des otages qui déchire tant de familles et les fait vivre dans l'angoisse. Je viens de rencontrer, il y a quelques instants, des représentants de familles ayant des parents pris en otage. Je rencontrerai tout à l'heure à l'ambassade la famille d'Ingrid Bétancourt qui a été mon élève et qui est une amie très chère ; la France ne veut pas ménager ses efforts dans ce dossier si difficile. Le président Uribe me l'a dit très clairement : "Nous souhaitons, nous voulons", m'a-t-il dit, "procéder rapidement, le plus rapidement possible, à cet échange humanitaire. Nous demandons à la France de s'impliquer dans la recherche de cet accord". J'ai dit au président Uribe que nous étions prêts à le faire en liaison bien sûr, comme il le souhaitait, avec les Nations unies. Aujourd'hui nous attendons l'indispensable signal des FARC pour pouvoir avancer. Il faut un interlocuteur, il faut que les FARC acceptent de prendre leurs responsabilités devant tout le peuple colombien. A partir de là nous verrons quels seront les termes de l'accord humanitaire qui peut être noué. Il est important évidemment que cet accord puisse être noué et décidé en liaison avec les Nations unies et avec l'ensemble des pays qui veulent accompagner la recherche de la paix en Colombie. Nous voulons croire qu'à travers la libération des otages, c'est la Colombie qui pourra retrouver son destin, c'est la Colombie qui pourra retrouver un avenir, la Colombie, aujourd'hui, otage de la violence, la Colombie souffrant au jour le jour de tant de violence, de tant de menaces.
Q - Vous avez des informations sur l'état de santé d'Ingrid Bétancourt ?
R - Nous ne disposons que de très peu d'informations qui ne sont pas récentes. C'est pourquoi nous pensons qu'il y a, aujourd'hui, dans son cas, comme dans le cas de tous les otages colombiens - je voyais les familles qui me disaient : "Nous ne savons même pas si nos parents, si nos maris, si nos frères sont vivants" - une urgence et c'est cette urgence dont je veux témoigner par ma présence à Bogota. Merci.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 décembre 2002)