Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à France-Inter le 17 juillet 2000, sur le développement d'une Europe de la défense, sur les modalités du report d'incorporation pour les jeunes titulaires d'un CDI et sur le recrutement dans l'armée de métier.

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Média : Emission Question directe - France Inter

Texte intégral

JEAN-JACQUES BERNARD
Ils ont très bien défilé, la Marseillaise chantée était jolie mais ces jeunes enfants qui composaient entre autres la chorale du 14 juillet ne connaîtront jamais la conscription. L'Armée a encore deux ans pour devenir totalement professionnelle. Comment va-t-elle s'y prendre demain pour être encore attractive aux plus jeunes, aux 80% de lycéens qui viennent de réussir leur baccalauréat par exemple ? Et puis, quelle armée, pour quoi faire et comment, en Europe et dans le monde ? Ces questions largement évoquées ces derniers jours ne peuvent pas retomber dans l'oubli médiatique jusqu'au 14 juillet prochain. Pour y répondre en point d'orgue justement, monsieur Alain RICHARD, ministre de la Défense, est ici, en direct avec nous. Monsieur RICHARD, bonjour.
ALAIN RICHARD
Bonjour.
JEAN-JACQUES BERNARD
Première question anecdotique, Alain RICHARD, comment le président CHIRAC et monsieur JOSPIN ont-ils trouvé le défilé ?
ALAIN RICHARD
Ils ont été tout à fait louangeurs et ont considéré que c'était une bonne démonstration des capacités, de l'orientation des missions des armées françaises aujourd'hui. Vous rappeliez la Marseillaise, nous avons aussi joué, -pour beaucoup d'entre nous, c'était un moment un peu d'émotion- l'Hymne à la joie, c'est-à-dire l'hymne de l'Union européenne. Et, pour la première fois, on a fait défiler les représentants des forces européennes déjà constituées..
JEAN-JACQUES BERNARD
Et sur l'ensemble des invités, vous avez eu des remontées d'opinion sur ce défilé ?
ALAIN RICHARD
Oui, qui étaient positives. Alors, certains de mes collègues au gouvernement, puisque nous sortons de la période des arbitrages budgétaires, m'ont dit, " Avec ce qu'on a vu là, tu n'as vraiment plus besoin d'argent ! ", je leur ai expliqué quand même qu'ilfallait continuer à moderniser notre système de Défense.
JEAN-JACQUES BERNARD
Donc, vous confirmez, monsieur RICHARD, que les jeunes titulaires d'un CDD ou d'un CDI pourront ne pas faire leur service militaire ? Je veux qu'on revienne un peu là-dessus parce que beaucoup de gens nous écoutent, ils viennent de réussir leur bac, certains vont peut-être essayer de se trouver à toute vitesse un CDD et un CDI, histoire de ne pas le faire ce service ?
ALAIN RICHARD
Non d'abord, permettez-moi de vous dire que ceux qui viennent de réussir leur bac, sauf s'ils l'ont vraiment eu à l'ancienneté, ne sont pas concernés puisque le service militaire est suspendu pour les jeunes nés à partir du 1er janvier 79, donc, ceux qui ont plus de 21 ans aujourd'hui.
Pour ceux qui sont nés avant cette période pour lesquels le service militaire est une obligation, comme il l'a été pour toutes les générations antérieures, il y a un principe qui a été fixé par la loi en 1997, qui est que les détenteurs d'un emploi sur contrat, peuvent bénéficier d'un report de deux ans.
Il se trouve qu'un report de deux ans à la date où nous sommes, cela signifie, en effet, qu'ils ne seront pas appelés. Donc, les commissions régionales qui statuent en général dans les deux ou trois mois vérifieront simplement qu'il n'y a pas d'anomalie ou de risque de fraude dans la justification du contrat de travail.
JEAN-JACQUES BERNARD
Alors monsieur Alain RICHARD, ça va quand même être la ruée vers le moindre petit CDD,
ALAIN RICHARD
Non, ce que vous dites ne correspond pas du tout à la réalité. La grande majorité des demandes de report qui sont quelques milliers par mois émane de détenteurs de CDI. Le cas des CDD représente une minorité et mon rôle à moi, c'est évidemment de rendre compatible cette facilité donnée aux jeunes qui ont trouvé un emploi avec le maintien de la crédibilité et de la stabilité de notre système de défense.
JEAN-JACQUES BERNARD
De manière plus générale si on veut, l'homme de gauche que vous êtes, monsieur RICHARD, engagé depuis si jeune, 17 ans, vous étiez déjà au PSU, comment voyez-vous cette perte du lien entre la Nation et l'Armée qui passait jusqu'alors par le citoyen conscrit ? La fidélité de l'Armée à son peuple était garantie d'une certaine façon par la participation des jeunes hommes du pays. Aujourd'hui, l'Armée devient un métier comme un autre, sans plus ?
ALAIN RICHARD
Entre mes 17 ans et maintenant, il s'est quand même passé un certain nombre d'années. Il faut reconnaître que le service militaire que l'on a connu jusqu'à maintenant était de moins en moins adapté, qu'il avait un rôle réduit au sein des armées, et on sentait bien qu'il n'était plus au cur de la défense. Avec une proportion importante de la population qui en était dispensée, c'était un lien tout à fait imparfait.
Aujourd'hui, on a besoin d'un système de défense qui soit prêt à un certain nombre de missions qui supposent la mobilité et la flexibilité. Je crois qu'on y est déjà bien arrivé et en ce qui concerne le lien entre la Nation et ces armées, on passe par d'autres dispositifs. D'abord, il y a les réservistes. Il y a la journée d'appel, de préparation à la défense pour les jeunes et l'initiation aux questions de défense dans le monde scolaire. Et puis, il y aura chaque année un flux de 15 ou 20 ou 25.000 militaires quittant les armées et reprenant une activité civile qui seront aussi, je dirais, porteurs de l'identité de la défense.
JEAN-JACQUES BERNARD
Alors monsieur CHIRAC trouve que la fracture sociale ne se résorbe pas en France. L'Armée était-elle, sera-t-elle encore une façon, demain, de lutter contre cette fracture ?
ALAIN RICHARD
C'est en effet un point qui a été largement reconnu et les gens disent c'est vrai que dans la défense, il y a un certain ascenseur social. Nous y tenons beaucoup et c'est la raison pour laquelle, par exemple, dans les 27 ou 28.000 recrutements qui se font chaque année, une part importante est réservée à des jeunes à faible qualification qui seront, si j'ose dire, soutenus, pour acquérir plus de mobilité et de capacité dans la vie.
JEAN-JACQUES BERNARD
Justement, à propos du recrutement de ces jeunes, on sait que 50% des appelés, jusqu'à aujourd'hui, avaient un niveau culturel allant du bac simple à bac + 5. Or, parmi les engagés de base, il est bon de savoir que 15% seulement ont le bac. Comment allez-vous faire pour attirer les niveaux BTS, DUT, les bac + 2, + 3 etc. qui trouvent une embauche toujours plus attractive dans le civil ?
ALAIN RICHARD
Les appelés ne sont pas simplement remplacés par des engagés de base. Une partie importante des fonctions qui étaient assurées par les appelés seront assurées soit par les personnels de rang sous-officiers plus qualifiés, soit par les personnels civils, eux aussi détenteurs de qualifications.
Quant à l'attractivité de la défense pour les recrutements, je vérifie régulièrement que ce niveau d'attractivité est bon et qu'il est peu influencé par l'état du marché du travail, c'est-à-dire que ce n'est pas une motivation de gens qui n'ont pas trouvé autre chose, c'est une motivation de jeunes qui souhaitent cette forme d'engagement personnel et qui trouvent dans les armées à la fois un intérêt professionnel, le sens d'une mission et puis une possibilité de développer ensuite une deuxième carrière.
JEAN-JACQUES BERNARD
Alors, voyons maintenant du côté de l'Europe, la constitution de la force européenne passe par la mutualisation, joli mot, des forces des Quinze. Son efficacité ne serait-elle pas amoindrie si certains des Quinze décident de ne pas intervenir dans tel ou tel conflit ? Au fond, qui prendra la décision d'intervenir et selon quelle modalité ? Je n'ai toujours pas bien compris.
ALAIN RICHARD
Je vais essayer de faire mieux. Ce sont les Quinze qui décident, comme dans la plupart des domaines qui sont strictement politiques. Vous avez bien vu que nous sommes entrés, et c'est très bien, dans un système de majorité qualifiée pour prendre des décisions en matière économique ou technique. En matière politique, c'est toujours le consensus. Ce qui veut dire qu'il peut y en avoir qui ont des réserves, qui ne sont pas à fond d'accord mais qui laissent faire la majorité.
Je crois qu'en matière de défense, nous avons démontré par exemple avec le Kosovo, que même s'il y avait des nuances ou des approches un peu différentes entre les Européens, ils étaient capables de prendre leur responsabilité. J'ajoute que nous avions de nombreuses divergences sur des questions de politique étrangère il y a encore 10 ou 15 ans. Quand vous regardez aujourd'hui la plupart des sujets de politique internationale, les Européens tirent dans le même sens.
JEAN-JACQUES BERNARD
Monsieur Jacques ATTALI, dans le journal L'EXPRESS la semaine dernière, suggérait que l'arme nucléaire française devienne européenne et que pendant plusieurs décennies, la décision nucléaire soit partagée par le président français et au président européen. Qu'en pensez-vous monsieur le ministre ?
ALAIN RICHARD
Cette question n'est pas actuelle. J'ignore si elle sera crédible, dans 15 ou dans 20 ans. Moi, je constate que les gens qui ont été dans ma fonction au cours du dernier demi-siècle n'ont pas eu l'opportunité de développer un début d'Europe de la Défense. Nous, nous avons cette chance, il faut la saisir.
Ce que nous mettons en commun, c'est la capacité de mener des opérations de maintien de la paix en Europe ou dans son environnement, de soutenir l'ONU sur une opération sur laquelle nous sommes d'accord. Nous n'avons pas mis en commun 100% de nos politiques de défense. La dissuasion ne fait pas partie de la partie mutualisée.
C'est vrai que politiquement, un certain nombre d'Européens ne sont pas d'accord avec le principe de la dissuasion. Donc, nous travaillons sur ce qui est déjà l'objet d'un accord, nous le faisons, nous voulons rendre l'Europe crédible, je pense que l'on aura déjà franchi une étape historique. Pour l'étape historique suivante, j'en parlerai quand j'écrirai mes mémoires.
JEAN-JACQUES BERNARD
Du travail pédagogique encore. De manière plus quotidienne, dernière question, de manière plus quotidienne et concrète, monsieur le ministre, en dépit des efforts que vous faites notamment ces jours-ci, d'explication du chantier de la défense, on a encore l'impression que quand même, que l'Armée, c'est la grande muette, on est
ALAIN RICHARD
Mais ça, c'est un principe républicain
JEAN-JACQUES BERNARD
Oui, c'est un principe républicain, propre à la France, et à peu près toutes les armées ont le même
ALAIN RICHARD
Et les militaires y tiennent
JEAN-JACQUES BERNARD
Oui, oui. Il y a quand même un exemple, il y a une chaîne de télévision à l'Assemblée, il y a une chaîne de télévision au Sénat, il n'y a pas de chaîne de télévision à l'Armée, on pourrait imaginer une transitivité plus grande quand même
ALAIN RICHARD
Mais il y a une grande capacité de production à travers l'ECPA. Nous sommes, je crois, en bonne relation avec les médias, nous sommes satisfaits pour notre part, en tout cas, de la forme d'échange et d'entente que nous avons avec les médias et il n'est pas impossible que l'ECPA maintenant mette en place une capacité de production qui permette, comme les chaînes parlementaires, de servir les médias directement.
JEAN-JACQUES BERNARD
Merci de vos précisions monsieur RICHARD. Au fait, vous avez une belle longévité dans la carrière, trois ans à la défense, vous n'êtes toujours pas lassé ?
ALAIN RICHARD
Non, je crois que c'est une fonction dans laquelle il faut avoir une certaine durée pour accomplir des changements. Je pense par exemple à ce que je suis en train de faire sur la formation des officiers. Tout cela demande du temps.
(Source : http://www.defense.gouv.fr, le 1er août 2000)