Déclaration de M. Claude Bartolone, ministre délégué à la ville, sur les enfants en échec scolaire, les contrats de ville et les programmes contre les exclusions éducatives, Beauvais le 18 décembre 1999.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Inauguration de l'Ecole de la nouvelle chance à Beauvais le 18 décembre 1999

Texte intégral

Monsieur le maire, monsieur le préfet, monsieur l'inspecteur d'académie, monsieur le président du tribunal, madame la procureure, mesdames, messieurs,
1 Ma décision de venir, ici, à Beauvais, aujourd'hui, pour poser la première pierre d'une école intitulée " Ecole de la nouvelle chance ", n'est aucunement une réponse de complaisance à l'invitation de mon ami et maire de cette ville, Walter Amsallem.
Au contraire, c'est une décision mûrement réfléchie, qui atteste de mon indéfectible détermination à aider tous les acteurs qui combattent l'exclusion des enfants et des jeunes. Dans la tâche que vous entreprenez, je voulais que vous sachiez que je suis de votre côté, que la politique de la ville est à vos côtés, et je tenais à vous le manifester par ma présence.
La résignation, en effet, n'est pas envisageable.
Chaque année, qu'ils soient décrocheurs, non scolarisés, ou sans aucune qualification à 16 ans, 60 000 enfants, le plus souvent habitants des territoires de la politique de la ville, sont en situation de rupture scolaire et sociale. Ils sortent de l'école avec le sentiment atroce d'être hors jeu, rejetés, incompris et profondément malheureux, même s'ils dissimulent leur angoisse, même s'ils paraissent parfois provoquer l'échec, même si souvent leur violence déborde.
Chaque année, des milliers d'enfants se mettent eux-mêmes en situation d'exclusion, entrent dans la délinquance et deviennent des " hors la loi précoces " faute de trouver toute leur place dans la société.
Ils vivent dans les deux cas une situation de grande détresse psychologique qu'on a tendance à sous-estimer, car le plus souvent ils n'en parlent pas.
Aucune prise sur l'avenir, un trou noir en guise de lendemain : qui accepterait une telle injustice ? Qui peut tolérer un tel gaspillage d'intelligence pour notre pays ?
2. Après mille ans d'école, de Charlemagne à Claude Allègre, pour reprendre le titre d'un des derniers numéros de la revue Histoire, des progrès spectaculaires dans l'éducation des enfants peuvent nous donner le sentiment d'une forte avancée démocratique. Et c'est le cas.
On le doit à Jules Ferry mais aussi à beaucoup d'autres, et, conquêtes après conquêtes, réformes après réformes, la colossale entreprise éducative a avancé (le mammouth est plus souple qu'il n'y paraît.). La massification de l'enseignement a eu lieu. L'école de la République s'est inscrite dans la durée et dans l'avenir.
Elle a aussi connu des limites. La scolarité obligatoire n'a pas permis à tous les enfants des milieux populaires d'accéder à la réussite, et, trop souvent l'école a reproduit les clivages observés dans la société entre riches et pauvres, entre intellectuels et manuels.
Dans les années 80, pour réduire ces inégalités trop évidentes et pour essayer de contrecarrer les déterminismes socioculturels, les zones d'éducation prioritaires ont été créées en même temps que les zones urbaines sensibles et la politique de la ville.
Contre " l'école des héritiers " (1), le combat pour une école pleinement démocratique commençait.
Le gouvernement actuel a repris le travail : relance des ZEP, réforme des collèges, des lycées programme " Nouvelles Chances ", programme TRACE, la lutte contre les exclusions éducatives est une tâche rude, mais c'est un des enjeux cruciaux pour le siècle à venir, qui se fera avec tous les enfants, ou ne se fera pas.
Cet effort collectif nécessite de reposer les bonnes questions, de s'interroger avec modestie mais ambition pour répondre au défi d'une école républicaine renforcée. Cela requiert une mobilisation sans faille.
3. Car beaucoup de travail reste à faire
Je suis Ministre délégué à la ville, et je travaille pour que les plus délaissés, ceux qui sont éjectés de la route droite du succès, reprennent confiance. Je ne peux pas admettre que certains soient laissés pour compte et qu'ils aient déjà perdu la partie avant de l'avoir commencée. Je refuse que des enfants de douze ans se livrent à des actes délictueux et viennent alimenter les statistiques d'une violence chronique, qui fait le fond de commerce de tous les extrémismes.
Je suis choqué que les violences scolaires deviennent le titre d'un ouvrage de la collection " Que sais-je", et que s'installe dans notre paysage culturel l'image d'une société qui accepte de guerre lasse, un état de fait décalqué du modèle américain, dans lequel la violence fait partie de la vie normale des gens.
Eduquer pour ne pas avoir à réparer, voilà quel devrait être d'abord le mot d'ordre, la première étape incontournable de notre action collective.
Lors des rencontres des acteurs de l'éducation à Tours en mars dernier, le rapport des travaux en ateliers a mis en évidence la nécessité " d'une révolution copernicienne " en matière éducative ; il faut " renverser la logique de l'échec " qui installe un grand nombre d'enfants et d'adolescents en situation de pluri-exclusion.
Prévenir cette exclusion, c'est organiser l'éducation avec tous ceux qui en ont la charge, et cesser de faire comme si l'école répondait à tous les besoins. Nous avons tout demandé, trop demandé à l'école. La charge est trop forte pour cette seule institution. Elle porte injustement à elle seule tout le poids de l'éducation, sur elle reposent toutes les attentes et retombent tous les échecs.
C'est pourquoi, la politique de la ville, dont la fonction est d'abord fédératrice, a vocation à faire converger actions et initiatives pour organiser une responsabilité partagée de l'éducation dans la ville.
Enseignants, parents, associations, élus, tous les services de l'état ici représentés, avec tous les habitants, doivent contribuer à refonder l'Education au sens large, pour former tous les enfants dans une société plus juste.
La circulaire " Education nationale et politique de la ville, pour la préparation et le suivi des contrats de ville" signée par Ségolène Royal, Claude Allègre et par moi-même, et récemment parue au B.O. (2), affirme que l'école doit travailler avec le reste de la société. Elle précise les moyens de l'incontournable dialogue, et permettra, j'en suis sûr, de faire cesser les clivages institutionnels si redoutables en terme d'efficacité.
Désormais la concertation EST donc le droit commun.
Le chantier grand ouvert des contrats de ville pour la période 2000-2006 devra porter une vision novatrice de l'éducation pour une action à l'avenir plus solidaire.
4. Eduquer d'abord et éduquer toujours
Même quand ils ont franchi la ligne jaune des interdits, ces enfants sont encore les nôtres. Ils ont encore droit à tous les égards, à toutes les attentions, à toutes les chances.
CHANCE. Je voudrais quelques instants m'arrêter sur ce mot si beau que vous avez choisi pour nommer votre école. Il n'est pourtant pas sans ambiguité. Son étymologie le lie à la façon dont les dés tombent, au gré du hasard, tantôt bien, tantôt mal. La chance sourit ou bien tourne, comme sous l'effet d'une puissance incontrolée.
On voit bien combien le terme, accolé à celui d'égalité, pose problème.
L'égalité des chances, dans la République que je défends, pour laquelle ce gouvernement travaille, consiste à faire précisément reculer le hasard : le hasard de la naissance, du quartier dans lequel on est né, de la couleur de notre peau ou de la consonnance de notre nom.
Vous le savez, les enfants et les jeunes sont extraordinairement sensibles à la justice. Les travaux des sociologues relatifs à la justice du système éducatif l'attestent. Ils mettent en évidence que les élèves disent unanimement ne pas pouvoir faire reconnaître les injustices dont ils se disent les victimes, et vivent la période scolaire, non pas sur le mode de la juste rétribution de l'effort fourni, mais au petit bonheur la chance, comme on dit : arbitraire des notes mal expliquées, des orientations non choisies, non reconnaissance des performances, non valorisation des talents.
Même si parfois le découragement nous saisit, redonner aux enfants et aux jeunes le sentiment d'une société juste, c'est cela la chance nouvelle à laquelle nous devons travailler, infatigablement.
Je reprendrais donc bien volontiers la formule qui est le titre du dernier livre de Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny : " Justice pour les enfants " !
5. Cela suppose aussi, et vous l'avez démontré par votre initiative, de ne pas se voiler la face devant leur violence, comme de travailler à y apporter des solutions.
J'ai dit avec force, à plusieurs reprises, que tous les habitants ont un droit inaliénable à la sécurité et que la violence n'est pas tolérable.
Face à des situations très diverses, les réponses simples n'existent pas, la répression forcenée est sans issue et contre productive, et nous continuons tous à nous interroger.
Pour ce qui concerne les 12-16 ans, la solution que vous avez choisie est sans doute la meilleure, car la première des conditions pour repartir d'un nouveau pied, c'est d'en avoir l'occasion.
La seconde est de se demander comment la motivation vient aux enfants ? Comment ils peuvent se raccrocher au projet que nous leur proposons, comment ils peuvent comprendre LE SENS de ce que nous leur offrons en matière d'apprentissages, en matière de règles communes, en matière de vie collective.

Les ingrédients de la réussite éducative sont d'abord et avant tout l'écoute, le dialogue et la bienveillance. Ce sont les mots partagés patiemment qui redonneront le désir d'apprendre. Ce sont les échanges et la réassurance qui nourriront cette force secrète, celle qui conduira ces enfants en rupture, à retrouver le droit fil de leur propre vie.
Pour que ces adolescents puissent rebondir, ils ont d'abord besoin d'un cadre de référence, d'une sécurité matérielle, de retrouver un emploi du temps, un programme d'activités pensé avec eux, et pour eux. Ils ont besoin de sentir qu'on cherche la sortie de l'impasse, ils ont besoin d'apprendre ce que signifie une conduite de la réussite.
" Cherchez vos trous noirs et vos murs blancs " : les célèbres philosophes Deleuze et Guattari ont eu cette formule magnifique pour parler de la difficulté et de la quête de tous les hommes pour trouver leur voie.
Angoisse à combler, projets à écrire. Des tableaux noirs et des pages blanches, c'est-à-dire l'éducation. Telle est la clé.
6. Justice aussi pour les acteurs
Je tiens à vous rendre aussi justice à vous, Mesdames et messieurs, qui allez uvrer à ce défi.
C'est le projet de l'équipe éducative qui est décisif en la matière, c'est l'engagement des hommes et des femmes pour refonder les rapports aux savoirs et aux adultes dont les enfants ont un absolu besoin pour se structurer.
Les pratiques professionnelles requises sont particulièrement difficiles à conduire. Elles demandent de privilégier des approches innovantes tournées vers l'écoute des enfants, rompant avec les cloisonnements disciplinaires, les contraintes scolaires traditionnelles ou les modes d'évaluation-sanction.
La conduite de projet, une planification souple et imaginative demandent une patience et une énergie infinies.
Je tiens absolument à rendre un hommage sincère à tous les adultes qui ont et vont contribuer à la création de cette école.
Le CIV que le Premier ministre vient de présider a pris une série de mesures très importantes pour faciliter et valoriser le rôle des agents publics impliqués dans la politique de la ville, marquant ainsi l'importance qu'il accorde aux acteurs.
Qu'il s'agisse des conditions de travail, de la gestion des carrières et de la reconnaissance des spécificités attachées à ce type d'affectation, mais aussi de la formation des acteurs, des moyens nouveaux importants vont être mobilisés en 2000.
Par ailleurs, des mesures seront prises pour aider les fonctionnaires, affectés dans les quartiers difficiles, à se loger.
Enfin, dans chaque ministère, une charte de gestion des personnels impliqués dans la politique de la ville sera rédigée, portant à la fois sur l'amélioration des conditions de travail des agents et sur la gestion de leurs carrières.
Mesdames et messieurs, je vous remercie d'être entrés en résistance contre le fatalisme de l'échec. Philippe Meirieu parlait aux rencontres de Tours d'une promesse à faire aux jeunes pour qu'ils puissent trouver la force de se projeter dans l'avenir.
Cette première pierre en tient lieu ici, à Beauvais.
Je vous remercie de donner le mieux à ces enfants, pour qu'ils aient simplement la même chose que tous les autres : réconfort, bienveillance, protection, attention constante, éducation exigeante et sécurité.
Je suis absolument persuadé que le cadre nouveau que vous allez offrir aux jeunes que vous accompagnez dans cette aventure, leur permettra de renouer avec le goût de la connaissance, de ranimer la force de vie présente en chacun d'entre eux.
Plus tard, grâce à vos efforts conjugués, ils pourront éprouver la fierté d'être devenus des citoyens de la République à part entière.
Je vous remercie de votre attention.
(source http://www.ville.gouv.fr, le 27 décembre 1999)