Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur les négociations d'élargissement de l'Union européenne, la situation de Chypre et le refus d'un accord commercial privilégié entre l'Europe et les Etats-Unis, Bruxelles le 30 mars 1998.

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Circonstance : Conseil affaires générales à Bruxelles (Belgique) les 30 et 31 mars 1998

Texte intégral

Je viens vous voir rapidement. Je ne vais pas vous faire d'exposé général puisque nous n'en sommes qu'au début de ces 36 heures de réunion mais vous connaissez, comme moi, le programme. Il y a donc beaucoup de réunions importantes aujourd'hui et demain matin, aussi bien en ce qui concerne ce qui se passe entre les 15 + 11, qu'en ce qui concerne le travail des Quinze lors du Conseil Affaires générales. Le mieux, je crois, c'est que je réponde à vos questions. Je pense que la séance de ce matin était en direct. Donc, vous avez entendu les interventions qui ont eu lieu jusqu'à maintenant et j'ai souligné pour la France à quel point cette ouverture est importante, tout en rappelant le caractère global des choses qui concernent tous les pays candidats, en rappelant les caractéristiques du processus et en insistant sur le fait que les négociations doivent être menées selon leur mérite propre. J'ai rappelé que le Conseil serait évidemment très attentif à la façon dont les choses se dérouleront. Il y aura un suivi fondé sur une analyse régulière, méthodique, de l'état d'avancement de chacune des négociations. Une formule qui a été employée par deux ou trois autres de mes collègues, que je n'ai pas employé, mais qui est une formule qui résume bien notre conception qui est de différencier sans discriminer. Dans l'intervention de plusieurs des pays candidats, notamment de ceux qui font partie du premier train de négociations, par exemple celle Bronislaw Geremek, vous avez vu l'importance, la charge politique, historique de cet événement, de cette ouverture. En même temps, tout le monde est bien conscient que nous entrons maintenant dans une phase difficile et que cela supposera des négociations sérieuses et un effort d'adaptation important aussi bien pour les pays candidats que pour l'Union. Vous connaissez toutes nos analyses, je ne vais pas y revenir maintenant.
En ce qui concerne les relations transatlantiques, c'est un sujet très important. Nous pensons qu'il faut le traiter dans sa globalité. Nous sommes naturellement toujours disponibles et toujours volontaires s'il s'agit d'améliorer les relations transatlantiques mais il y a un certain nombre de problèmes à régler. Par rapport à l'initiative de M. Brittan, que vous connaissez, nous nous demandons si c'est bien opportun d'ajouter des difficultés avant d'avoir réglé celles qui existent. Ce serait peut-être plus opportun de s'occuper de régler les contentieux existants plutôt que d'en susciter de nouveaux. Prenons les choses dans l'ordre, examinons les difficultés existantes dans les enceintes appropriées. Dans certains cas, ce sera l'Union européenne, dans d'autres cas ce sera l'OMC et progressons. Naturellement, nous souhaitons progresser. Nous souhaitons qu'il y ait de moins en moins de difficultés dans les relations transatlantiques. Nous souhaitons dans l'idéal qu'il n'y en ait plus du tout. Cependant il y aura toujours des problèmes entre l'Europe et les Etats-Unis, comme il y a des problèmes entre n'importe quel ensemble commercial, même si ce sont des pays qui ont la même conception d'ensemble de la vie mondiale et les mêmes valeurs. C'est un objectif vers lequel il faut essayer de tendre. Nous avons exprimé pour ces raisons, un désaccord sur le fond de cette initiative et sur la procédure pour la raison de bon sens que je viens de rappeler.
Il y a tout le domaine en effet sanitaire, phytosanitaire, qui est un sujet sur lequel les approches sont assez différentes réellement. Parfois réellement contradictoires et il y a tout le problème des lois extra-territoriales. Ce sont des gros sujets qui ne sont pas surmontés et qui mériteraient de l'être avant qu'on ne se livre à une fuite en avant.
Nous sommes tout à fait hostiles à cet exercice mais, comme vous connaissez tout cela très bien et que vous connaissez les prises de position de la France, j'ajoutais un brin d'explication. Nous pensons que cet exercice est inopportun, mal engagé.
Q - Est-ce que, lors du Sommet euro-américain, Sir Leon Brittan a exposé ses idées au nom de la Communauté ou en son nom propre ?
R - Si c'est en son nom, c'est différent, encore que ce soit singulier malgré tout, au double sens du terme : compte tenu de la façon dont ces choses doivent se décider et compte tenu du fait que la France est hostile à cet exercice pour les raisons de bon sens que j'ai rappelé. Donc, on ferait mieux de se concentrer sur la solution des problèmes qui existent avant de créer des contentieux nouveaux, de surcroît dans des enceintes inapropriées. Pour toutes ces raisons, nous pensons que cela ne devrait pas faire partie de l'ordre du jour de la rencontre dont vous parlez.
Q - Mais les autres partenaires de la France ne semblent pas partager votre point de vue ?
R - De toute façon, vous ne connaissez aucun sujet où tous les partenaires ici ont le même point de vue.
Q - Oui, mais là, il semble que le point de vue de la France soit isolé...
R - Nous continuons à exprimer notre point de vue.
Q - Vous avez conscience que les autres ne vous suivent pas ?
R - Mais sur chacun des sujets, je sais exactement qui partage notre point de vue ou pas, à tout moment, encore que tout cela soit constamment évolutif.
Q - Est-ce que le veto français sera posé avant le début de la discussion ou va-t-on attendre que cela s'engage ? Comment comptiez-vous procéder, parce que, maintenant, il va falloir lui donner un mandat ?
R - Notre position actuelle est qu'il n'y a pas lieu d'engager la discussion.
Q - C'est ce que vous allez dire cet après-midi ?
R - C'est ce que je vais redire cet après-midi. Puisque cela été dit à Londres très clairement, comme Philippe Lemaître le rappelait.
Q - A Londres, le Président de la République et le Premier ministre ont indiqué, après une entrevue avec les Allemands, qu'ils étaient sur la même ligne. Avez-vous toujours ce sentiment ?
R - Il faut que j'attende les débats de cet après-midi pour être sûr de ce point. Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que beaucoup de nos partenaires, en effet, n'ont exactement la même position que nous, aussi nettement exprimée, disons, aussi franchement exprimée. Mais ils sont nombreux à trouver que c'est bizarrement engagé, que ce n'est peut-être pas le moment, que ce n'est pas forcément opportun et que d'autre part, il faut consolider l'OMC et les mécanismes de l'OMC. Tout ce que j'ai dit et tous ces arguments sont connus des autres. Certains d'entre eux sont partagés par plusieurs autres délégations. Nous sommes plus complets, et dans notre critique et dans notre refus.
Q - (sur Chypre)
R - Je n'ai pas d'éléments nouveaux à ajouter par rapport à la position française que vous connaissez. Vous connaissez les positions de Luxembourg en décembre. Vous savez qu'à Luxembourg, il avait été demandé que les efforts du gouvernement chypriote-grec pour associer des représentants de la partie turque de l'île soient suivis d'effets. Cela n'a pas été le cas mais la décision de principe d'ouvrir les négociations avec Chypre avait été prise longtemps avant puisque cela remonte à 1995. C'est pourquoi, tout en rappelant notre souci, tout en rappelant nos préoccupations, tout en rappelant que ce serait une erreur profonde - on n'en est pas là naturellement -, de laisser adhérer une île divisée, nous n'avons pas pensé que nous pouvions revenir sur une promesse faite en 1995. C'est ce que j'ai expliqué longuement à Edimbourg. La promesse avait été faite avant même que l'on prenne des décisions d'ouverture aux autres pays d'Europe centrale et orientale. Nous en sommes là. Demain matin, il y aura une série de séances d'ouvertures des conférences intergouvernementales avec chacun des pays avec lesquels on commence à négocier maintenant. La question porte sur la façon dont nous allons suivre le déroulement des négociations, de façon attentive, dans le cas de Chypre. Elle porte aussi sur la façon dont, le moment venu, il faudra conclure pour savoir si on peut aller au terme de ces négociations, dans chacun des cas. Ce que je voudrais souligner ici, car souvent on oublie la perspective d'ensemble, c'est que toutes les négociations d'élargissement sont importantes. Elles sont toutes délicates. Elles sont toutes suivies attentivement par le Conseil, sur rapport de la Commission naturellement. Mais le Conseil ne va pas se dessaisir de ces négociations en donnant rendez-vous au moment des résultats. Il va suivre le déroulement. Nous gardons donc notre pouvoir d'apprécier la façon dont les choses se passent et si elles vont dans le bon sens ou non.
Q - Conviendrait-il, selon vous, de pérenniser les sommets Union européenne/Chine ?
R - Ce serait une bonne idée. Tout ce qui va dans le sens du renforcement des relations régulières entre l'Europe et l'Asie, entre l'Europe et les grands pays d'Asie est une bonne chose, compte tenu de la configuration du monde actuel et de l'évolution probable. En même temps, il faut combiner cette idée, qui est logique je crois, avec une capacité à organiser les sommets et à faire en sorte qu'il n'y ait pas trop de sommets qui se marchent sur les pieds et dans lesquels ensuite on n'arrive plus à travailler. Il faut trouver un point d'équilibre entre les deux. Mais l'idée générale d'un renforcement des relations avec les grands pays d'Asie est bonne.
Q - (à propos de l'ASEM)
R - Nous en parlerons à Londres. Nous avons énormément de points à l'ordre du jour et cela veut pas dire qu'il y a un débat compliqué sur chacun des points. Mais l'idée générale est celle du renforcement des liens bien sûr.
Q - (Sur l'élargissement de l'UE)
R - Non pas plus. Autant, j'ai rappelé que cela formait un tout. J'ai l'impression qu'ils sont terriblement intéressés par les deux. Ce sont des pays qui ont été privés de leur dimension politique pendant très longtemps. Ce sont des pays qui ont été mutilés sur le plan de la liberté, de la démocratie, des valeurs, de la civilisation. Quand vous écoutez - vous l'avez fait comme moi tout à l'heure -, les interventions de l'ensemble des pays candidats et des pays avec lesquels nous allons commencer à négocier, des autres aussi, vous voyez bien que l'attente, l'aspiration, sont presque plus politiques qu'économiques. D'ailleurs, ces dernières années, cette démarche a été vécue comme une sorte de rattrapage d'une injustice, la correction d'une insupportable division, la marche vers l'unité véritable du continent. On ne peut même pas dire qu'il va "retrouver" son unité parce que cette forme actuelle est totalement sans précédent historique. Les seules unités qui ont existé, à un moment donné, étaient des unités qui étaient en partie religieuses mais pas politiques ou alors c'étaient des unités forcées par tel ou tel conquérant. Donc, ce qui se passe maintenant est sans précédent. Lorsque j'écoute et que je parle avec les pays candidats - puisque je vais beaucoup chez vous et les reçois beaucoup à Paris, les vois dans des réunions -, c'est cette démarche politique et de civilisation qui me paraît plus forte que tout. Cela englobe un volet économique très important mais c'est le volet économique qui jusqu'ici était le moins approfondi. C'est celui qu'il va falloir traiter maintenant sérieusement dans les négociations d'élargissement. Quand nous leur disons que nous ne sommes pas les seuls, qu'il faut traiter sérieusement la négociation d'élargissement c'est parce qu'il faut arriver, le moment venu, à une adhésion qui se fasse sur des bases entièrement préparées, qu'il n'y ait pas de mauvaises surprises, ni pour l'Union, ni pour les pays candidats. On entre donc dans cette phase qui va être plus compliquée, plus technique, plus financière. Mais il faut traiter ces problèmes convenablement si nous voulons que cette grande idée politique, cette grande idée d'unité de l'Europe trouve son accomplissement, sa réalisation sans qu'il y ait de pièges qui soient oubliés.
Q - (Sur l'Agenda 2000)
R - C'est une négociation qui commence. La Commission a fait son travail en faisant des propositions. A partir des propositions, nous commençons à discuter et nous disons si telle ou telle chose est acceptable. La France a des positions parfaitement claires sur chacun de ces points et nous avons rappelé à plusieurs reprises, notamment en matière agricole, quels étaient les principes sur lesquels nous ne pourrions pas transiger. Ensuite, la négociation s'engage. La position francelaise est très claire sur ce point mais nous aurons l'occasion d'en reparler souvent, avec moi, ou avec d'autres ministres ou avec le Président, avec le Premier ministre. Nous aurons des rendez-vous avant qu'on ait trouvé une solution à l'ensemble de ces questions. En tout cas, les choses sont claires sur la façon dont nous devons défendre les intérêts français et notre conception de l'ordre du fonctionnement de l'Europe, du financement de l'Europe des politiques communes. Nous avons des positions tout à fait claires sur chacun de ces points. Mais nous sommes au début. D'ailleurs nous n'avons pas de débat véritable aujourd'hui là-dessus. Il y a un débat demain matin, vous y faisiez allusion. C'est le Conseil Affaires générales qui garde la supervision générale naturellement de tout cela. Ce sont des aspects techniques très nombreux. On peut avoir une vue d'ensemble, le Conseil Affaires générales a cette responsabilité mais, encore une fois, nous n'en sommes qu'au début.
Q - Donc, demain, M. Le Pensec parle pour le ministère de l'Agriculture ?
R - Non, les positions françaises sont clairement fixées et harmonisées. La coordination de l'ensemble des négociations, dans les différents volets - il n'y a pas que l'agriculture - revient au Conseil Affaires générales et naturellement au Conseil européen. Dans chacun des Conseils des ministres spécialisés, le ministre exprimera le point de vue de la France globalement. Il n'y a pas de distinctions. Il n'y a pas un point de vue du ministère de l'Agriculture, un point de vue des Finances et un troisième point de vue du Quai d'Orsay. M. Le Pensec parlera demain dans le Conseil Agriculture et il donnera le point de vue français. Mais pour l'harmonisation des différentes négociations, c'est le Conseil Affaires générales qui restera au centre du dispositif, tout simplement parce que sinon les négociations ne déboucheront jamais. Il faut qu'il y ait une vision globale et qu'elle soit harmonisée. C'est une évidence.
Q - On a le sentiment que, sur la réforme de la Politique agricole commune, le ministère de l'Agriculture francelais est plus en avant, plus en pointe que les syndicats agricoles eux-mêmes, voire que des paysans eux-mêmes. Comment expliquez-vous cette espèce de radicalité ? Vous avez peur de vous faire déborder par votre base ?
R - Je crois que vos commentaires ont la fragilité d'un sentiment ou d'une impression.
Q - Quels sont les changements ..... ?
R - Je pense qu'il ne faut pas du tout opposer les deux. Plus l'Europe s'élargit, plus elle est forte, plus elle se construit - cela suppose donc que les négociations d'élargissement soient bien menées -, plus elle est capable d'avoir une politique étrangère importante dans toutes les directions. Donc, ce n'est pas un système de vases communiquants, et ce n'est pas parce qu'elle s'occupe d'un sujet, qu'elle s'occupe moins d'un autre.
Q - L'Union européenne s'est abstenue de présenter son initiative au Moyen-Orient. M. Ross vient d'essuyer un échec à Tel Aviv. Quelle est l'approche de la France pour que la situation ne demeure pas bloquée ?
R - L'Union européenne ne s'est pas abstenue de présenter une initiative. L'Union européenne a des positions claires et nettes, elles ont encore été exprimées avec beaucoup de clarté par M. Robin Cook lors d'un voyage au Proche-Orient et elle est exprimée dans des contacts quasiment quotidiens à travers sa présidence, qui est en ce moment britannique, mais aussi à travers d'autres diplomaties très actives sur ce plan, à commencer par celle de la France. Elle est exprimée aussi bien aux responsables israéliens, palestiniens, arabes ... Donc nous sommes sans arrêt dans un travail de pression que j'ai eu l'occasion de décrire à plusieurs reprises, parce que nous ne voulons pas relâcher notre effort. Nous ne voulons laisser le processus de paix être complètement asphyxié et nous sommes en relation étroite, à l'heure actuelle, avec tous les principaux protagonistes . De toute façon, les choses ne s'arrêtent pas là.
Q - Le problème c'est que même les Américains n'arrivent pas à convaincre M. Netanyahou, après un effort diplomatique très manifeste de M. Robin Cook. Même les Américains viennent d'échouer.
R - Non les Américains ne considèrent pas qu'ils aient terminé dans leurs efforts. Ce que vous décrivez est exact, c'est une source d'inquiétude pour tout le monde. C'est pourquoi nous persévérons et nous poursuivons nos efforts et nos démarches./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 septembre 2001)