Déclaration de M. Alain Juppé, Premier ministre, sur la résistance pendant la deuxième guerre mondiale et l'enseignement commun de l'histoire de l'Europe aux jeunes européens, Paris le 26 février 1997.

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Circonstance : Sortie du film "Lucie Aubrac" de Claude Berri, le 26 février 1997

Texte intégral

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Lucie Aubrac, c'est vous, Madame, d'abord, et je voudrais vous remercier d'être là avec nous, aux côtés de Raymond Aubrac. C'est aussi un film que nous venons de voir et qui m'a ému, personnellement. Je pense qu'il en a été de même pour vous, si j'en juge par votre réaction.
Et puis Lucie et Raymond Aubrac, c'est aussi une histoire. Une histoire que nous venons de voir, une histoire que vous n'avez pas vécue. Une histoire que je n'ai pas vécue non plus puisque je suis né le 15 août 1945, tout était fini. Mais c'est une histoire qui est celle de notre pays. Une histoire, avec des noms que nous venons d'entendre, deux lieux : Calluire, Montluc ; des personnages maudits : Barbie ; des personnages glorieux : Max, Jean Moulin et beaucoup d'autres. Et puis c'est une histoire qui est notre histoire et qu'il faut regarder en face, je crois.
Ce que j'ai voulu, ce soir, c'est simplement être là, non pas pour parler parce que ce n'est pas moi qui vais parler ce soir, sauf si vous avez, ici ou là, quelques questions à me poser. Mais J'ai pensé que c'était bien d'avoir, ici, Lucie et Raymond Aubrac, puis Claude Berri et Carole Bouquet, pour que vous les interrogiez, pour qu'un débat s'instaure ici simplement en ma présence. Je me bornerai à être le témoin pour regarder.
Merci, en tout cas, d'être là.
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Au sujet de la représentation de la résistance dans le film.
Je voudrais juste dire un petit mot là-dessus, parce que je n'ai pas eu la même impression que vous, Mademoiselle. Je crois que l'on voit au contraire, même si c'est à peine suggéré, derrière l'action des personnes ou des petits groupes, qu'il y a une organisation. Il y a le représentant de de Gaulle, il y a les correspondants à Paris. On voit que c'est structuré. On voit que c'est une organisation presque de caractère militaire, qui est derrière, avec des chefs. Donc, je n'ai pas perçu les choses comme vous. C'est vrai que ce n'est pas un film descriptif de l'organisation de la Résistance, mais on voit bien que ce sont des hommes et des femmes qui travaillent ensemble pour une cause et avec une structure. Enfin, c'est un peu ce que j'ai perçu.
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J'en profite pour signaler qu'il y a ici, dans la salle, des personnalités de la Résistance qui sont venues s'asseoir, modestement, au milieu de la salle et qui représentent bien des courants de ce qui était un mouvement uni. Je les salue au passage.
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En réponse à une intervention de Raymond Aubrac sur un enseignement commun de l'histoire de l'Europe aux jeunes Européens.
Je me sens un peu interpellé par cette question de Raymond Aubrac. Je n'étais pas à Berlin, donc je n'ai pas vécu cette émotion, mais j'en ai bien compris la charge symbolique. Qu'à Berlin, un film comme celui-là puisse être applaudi par un public qui était composé, j'imagine, en grande partie d'Allemands, je crois que cela veut dire quelque chose de très profond, au-delà de l'émotion ou de l'identification aux héros du film. Cela veut dire qu'une page est tournée. Cela veut dire qu'entre la France et l'Allemagne on est reparti sur des bases radicalement nouvelles. Qu'entre la jeunesse française et la jeunesse allemande, le mot de "réconciliation", il a été prononcé par de grands leaders politiques, Adenauer, de Gaulle, est devenu une réalité.
Quant à l'idée d'enseigner la même Histoire, je trouve que c'est une bonne idée. Il y a un Office franco-allemand de la Jeunesse qui permet de développer les échanges entre les jeunes Français et les jeunes Allemands, peut-être pas assez ! Peut-être que nous ne connaissons pas suffisamment de langues ! On peut y voir que l'enseignement de l'allemand en France, et inversement, n'a pas toutes les diffusions qu'il devrait avoir. De même, permettre à des étudiants de faire une partie de leur cursus universitaire dans chacun de nos pays respectifs, il y a un programme pour cela, cela s'appelle ERASMUS, cela a changé de nom maintenant, c'est aussi quelque chose d'important. Et je pense que, dans tout cursus universitaire français, on devrait favoriser la possibilité d'aller passer une partie de son temps à côté, c'est-à-dire en Allemagne.
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En réaction à une intervention de Lucie Aubrac sur l'engagement dans la résistance.
Moi, je trouve que ce n'était pas aussi naturel que cela, parce que si cela avait été aussi naturel que cela, vous auriez été plus nombreux. Vous n'étiez pas si nombreux, tout de même ! Donc, il y avait aussi un peu plus que de la facilité, il y avait aussi du courage et une petite part d'héroïsme. Parce que, quand on vous écoute, cela a l'air banal. Moi, je trouve que ce n'était pas si banal que ça.
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Je voudrais remercier Lucie et Raymond Aubrac, ainsi que Claude Berri et Carole Bouquet. Vous remercier tous. Remercier à nouveau Lucie et Raymond Aubrac, parce que, ce qu'ils font, ils ne le font pas pour gagner quelque chose, ils le font tout simplement pour témoigner. Ils font quelque chose de formidable, c'est qu'ils nous font aimer le bien, et je voudrais les en remercier ce soir.
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JOURNALISTE.- Monsieur le Premier ministre, qu'avez-vous tiré de cette soirée ?
Tout d'abord, j'en ai tiré une grande leçon de modestie parce que, quand on écoute une femme comme Lucie Aubrac, un homme comme Raymond Aubrac, quand on voit ce qu'ils ont fait, le courage que cela représente, la générosité aussi, on se sent un peu petit devant ce témoignage historique très fort.
Je pense que le dialogue avec les jeunes qui étaient là était très riche, très libre et très positif. C'est notre Histoire, il faut que nous apprenions à la regarder en face, à l'accepter. C'est peut-être plus facile pour les jeunes générations.
JOURNALISTE.- Pour vous, est-ce davantage un film d'Histoire qu'un film d'amour ? Parce qu'il y a eu quelques reproches sur ce film en disant que, finalement, l'histoire de la Résistance était un peu occultée ?
Je crois qu'il y a, là, un malentendu. Ce n'est pas une étude historique, ce n'est pas un film pédagogique, c'est une oeuvre d'art. Et donc l'oeuvre d'art s'adresse, bien sûr, aux sentiments. C'est une formidable histoire d'amour, mais, on sent très bien, moi, j'ai senti en tout cas, en filigrane, toute l'histoire de la Résistance, l'organisation, les réseaux qui étaient constitués, l'arrière-fond politique derrière tout cela. Je pense que c'est bien fait de ce point de vue là. On peut percevoir les deux, tout en passant un moment très émouvant.
Je crois que c'est une leçon de modestie. Quand on écoute Lucie et Raymond Aubrac, quand on voit le courage qu'il leur a fallu, la détermination de Lucie Aubrac en particulier, on se sent modeste face à cette dimension historique.
Et puis j'ai été très ému par ce film. Je crois que c'est une oeuvre d'art. Il fait appel à l'émotion, aux sentiments et en même temps Il fait passer un message politique très fort. On sent bien l'Histoire derrière tout cela. Personnellement, j'ai trouvé que c'était une réussite.
JOURNALISTE.- Les jeunes, justement, demandent beaucoup d'Histoire ?
Oui, on les comprend, c'est leur Histoire. Ils ne l'ont pas vécue, mais ils savent qu'aujourd'hui c'est un peu l'héritage de toute cette période. Il est normal qu'ils veuillent la regarder en face. Peut-être ont-ils plus de facilité, plus de spontanéité, plus de liberté que nous ?