Interview de M. François Bayrou, président de l'UDF, à France 2 le 29 janvier 2003, sur la situation en Côte d'Ivoire après les accords de Marcoussis, la menace de conflit avec l'Irak et la réforme du mode de scrutin pour les élections régionales.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

F. Laborde-.Nous allons évoquer la réforme des modes de scrutin dont on parle beaucoup. Mais auparavant, il y a les questions internationales qui préoccupent également notre pays, à commencer par la Côte d'Ivoire. On voit dans ce pays, qu'en dépit des accords de Marcoussis, la situation ne cesse de se tendre. Les ressortissants français sont très inquiets, les Nations unies proposent d'envoyer des observateurs. Faut-il aujourd'hui, en Côte d'Ivoire, renforcer la présence militaire, internationaliser la présence ?
- "Il y a 16 000 Français en Côte d'Ivoire et ces 16 000 Français sont inquiets, profondément inquiets. Ils ont le sentiment d'une très grave insécurité. Des commerces ou des restaurants tenus par des Français ont été attaqués. Ils demandent que leur sécurité soit assurée. Je pense en effet qu'internationaliser la protection et les forces de sécurité, c'est la voie qu'il faudra suivre, parce que l'implication de la France comme puissance principale dans la région présente aussi beaucoup de risques pour les Français. Ce sont des accords qui, en effet, aujourd'hui, apparaissent comme fragiles et c'est le moins que l'on puisse dire."
Pourquoi les accords de Marcoussis ne fonctionnent-ils pas ? Est-ce parce que L. Gbagbo a dit "oui" à Paris et "non" en Côte d'Ivoire, qu'il a une sorte de double langage, ou bien, objectivement, parce qu'il y a des choses qui sont très compliquées à appliquer sur le terrain, comme le partage du pouvoir ?
- "Décider qu'on donne le ministère de la Défense et de l'Intérieur à ceux qui se sont mis en rébellion contre le gouvernement de monsieur Gbagbo, en effet, c'est extrêmement compliqué à appliquer. Cela peut se décider autour d'une table. Sur le terrain, je ne suis pas sûr que ce soit aussi facile. Moi, je ne suis dans cette affaire que porte-parole ou en tout cas, je traduis le sentiment d'inquiétude d'abord des 16 000 Français, et ensuite de l'ensemble de la communauté ivoirienne, qui est aujourd'hui profondément déstabilisée. On a l'impression que, pour l'instant, les accords de Marcoussis n'ont pas atteint leur but, et donc la priorité doit être donnée à la sécurité."
Avec un risque d'enlisement ?
- "Avec un risque d'enlisement, avec des risques de violences, avec une déstabilisation profonde du pays et peut-être de la région. Enfin, tout cela ne va pas dans le bon sens, et l'exigence d'internationaliser, de faire que d'autres que la France s'occupent de ce pays, ou viennent avec la France, s'occuper de ce pays, me paraît très important, notamment de la Communauté des Etats africains, et puis peut-être de l'ONU dans son ensemble. Vous voyez que c'est toujours la même question : un ordre international ou une loi internationale qui fasse appliquer la justice et la sécurité, plutôt que des interventions solitaires qui ne vont pas dans le bon sens, ou qui, en tout cas, sont risquées."
Voilà qui nous mène à l'Irak, puisque c'est un peu le même cas de figure. On attendait le discours de G. Bush ; il dit qu'il a des preuves qu'il va fournir aux Nations unies le 5 février, montrant que S. Hussein ne coopère pas et qu'il a des armes. Pensez-vous que dans l'esprit des Américains, la guerre est effectivement déjà programmée ?
- "En tout cas, tout va dans ce sens. Il y a là-dedans un élément troublant : c'est que le Président Bush dit depuis des mois qu'il a des preuves. Qu'il les donne ! La communauté internationale ne peut se satisfaire de l'affirmation d'un seul homme, fut-il le Président des Etats-Unis. Si ces preuves ne sont pas apportées, alors un sentiment de très grande injustice et d'arbitraire risque de se développer dans de nombreux pays du monde, dans de nombreuses régions du monde, et dans des pans entiers de communautés, notamment religieuses, évidemment, qui composent la planète et des pays comme les nôtres."
La France, de ce point de vue, a une position d'une grande fermeté, en disant et répétant qu'il n'est pas question de laisser les Etats-Unis y aller tous seuls, quitte à user de son droit de veto. Vous pensez que cela a été de nature à freiner les choses ou à faire hésiter les Etats-Unis ? Est-ce que cela peut les faire reculer ?
- "En tout cas, j'approuve la position de la France sur ce sujet, telle qu'elle a été exprimée jusqu'à ce jour. Je pense qu'il va falloir beaucoup de fermeté dans les semaines qui viennent pour éviter ou décourager une action unilatérale de la part des Etats-Unis qui ne serait pas conforme à l'idée que nous nous faisons du droit sur la planète au XXIème siècle. Ce n'est pas un pays, même le plus puissant de la planète, qui peut, solitairement, décider de la paix ou de la guerre pour des millions d'hommes. Donc, cette question des preuves est une question naturellement très importante. Et la crédibilité des preuves, leur réalité est très importante aussi."
C'est une affaire dans laquelle la France doit être extrêmement méfiante ?
- "La France doit être extrêmement ferme. La France doit - et je crois que c'est d'ailleurs le cas - elle doit se dire qu'elle porte une vision de l'avenir de la planète, pas seulement une vision nationale de tel ou tel intérêt. Si la France est à la hauteur de ce que nous voulons qu'elle soit, c'est une vision d'ensemble qu'elle portera."
Donc, autant que faire ce peut, ne pas aller à la guerre en Irak ?*
- "Ne pas aller à la guerre s'il n'y a pas de preuves."
Venons-en maintenant à un sujet plus franco-français. Il s'agit d'une réforme qui sera présentée ce matin en Conseil des ministres, qui concerne le nouveau scrutin pour les élections régionales. J.-P. Raffarin propose qu'il y ait un seuil : pour qu'une liste puisse se maintenir au deuxième tour, elle doit représenter 10 % des inscrits. Dit comme cela, ça fait un peu technique - pardon pour ceux qui nous écoutent. Mais en fait, il en va de la démocratie, il y a des règles. Cette règle, elle a tendance à renforcer les partis les plus puissants, et à affaiblir les petits partis. La barre de 10 %, en saut en hauteur, c'est une barre que vous jugez trop haute ?
- "Trafiquer les modes de scrutin, c'est inadmissible."
Vous dites "trafiquer" ?
- "Je dis "trafiquer" les modes de scrutin, c'est inadmissible. C'est d'autant plus inadmissible, dans le contexte de ce que nous sommes en train de vivre. Voilà un monde qui est au bord de la guerre, voilà un pays qui a devant lui des problèmes énormes, colossaux, des plans sociaux qui se multiplient..."
Metaleurop, les patrons voyous, etc.
- "...Les déficits publics qui explosent, la question des retraites qui est devant nous. Et voilà que le gouvernement de ce pays n'a pas d'urgence plus grande que de venir écrire des modes de scrutin tellement subtiles, incompréhensibles, et pervers pour certains d'entre eux, qu'évidemment les Français ne peuvent pas s'y reconnaître. Ceci n'est pas ce que les Français ont voulu dire au printemps, et ceci n'est pas conforme aux engagements qu'on avait pris à leur égard. On avait dit "transparence". Le moins que l'on puisse dire, vous avez lu les réactions, ce matin, de tous les partis, sans aucune exception, en dehors du seul parti gouvernemental, l'UMP, qui a exigé que l'on passe par là."
On dit que N. Sarkozy n'y était pas très favorable ?
- "N. Sarkozy a dit mille fois qu'il n'était pas pour, et jusque hier matin, le Premier ministre lui-même avait dit qu'il ne ferait pas cette manipulation. On avait trouvé, pour les élections régionales, une règle du jeu simple et claire. Et puis voilà qu'on invente l'idée que, pour aller au deuxième tour de ces élections, il faudrait avoir réalisé quelque chose comme 20 % des voix au premier tour. Plus que le score de J. Chirac au premier tour de l'élection présidentielle !"
10 % des inscrits, cela fait 20 % de...
- "Comme il y a à peu près 50 % de participation, vous voyez ce que cela veut dire ! Cela veut dire que dans une situation aussi grave que celle que connaît le pays, aujourd'hui, après les événements du printemps, malgré les engagements pris de transparence, de concertation et de dialogue avec tous les partis politiques, voilà qu'on fait une loi électorale dont le but est garantir le pouvoir à ceux qui ont déjà tous les pouvoirs en France. Ce n'est pas honnête et ce n'est pas juste."
Concrètement, qu'est-ce que vous pouvez faire contre cela ? Rien ?
- "Le dire aux Français, parce qu'au bout du compte, ce sont les Français qui sont les patrons du jeu, parce qu'ils exprimeront, d'une manière ou d'une autre, le sentiment qu'ils ne veulent pas que la démocratie française soit ainsi trafiquée. Les Français veulent du pluralisme, et pouvoir continuer à s'exprimer. Et ils ont bien raison."
(Source http://www.udf.org, le 4 février 2003)