Déclaration de Mme Dominique Voynet, ministre de l'aménagement du territoire et de l'environnement, sur les besoins, les enjeux et les solutions proposées pour la politique de l'énergie au 21ème siècle, la protection de l'environnement et les rapports entre le Nord et le Sud, Paris le 2 mai 2000.

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Circonstance : Colloque "Energie et environnement au XXIème siècle, Besoins, Enjeux et Solutions ? ", à Paris les 2 et 3 mai 2000

Texte intégral

Malgré un agenda particulièrement dense, j'ai tenu à honorer l'invitation que m'ont adressée les organisateurs du colloque. Je les remercie de leur patience à mon égard par rapport au changement d'horaire auquel j'ai été contrainte.
Pourtant, un colloque de plus sur l'énergie dans lequel chacun peut plaider pour sa SOLUTION, cela peut paraître quelque peu répétitif. J'ai d'ailleurs remarqué, à la lecture du programme, que nous sommes bien en France si j'en juge par la place que prend l'énergie nucléaire directement ou indirectement dans les interventions. Mais revenons au programme de ces deux jours : " Energie et Environnement au XXIe siècle, Besoins, Enjeux et Solutions ? " avec un point d'interrogation qui s'applique sans doute au triptyque. Il fait suite au colloque de l'an passé auquel je n'ai pu, hélas, me rendre.
Je ne rentrerai pas dans les débats sur les meilleures ou moins mauvaises solutions énergétiques pour le 21e siècle. Les diverses interventions d'aujourd'hui et de demain permettront cette confrontation des offres. Je voudrais ici aborder quatre aspects qui me semblent importants de verser aux débats :
le poids, les contraintes que l'existant fait peser sur l'avenir,
la fracture de plus en plus profonde entre le Nord et le Sud,
le changement de perspective entre l'offre et la demande,
et enfin bien sûr l'incontournable prise en charge de l'environnement dans tous les secteurs de l'offre comme de la demande,
auxquels, en préambule, j'ajouterai l'impérieuse nécessité que toutes ces questions si importantes pour l'avenir de notre petite planète, perdue dans un coin de notre galaxie, fassent l'objet d'un vaste débat démocratique. Ce sera l'un des points forts de la loi sur la transparence et la sûreté nucléaire que je compte présenter au Parlement le plus rapidement possible. Cette loi devra sortir aussi le nucléaire de son exception pour que cette énergie dispose, comme les autres, d'un cadre législatif clair fixant les responsabilités des diverses acteurs, de l'Etat à l'exploitant. Par ailleurs, le cadre de l'expertise sera précisé et renforcé. Mais revenons au sujet de ce colloque.
Personne, et surtout pas le politique, ne peut du passé faire table rase ! La question est donc en permanence d'écrire, d'orienter la phase de transition entre la passé et l'avenir. Dans le domaine de l'énergie, le poids du passé est lourd, très lourd, tant dans le domaine de la production d'énergie, que dans celui de la consommation.
Du côté de la production d'abord, si chacun connaît maintenant les traces, les cicatrices toujours visibles de l'exploitation du charbon - terrils, friches, galeries non stabilisées - qui connaît les conséquences à venir de l'exploitation du pétrole et du gaz ? , même si certaines affaires ont commencé à les mettre en lumière : plates-formes off-shore, canalisation sous marines, etc...
Par exemple, dans le domaine de l'hydraulique, on commence tout juste à en apercevoir les conséquences, en particulier sur la biodiversité.
Je n'aurai pas la cruauté de revenir sur les effets environnementaux de la création d'une retenue à Petit Sault en Guyane, en zone tropicale.
Quant au nucléaire, on commence seulement, et encore timidement, à parler de l'héritage du passé : gestion des déchets pour des périodes allant de quelques siècles à quelques millénaires ; le rapport de la députée Michèle Rivasi, pour l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, fait un inventaire à ce sujet particulièrement frappant et dont il faudra bien tenir compte. La mission confiée à MM Charpin, Pelat et Dessus viendra compléter ce travail sur les aspects bilans matières et bilans économiques. Je ne voudrais pas oublier, dans ce domaine, la question du démantèlement des installations qui, si j'en crois les études d'EdF, ne saurait intervenir qu'un demi-siècle après l'arrêt industriel des installations.
Mais le poids du passé, ce sont aussi les infrastructures existantes : l'urbanisme, les logements, les locaux, les réseaux de transport sont construits pour des durées longues et ne se renouvellent que suivant un rythme lent ; la traînée des décisions publique se fait sentir sur des périodes souvent séculaires. A ce titre, la situation d'urgence des mégalopoles du Sud est particulièrement préoccupante. Comment anticiper, prévoir l'avenir sur un principe de précaution ? Une règle devrait s'imposer : adopter des mesures sans regrets ; dans le domaine de l'énergie, cela veut dire toujours préférer l'économie, la moindre consommation à service rendu équivalent . Nous sommes en train de rééquilibrer, par exemple, les efforts publics entre le rail et la route, entre les transports en commun et la voiture. Mais cela demande toujours de la persévérance, de la conviction et une attention permanente pour combattre les dérives de la facilité.
Et nous ne pouvons pas dans ce domaine oublier le Sud. Fournir des foyers fermés pour la cuisson au Sahel est par exemple une impérieuse nécessité pour lutter contre la déforestation.
Je voudrais sur ce thème du poids du passé indiquer aussi que nous devons imaginer des nouveaux types de financement de longue durée, capables de gérer sur des durées très longues les héritages des appétits de nos consommations : un jour, Orly, La Hague, les sites nucléaires, deviendront des factures à payer. Le développement durable, c'est aussi intégrer le passé. Nos théories économiques sont encore bien frustes dans ce nouveau domaine.
Deuxième point : les écarts Nord-Sud. On a jusqu'ici plutôt l'habitude de considérer qu'il y a une sorte de continuité et que les pays du Sud passeront naturellement - éventuellement plus rapidement - par les diverses phases du développement du Nord. Cette description mécanique de l'histoire est-elle encore valide dans une situation d'urgence vis à vis des conséquences planétaires actuelles ? Autrement dit, notre système de développement est-il extensible à la petite couche de la bio-sphère terrestre ?
Et ce d'autant que le Sud est, pour une large partie - je pense en particulier à l'Afrique - soumis à la règle de la nécessité et de la proximité dans le domaine de l'énergie . Quand on accuse, on nous accuse, nous autres pays du Nord, grands pollueurs devant l'éternel, d'utiliser les thèmes de la sauvegarde de l'environnement comme nouvelle arme colonialiste, peut-on rejeter d'un revers de main cette accusation ?
Le développement des nouvelles techniques d'information, la montée des ONG que j'ai mesurée à Seattle, montrent que maintenant, les décisions internationales seront soumises à la pression des ONG du Nord comme du Sud sous le regard des media. Cela sera de plus en plus incontournable.
Ce n'est pas en terme d'offre d'énergie qu'il faudra répondre mais en terme de quelle demande doit-on prendre en charge, pour le transport, le chauffage, l'eau potable etc... et aussi quelles sont les alternatives aux réseaux que nous connaissons dans le Nord. Puisque le poids du passé, au moins du point de vue des infrastructures est moins lourd, c'est l'occasion de faire preuve d'innovations !
Ce qui sans doute sera l'un des points importants de rupture entre le Nord et le Sud - c'est un troisième point - c'est le changement de perspectives entre l'offre et la demande. En effet, le Sud est, et sans doute restera pendant encore quelques temps, dominé par l'offre et donc par les producteurs. Dans le Nord, la situation évolue très vite, beaucoup plus vite qu'on ne l'appréhende en France, dominée par une vieille conception du sens de l'histoire, qui, dans l'énergie s'écrit : on passe de l'esclavage à l'énergie animale, de l'utilisation du vent au cours d'eau, du bois au charbon, à l'hydraulique (la fameuse houille blanche) puis à l'électricité thermique qu'elle soit charbon, pétrole ou nucléaire. A chaque fois, on parle du nouvel échelon dans l'avancement de la modernité. Je remarque d'ailleurs que l'on brûle, si j'ose dire, les étapes : on passera joyeusement des tranches 125 MWe charbon, au 600 MWe pétrole avant d'arriver au 900 puis 1300 et enfin 1450 MWe nucléaire sans jamais aller, jusqu'ici, au bout des durées de vie des installations qui seront mises sous " cocon ". On est dans les époques du tout " quelque chose ".
C'est aussi l'époque où les multinationales du pétrole dominent. Les cinq soeurs font la politique. Le pouvoir appartient aux producteurs. La sauvegarde des approvisionnements en pétrole, comme en uranium, conditionne les politiques d'intervention dans les zones d'influence.
C'est loin d'être terminé bien évidemment mais dans le Nord, cela est en passe de devenir secondaire ou tout au moins beaucoup moins fondamental.
Les énergies primaires se font une concurrence de plus en plus vive, les moyens de produire de l'électricité par exemple sont multiples. Il ne s'agit plus d'abord de vendre SON énergie à un client industriel ou domestique mais d'être de plus en plus capable de lui offrir un SERVICE le plus global possible.
La concurrence vive des marchés conduit aussi, pour d'autres raisons, à privilégier la demande de biens et de services énergétiques et non l'offre d'énergie. Bien sûr, cette évolution n'est pas innocente, le but premier n'est pas faire des économies d'énergie - la forme la plus élaborée et la plus moderne de l'usage de l'énergie - mais bien sûr de conquérir des marchés. Cependant, cette évolution marque le déclin des discours totalisants même si certains s'enferment toujours dans cette logique. Je pense par exemple à certains discours sur la fusion ou l'hydrogène.
J'observe d'ailleurs que certains opérateurs énergétiques nationaux se plaignent plus ou moins discrètement des entraves qui leur sont imposées pour la fourniture d'un " savoir énergétique complet ".
Cela m'amène à la question de la régulation que vous aborderez demain matin. Je ne pourrai pas être là hélas, devant partir en Hongrie. Mais je compte sur mon cabinet qui sera là pour me dire le résultat de vos travaux. Notre pays doit inventer une approche singulière dans ce domaine, on nous attend sur ce sujet d'avenir. J'ai simplement envie de lancer le défi d'une école française dans ce domaine dans un pays marqué par des siècles de colbertisme high tech !
Cela me conduit à mon quatrième point : la prise en charge de l'environnement dans la problématique de l'énergie.
Jusqu'ici, comme je viens de le dire, l'énergie c'était d'abord une affaire de nécessité et d'approvisionnement. Cette période, au moins dans le Nord, s'achève pour faire place progressivement à l'effacement du producteur au profit du négociant. Mais c'est à ce moment qu'un nouvel élément qui sera de plus en plus incontournable apparaît : la mise en uvre de l'énergie, qui décharge l'humanité de tâches physiquement pénibles et lui ouvre de nouveaux horizons, ne se fait pas sans risque sur son avenir, sur l'horizon même du fonctionnement de la mécanique des équilibres de notre planète. Et là, la question ne se pose plus en terme d'indépendance énergétique nationale - déjà mise à mal par le marché et la facilité du transport - mais en terme de menaces planétaires qui, Nord ou Sud, attendent tout le monde : le réchauffement climatique et ses conséquences telles la montée des eaux, la désertification, les pollutions des eaux, continentales et marines... la liste est longue. A ces menaces s'ajoutent des refus des populations locales d'accueillir des infrastructures de transports, de production ou de stockages de déchets particulièrement dangereux. Visiblement le marché seul ne peut répondre à ces nouvelles interpellations ; c'était en partie l'objet du colloque de l'ADAPes de l'an dernier sur Energie et Ethique. Que peut alors le politique dans cette nouvelle situation ? :
D'abord combattre l'illusion de la réponse nationale : l'exception bâtie sur le " génie " national qui ferait de notre pays le garant international de l'avenir radieux. C'est une tendance que j'observe, hélas, trop souvent parmi les responsables de notre pays.
Ensuite mettre en place les mécanismes d'orientation du marché permettant d'inclure les externalités non prises en compte par le marché. A cet égard, la Taxe Générale sur les Activités Polluantes (TGAP) ne doit pas être détournée de son premier objectif : la régulation environnementale du marché au profit d'un double dividende environnemental et social. Il serait fâcheux que l'idée de base soit dévoyée au profit d'intérêts locaux ou sectoriels.
Enfin se souvenir que le marché ne peut pas tout et que à trop vouloir écouter ses sirènes, on sacrifie l'avenir et les moyens d'intervention du politique qui alors se fera entendre tant que nous serons en démocratie au moins, par d'autres voies.
Pardonnez-moi de finir sur cette interpellation, les enjeux de l'énergie au 21e siècle ne sont pas que techniques ou économiques. Scientifiques, économistes et bien sûr politiques peuvent être mis en accusation pour irresponsabilité sur l'avenir de notre planète si nous ne savons pas y faire face. Les enjeux et les défis sont grands, j'espère que vos travaux contribueront à éclairer les chemins de l'avenir.
Je voulais simplement essayer de vous dire que les certitudes ne sont plus de mise et que l'avenir s'écrira sur la capacité d'écoute, les confrontations de certitudes et sur l'acceptation qu'il ne s'agit plus d'un problème national mais planétaire dans lequel le poids des contraintes environnementales sera de plus en plus présent et lourd : gaz à effet de serre et réchauffement de la planète bien sûr, mais aussi accumulation de déchets radioactifs, pollution urbaine, transports dangereux, etc... En tant que politique, j'ai naturellement la tentation d'agir sur l'évolution, sur la trajectoire immédiate, mais je suis encore plus attentive à la dérivée seconde : accélération ou décélération même si cela est souvent plus difficile.
Je vous remercie.
(source http://www.environnement.gouv.fr, le 5 juin 2000)