Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à France-Inter le 8 novembre 1999, sur les différentes approches de l'économie de marché, dite "social-libérale" de MM. Blair et Schröder et celle "citoyenne-républicaine" incarnée par M. Jospin, et le débat sur les concepts de flexibilité, de mondialisation et d'exception culturelle.

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Média : Emission Question directe - France Inter

Texte intégral

Q - La social-démocratie européenne hésite entre différentes approches de l'économie de marché : méthodes anglaise et allemande, dans un axe Blair-Schröder, de centre-gauche, dit "social-libéral", et méthode française, celle de Lionel Jospin, dans laquelle Dominique Strauss-Kahn, tenait une place stratégique.
R - Non, je crois que, sur l'économie de marché, il y a un consensus très net qui a été marqué par une formule de Lionel Jospin : "nous disons oui à l'économie de marche, nous disons non à la société de marché". Ce qui signifie en clair, que nous avons très bien où nous vivons, que nous avons à faire face à la mondialisation, mais qu'en même temps cela ne doit pas induire des sociétés où les inégalités sont la règle. Nous abordons cela de façon différente, bien sûr. Mais nous l'abordons ainsi à cause de nos spécificités nationales. (...). Je crois que ce sont ces diversités nationales - outre les tempéraments bien sûr, outre le fait que, nous Français, sommes plus attachés par exemple à l'Etat, que nous avons une conception citoyenne, républicaine - qui expliquent beaucoup que la gauche européenne soit plurielle.
Q - N'y a-t-il pas des différences qui peuvent un peu fâcher ? Nous sommes, dites-vous, plus attachés à l'Etat. Les Anglais et les Allemands se disent très attachés à la flexibilité - c'était du reste dans le manifeste commun de Blair et Schröder l'été dernier. Est-ce que "flexibilité" d'un côté et "Etat" de l'autre ce n'est pas précisément la différence qui peut fâcher ?
R - Il y a des différences sémantiques, il y a d'abord des différences de langues. Le mot "flexibilité" ne veut pas dire tout à fait la même chose en anglais qu'en français. C'est vrai que chez nous il a des connotations très négatives, parce que "flexibilité" veut dire que le travailleur est complètement soumis à une certaine loi qui lui est imposée par l'entreprise, elle-même poursuivant son profit. C'est pour cela que les socialistes français continuent à avoir avec le capitalisme - qui est une réalité, à la fois ancienne et toujours nouvelle - un rapport peut-être plus critique que les sociaux-démocrates allemands ou que les hommes de Tony Blair. C'est vrai, nous, nous ne sommes pas pour la troisième voie entre la libéralisme et la social-démocratie. Nous pensons que la troisième voie c'est justement la social-démocratie, c'est une voie - et c'est d'actualité aujourd'hui - entre le libéralisme et le communisme totalitaire d'hier. (...).
Q - Lionel Jospin peut-il entendre sans sourciller cette petite phrase de Tony Blair, à la "une" du "Journal du Dimanche" : "il ne faut pas se faire les gardiens immobiles de dogmes révolus" ?
R - Je crois qu'il peut l'écouter complètement sans sourciller. Autant j'ai dit qu'il y avait de vraies différences - je viens d'en parler à l'instant -, autant je crois qu'il y en a de fausses. Il n'y a pas d'un côté des modernistes, comme Tony Blair ou pourquoi pas Bill Clinton, alors que de l'autre côté il y aurait des socialistes archaïques. Ce que nous faisons en France, ce que faisait Dominique Strauss-Kahn, hier, ce que fait Christian Sautter aujourd'hui, ce que nous faisons tous en termes de politique économique ce n'est pas archaïque, c'est moderne. Nous sommes en train de préparer la France au XXIème siècle. Nous avons des résultats puisque notre croissance française est aujourd'hui la plus forte en Europe. (...) L'archaïsme ce n'est pas notre tasse de thé. Simplement, nous faisons aussi cela avec une fidélité des valeurs, et ces valeurs sont celles effectivement d'un pays où l'Etat représente quelque chose, où le collectif représente quelque chose, où la solidarité est une valeur, et où effectivement nous voulons organiser la mondialisation. Vous disiez tout à l'heure "l'OMC", c'est vrai que nous n'avons pas exactement la même approche par exemple que les Anglais - qui sont beaucoup plus libre-échangistes que nous. Nous sommes aussi pour le libre-éhange, mais un libre-échange contrôlé, régulé, maîtrisé. Et l'OMC, pour nous, sert à cela : à réguler la mondialisation, à l'organiser, et non pas à la laisser faite.
Q - Peut-il y avoir en Europe une cohabitation entre Tony Blair et Lionel Jospin face aux enjeux de l'OMC ?
R - Il y a forcément cohabitation au sens où, pour l'OMC, c'est l'Union européenne qui négocié - c'est la Commission européenne - et pour qu'elle puisse négocier dans de bonnes conditions, elle a besoin d'un mandat qui lui est donné par les chefs d'Etat et de gouvernement parmi lesquels Tony Blair et Lionel Jospin. Et donc, par exemple, sur la diversité culturelle ou l'exception culturelle, nous avons trouvé entre nous une formule qui nous permet de défendre cela. (...)./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 novembre 1999)