Déclaration de M. Alain Juppé, président de l'UMP, sur la position de la France au sujet de la crise irakienne, à l'Assemblée nationale le 26 février 2003.

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Circonstance : Débat à l'Assemblée nationale sur l'Irak le 26 février 2003

Texte intégral

Au nom du groupe de l'UMP, je veux vous remercier, Monsieur le Premier Ministre, d'avoir organisé ce nouveau débat sur l'Irak à un moment décisif : le moment où tout peut basculer entre la paix et la guerre.
Si nous sommes toujours en paix aujourd'hui, nous le devons en grande partie à la diplomatie française qui, sous la conduite du Président de la République, la vôtre et celle de notre Ministre des Affaires Etrangères, a réalisé, depuis plusieurs mois, un véritable " sans-faute ".
Oui, nous avons donné toutes ses chances à la paix et ce résultat remarquable a été atteint parce que notre action diplomatique a présenté, depuis le début, trois qualités essentielles :
- une vision claire des objectifs,
- de l'énergie et de la ténacité dans l'exécution,
- la volonté permanente de convaincre et de rassembler la communauté internationale.
Nos objectifs ont été, d'emblée, fixés avec précision et ils n'ont pas varié.
Il s'agit d'abord, pour nous, d'obtenir le désarmement de l'Irak. Car il n'a jamais fait de doute à nos yeux que le régime irakien constitue une menace pour la paix dans la région et au-delà. Il l'a montré, depuis plus de deux décennies, en n'hésitant pas à utiliser des armes chimiques contre son voisin, l'Iran, ou contre ses propres populations kurdes. Sans oublier bien sûr l'invasion du Koweit. Les inspections déclenchées par l'ONU et l'AIEA au lendemain de la guerre du Golfe ont permis de recenser en Irak des armes de destruction massive - nucléaires, bactériologiques et chimiques - et d'ailleurs d'en détruire une partie. Il n'a jamais fait de doute, non plus, pour la France que le régime irakien est une dictature de la pire espèce, qui opprime son peuple et le réduit à la misère.
Ce rappel des positions françaises est nécessaire pour éviter les procès d'intention qui nous sont faits ici ou là.
Notre deuxième objectif a toujours été de parvenir au désarmement de l'Irak dans le cadre de l'Organisation des Nations Unies et, plus précisément, en application des résolutions successives de son Conseil de Sécurité.
Cette exigence a deux raisons au moins :
o une raison de principe, et même de droit.
Dans la société internationale civilisée et humanisée que nous avons l'ambition de construire, il ne doit plus appartenir à tel ou tel Etat - aussi puissant soit-il - de décréter unilatéralement la guerre. Seules les Nations Unies ont la légitimité requise pour décider de l'usage de la force en vue de faire appliquer leurs propres résolutions. Nous devons nous réjouir de constater que partout, même aux Etats-Unis d'Amérique, les opinions publiques sont attachées à cette règle.
o Raison d'efficacité ensuite : si le désarmement de l'Irak est assumé par l'ensemble
de la communauté internationale, alors ses chances de réussite sont évidemment accrues, moins d'ailleurs sur le plan militaire que sur le plan politique. L'adhésion des peuples devient heureusement une condition essentielle du succès de l'action politique.
Notre troisième objectif découle des deux précédents : nous voulons qu'avant de recourir, si nécessaire et en dernier ressort, à la force armée, toutes les possibilités d'obtenir le désarmement de l'Irak par des moyens pacifiques soient explorées.
C'est dans cet esprit que nous avons tout fait pour que les inspecteurs de l'ONU et de l'AIEA retournent en Irak où ils avaient fait leurs preuves entre 1991 et 1998. Nous continuons à affirmer que le temps des inspections n'est pas achevé et qu'une autre étape de l'action ne pourra être éventuellement franchie que sur la base des rapports de la Commission de Contrôle, de Vérification et d'Inspection des Nations Unies (COCOVINU) et de l'AIEA. C'est seulement dans l'hypothèse où ces rapports feraient apparaître un blocage de la situation que nous sommes prêts à envisager toutes les options, sans en exclure aucune.
Une fois cette ligne fixée et clairement exprimée, notre diplomatie a déployé toute son énergie et toute sa ténacité pour en assurer la mise en uvre.
En novembre dernier, le vote de la résolution 1441 par un Conseil de Sécurité unanime, au terme d'un long travail de préparation diplomatique, a été pour nous un premier succès.
Au fil des semaines, la France est restée constamment en initiative pour pousser jusqu'au bout la logique de cette résolution, en proposant à plusieurs reprises de renforcer les moyens matériels ou juridiques des inspections. Cette semaine encore, la France a déposé un mémorandum qui définit des critères concrets pour faciliter le travail des inspecteurs et leur donner des repères, notamment un échéancier précis. Nous apportons notre confiance et notre soutien à MM. Blix et El Baradei qui s'acquittent de leur lourde mission dans un contexte particulièrement difficile et qui viennent à nouveau de faire état des progrès qu'ils enregistrent dans l'attitude irakienne.
Durant toute cette période, la diplomatie française a su éviter la maladresse à laquelle certains la poussaient, et qui l'aurait à coup sûr isolée : à savoir brandir son droit de veto.
Le Président de la République, le Premier Ministre, le Ministre des Affaires Etrangères ont eu au contraire le souci permanent d'agir en concertation étroite avec tous nos partenaires extérieurs, et de rassembler la communauté internationale.
C'est vrai des Etats-Unis avec lesquels, malgré nos divergences, le dialogue demeure intense.
C'est vrai des gouvernements européens - avec des bonheurs divers, j'y reviendrai ; c'est vrai de la Russie, notamment à l'occasion du voyage du Président Poutine en France ; c'est vrai de la Chine et de tous les Etats membres du Conseil de Sécurité, permanents ou non permanents dont beaucoup ont applaudi au discours de Dominique de Villepin à New-York le 14 février dernier.
C'est vrai plus récemment encore des Chefs d'Etat d'Afrique réunis à Paris pour leur XXIIème conférence avec la France et qui ont adopté une déclaration commune dont je cite la phrase finale : " Il y a une alternative à la guerre ".
Bref, notre activité diplomatique a été exemplaire et nous a permis de mieux faire comprendre nos analyses et nos propositions. Elle a été efficace puisque, visiblement, il n'existait pas la semaine dernière, il n'existe toujours pas aujourd'hui, la majorité requise au Conseil de Sécurité pour adopter une résolution de guerre. Dominique de Villepin a réaffirmé avant-hier que le temps d'une telle résolution n'était pas venu.
Le rôle que nous avons joué nous a certes attiré les sarcasmes de la presse anglo-saxonne. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire des 50 dernières années ! Nous devons évidemment nous garder d'entrer dans pareille polémique et je félicite nos responsables de leur sang-froid.
Pour autant, ne nous laissons pas détourner de nos objectifs qui restent les bons. Notre détermination sert la cause de la paix. Elle a touché juste au cur des peuples, y compris en Amérique du Nord, par exemple au Canada, où l'air de liberté intellectuelle et politique venu de France est respiré avec bonheur, je peux en porter témoignage.
Dans ce contexte difficile, dans ce combat qui n'est pas médiocre, on a presque envie de s'exclamer, sans provocation : " Bravo la France ! Vive la France ".
Je sais, mes chers collègues, puisque nous en avons débattu ensemble, que le groupe de l'UMP partage l'appréciation que je viens de porter sur le rôle joué par la France au cours des derniers mois.
Je sais aussi que nous nous posons tous des questions sur le dénouement de la crise. Notre stratégie a-t-elle atteint sa limite ? N'aurons-nous mené qu'un combat de retardement ? La décision américaine de faire la guerre est-elle décidément irréversible et maintenant très proche ?
Je n'userai pas de la langue de bois.
Certes, nous voulons tous encore espérer qu'il subsiste une chance d'éviter la guerre.
Nous allons continuer, dans les jours qui viennent, à déployer tous nos efforts pour faire prévaloir la recherche d'un règlement pacifique.
Mais les bruits de la mobilisation commencent à couvrir les voix qui appellent encore à la raison.
Il ne sera pas dit, en tout cas, que nous n'aurons pas exprimé, haut et fort, nos inquiétudes. C'est pourquoi je veux solennellement devant l'Assemblée Nationale, et devant les Français, mettre en garde contre les redoutables conséquences d'un conflit armé.
Conséquences sur les Nations Unies, en premier lieu.
Plusieurs scénarios sont encore possibles et la prudence s'impose donc dans l'analyse.
Avec Saddam Hussein, tout peut arriver, y compris le raidissement et la provocation. Il n'a pas encore apporté de réponse claire à l'injonction qui lui a été faite par M. Blix de détruire à partir du 1er mars les missiles Al-Samoud 2 dont la portée dépasserait la limite de 150 kms autorisée par l'ONU.
Notre Ministre des Affaires Etrangères a demandé que l'Irak passe aux actes et se conforme à cette obligation. Il a également rappelé qu'en cas de blocage constaté par les inspecteurs, la France était prête à examiner toutes les options, sans en exclure aucune.
Deuxième scénario : l'Irak passe aux actes et MM. Blix et El Baradei constatent, comme ils l'ont fait encore la semaine dernière, que des progrès sont en cours. Y aurait-il, dans ce cas de figure, une majorité de 9 voix au Conseil de Sécurité pour approuver une résolution de guerre ? Tout porte à penser que non. L'intervention militaire américaine serait-elle néanmoins déclenchée, malgré l'absence de feu vert des Nations Unies ? Les conséquences sur cette institution qui, malgré ses lacunes et ses défauts, constitue la plus belle construction de l'esprit de paix que la communauté internationale ait jamais édifiée, seraient désastreuses.
Qui, demain, pourrait alors dire le droit et imposer des solutions politiques aux nombreux conflits qui déchirent la planète ? Comment imaginer que le pays des " Quatorze points " du Président Wilson et de la Charte de San Francisco rompe ainsi avec son engagement, tout au long du XXème siècle, en faveur du multilatéralisme ?
Conséquences ensuite sur le Proche et le Moyen Orient
Ici encore, les scénarios sont nombreux : la guerre serait-elle courte et propre comme on s'en donne l'illusion lors du déclenchement de tout conflit ? Ou s'enlisera-t-elle comme l'histoire en donne tant d'exemples ? Je ne ferai évidemment aucun pronostic.
Je voudrais en revanche insister sur ce qui me paraît être notre divergence d'appréciation majeure avec l'Administration américaine : je veux parler de " l'après-guerre ".
La thèse qu'on entend souvent développer à Washington est celle de la contagion démocratique au Proche et Moyen Orient. Une fois la dictature de Saddam Hussein renversée à Bagdad, on verrait progresser partout - à Ryad, à Damas et pourquoi pas à Téhéran - la démocratie et l'ouverture vers les valeurs occidentales. Dans la foulée, le conflit israélo-palestinien trouverait tout naturellement sa solution.
Je ne suis pas sûr que cette thèse se vérifie.
Je ne suis pas sûr que les traditions et les mentalités des pays arabo-musulmans de la région soient propices à la propagation rapide d'une onde de choc démocratique " à l'occidentale ". Il y faudra sans doute plus de temps et une évolution en profondeur des sociétés et des peuples.
Ne peut-on au contraire redouter qu'une occupation prolongée de l'Irak sous administration américaine, telle que Washington semble l'envisager, ne finisse par provoquer des réactions de rejet dans les opinions publiques, et peut-être même une recrudescence de la menace terroriste ?
Que dire du risque de déstabilisation de la région en cas de remise en cause de l'intégrité territoriale de l'Irak ? L'autorisation donnée à la Turquie de pénétrer au Kurdistan en échange de l'hospitalité qu'elle accorde aux troupes américaines sur son sol ne porte-t-elle pas en germe bien des dangers ?
Conséquences, en troisième lieu, sur les relations entre la France et les Etats-Unis d'Amérique.
Dominique de Villepin nous dit que ces relations ne sont pas en cause.
Je veux le croire et nous avons certainement raison de ne pas entrer dans une surenchère avec la presse anglo-saxonne.
Ce que nous avons en commun, l'Amérique et nous, est essentiel : l'histoire bien sûr, mais aussi les valeurs, l'attachement à la démocratie et aux droits de la personne humaine, l'amour de la liberté.
Personne n'a oublié ici, j'en suis sûr, la dette de sang que nous gardons envers la grande Nation américaine qui, par deux fois, a apporté une contribution décisive à la libération de notre sol.
Le peuple américain sait bien qu'au lendemain du 11 septembre 2001, la France a été unanime à lui manifester sa solidarité. Il se souvient sans aucun doute des mots et des gestes qu'avait su avoir Jacques Chirac en se rendant personnellement à New-York.
Et au-delà de l'émotion partagée au moment du drame, la France s'est engagée sans hésitation, sans ambiguité, sans faiblesse aux côtés des Etats-Unis, dans la lutte sans merci contre le terrorisme.
Oui, je le dis avec force à nos amis américains : la grande majorité du peuple français ignore le sentiment d'anti-américanisme.
Mais pourquoi faudrait-il que l'amitié et l'alliance - celles d'hier, d'aujourd'hui et de demain - nous interdisent la franchise ?
Quand nous avons des divergences d'appréciation, nous revendiquons le droit de le dire, pour la défense de nos propres intérêts, et peut-être même dans l'intérêt de l'Amérique.
Nous avons aujourd'hui une divergence sur la manière de résoudre la crise irakienne et nous le disons sereinement.
Et au-delà de la crise irakienne, nous avons aussi une divergence sur la manière de lutter, dans le monde, contre les régimes qui menacent la stabilité et la paix internationales.
Prenons l'exemple de la prolifération des armes de destruction massive, notamment nucléaire : comment peut-on penser un instant que la méthode préconisée par les Etats-Unis en Irak pourrait s'appliquer demain en Corée du Nord, en Iran ou ailleurs ? La crise irakienne ne devrait-elle pas être au contraire l'occasion de progresser dans la mise en uvre d'une " gouvernance mondiale " fondée sur le droit et sur l'action multinationale dans le cadre des Nations Unies ?
Conséquences enfin sur l'Union Européenne elle-même
Je voudrais, à ce sujet, me garder de deux exagérations de sens contraire :
o celle qui consiste à nier la difficulté au prétexte que le dernier Conseil européen a pu s'accorder, le 17 février, sur des conclusions communes qui nous conviennent parfaitement. Il y a, en réalité, bel et bien clivage au sein de l'Union ainsi qu'avec bon nombre de pays candidats ;
o l'autre exagération est celle du pessimisme intégral, prompt à dresser périodiquement l'acte de décès de la construction européenne. L'Union a surmonté d'autres crises, aussi graves, et l'affirmation de plus en plus nette d'une opinion publique européenne, globalement en phase avec la politique que nous suivons, est au contraire un grand motif d'optimisme. L'Europe des citoyens se forge peu à peu et nos gouvernements démocratiques devront, de mieux en mieux, en tenir compte.
Dans ce contexte, le rendez-vous européen de 2004 prend toute sa gravité.
On en mesure désormais la vraie signification que révèle, d'une certaine manière, la crise actuelle. Il ne s'agira pas seulement d'une négociation " technique ", agricole, monétaire, financière, économique ou juridique.
Il doit s'agir d'un rendez-vous politique, au sens le plus noble du terme.
Ecrire une constitution, ce n'est pas simplement fixer les modalités de l'élection du Président du Conseil européen et de la Commission.
C'est fondamentalement faire un choix politique : quel projet assignons-nous à l'Union Européenne ?
Le Président de la République a raison de mettre chacun devant ses responsabilités, tant parmi les pays candidats que parmi les actuels Etats-membres.
Voulons-nous, oui ou non, que l'Union européenne devienne un acteur politique à part entière sur la scène internationale, un pôle d'influence et d'équilibre dans un monde qui ne trouvera pas l'harmonie durable s'il reste unipolaire ?
Ce choix n'est pas un choix de confrontation. C'est au contraire une proposition de partenariat avec les autres pôles d'influence de la planète, au premier chef les Etats-Unis d'Amérique auxquels nous sommes liés au sein de l'Alliance Atlantique. Et aussi avec la Russie, la Chine et d'autres.
Mais dans un partenariat - qui n'est pas un protectorat - chacun doit respecter l'autre et admettre l'expression des différences.
Nous sommes nombreux à continuer à rêver d'une Europe européenne, attachée à ses valeurs et à son modèle économique et social, maîtresse de sa politique extérieure, capable d'assurer sa sécurité dans le cadre de ses alliances.
Sans cela, que signifieraient les partages de souveraineté auxquels nous sommes prêts à consentir ? La réponse n'appartient qu'à nous, Européens.
Mes chers collègues,
Je relisais hier soir l'avant-dernière scène de "La guerre de Troie n'aura pas lieu", la pièce de Jean Giraudoux jouée pour la première fois en 1935.
Hector qui, dans son dialogue avec Ulysse s'efforce de mettre dans le plateau de la balance tout le poids de la paix, y déclare : " Ce que je pèse, Ulysse ? Je pèse un homme jeune, une femme jeune, un enfant à naître. Je pèse la joie de vivre, la confiance de vivre, l'élan vers ce qui est juste et naturel ".
Comme chacun sait, la guerre de Troie a quand même eu lieu.
Nous, peuples de la vieille Europe, nous sommes trop instruits des malheurs de la guerre et des souffrances qu'elle a infligées sur notre sol à tant d'innocentes victimes pour ne pas tenter, jusqu'au bout, de donner encore une ultime chance à la paix.


(Source http://www.u-m-p.org, le 27 février 2003)