Texte intégral
Q - La réconciliation franco-allemande étant une réalité, comment qualifieriez-vous, aujourd'hui, la relation entre l'Allemagne et la France : une alliance de "peuples frères", un axe européen en quête d'un nouvel équilibre, une entente cordiale ou une nécessité objective ?
R - Aucune de ces formules ne rend compte de la réalité franco-allemande. Nous sommes voisins, héritiers d'une histoire compliquée, aujourd'hui étroitement partenaires dans une Europe à construire. Dans cette Europe, dont le cadre depuis les Traités fondateurs jusqu'à Maastricht et à Amsterdam, ne cesse de se renforcer, il n'y a pas d'"axe" franco-allemand. Il y a une dynamique franco-allemande, qui permet souvent de mieux définir le champ du possible, de lever les obstacles, et donc d'accélérer le processus de la marche en avant. Cette dynamique est le fruit de nos dissemblances et quelquefois de nos divergences mêmes, qui nous permettent souvent de trouver le point d'équilibre, la meilleure solution possible et acceptable pour tous les Européens. Le poids que les deux pays ont dans l'économie, dans la politique et dans la mécanique européennes, la profondeur de leur engagement européen, et le sens qu'ils ont de leur responsabilité historique, expliquent la force de l'influence qu'ils exercent, ensemble, sur la construction de l'Europe, et aussi le vrai désarroi de l'Union, chaque fois qu'ils peinent à trouver un accord entre eux. Mais ce rapport privilégié n'est nullement exclusif. La Grande Bretagne, si elle confirme à son tour son engagement européen, a son rôle à jouer et l'Italie est aussi un partenaire fort et actif. Il y a selon les cas un tandem, un trio, un quatuor, qui fonctionnent avec efficacité - on l'a vu pour le Kossovo - et il y a plus largement les 15 - c'est cela la nouvelle armature européenne.
Q - Pensez-vous que la relation franco-allemande soit devenue "normale" : le passé ne reste-t-il pas un cadre de référence puissant pour la France ?
R - Il en est des relations entre peuples comme des relations entre individus. Elles ne sont vraiment normales, comme vous dites, paisibles et décrispées qu'après avoir perdu toute affectivité excessive. On peut se demander alors si cette amitié tiède n'a pas, pour reprendre la carte du tendre chère aux classiques, dérivé vers la mer de l'indifférence. Entre l'Allemagne et la France, fort heureusement nous n'en sommes pas là. Le passé reste c'est vrai très présent dans les relations franco-allemandes. Cela vaut surtout au niveau de l'opinion publique, beaucoup moins, et c'est heureux pour ceux qui vivent la relation franco-allemande au quotidien, au niveau des décideurs, quelle que soit leur sphère d'activité. Il faut vivre avec le passé, mais dans le présent, et penser à l'avenir
Q - Comment percevez-vous le débat actuel outre-Rhin sur l'idée qu'"il faut réconcilier les Allemands avec le fait d'être allemand" ?
R - Ce débat est le bienvenu. Je pense que les Allemands le vivent en ce moment avec un sens de la dignité et des exigences démocratiques qui force le respect. Le débat d'il y a quelques semaines au Bundestag sur l'édification du monument du souvenir en mémoire de l'holocauste en est un exemple.
C'est aussi dans cette perspective qu'il faut considérer le débat sur le déménagement de la capitale de Bonn à Berlin. Quoi de plus naturel que ce retour ? Et cette capitale sera une des grandes capitales de la grande Europe.
Nous savons bien que pour les Allemands, l'histoire de ce siècle est lourde à porter. Il leur faut l'assumer sans en être écrasé, en évitant les pièges de l'oubli et de la complaisance morbide. Tout cela est d'une extrême difficulté, mais je pense qu'ils y arrivent.
Q - Depuis l'élection de Gerhard Schroeder, de nombreux articles de fond, en France, ont appelé à une relance de la coopération franco-allemande. dans quels domaines cette relance vous semble-t-elle nécessaire ?
R - Le souci de rénover, de redynamiser notre coopération bilatérale ne date pas à strictement parler de l'élection de Gerhard Schroeder à la Chancellerie en septembre dernier. Il n'est pas non plus unilatéral. C'est des deux côtés que le besoin d'un aggiornamento de notre coopération est ressenti. Nous avons été heureux de constater, que ce souci était partagé par le nouveau gouvernement et qu'il avait, comme nous, le désir d'aller vers plus de vérité, de densité, d'efficacité dans nos relations. Bien sûr, nous devons veiller à ce que la recherche du neuf ne nous conduise pas à abandonner un peu trop rapidement des mécanismes, des pratiques ou des institutions qui ont fait leur preuve. Nous avons déjà, à Potsdam et à Toulouse, au cours de deux Sommets franco-allemands, eu l'occasion de commencer à refléchir sur les voies et moyens de cette relance, de cette modernisation. C'est un processus qui exige toutefois quelque temps, d'autant que les énergies allemandes ont été mobilisées durant la première moitié de l'année par les impératifs de leur triple Présidence (Union européenne, Union de l'Europe occidentale, G 8).
Nous allons maintenant avancer, à travers quelques initiatives. Notre souhait commun, aujourd'hui, est d'impliquer davantage la jeunesse, l'université, la société civile, dans le dialogue franco-allemand. Trente six ans après la signature du Traité de l'Elysée, et malgré le travail considérable effectué par des organismes comme l'Office franco-allemand pour la jeunesse, les deux peuples se connaissent encore très mal, et surtout ils cherchent beaucoup moins à se connaître. Il faut organiser des rencontres plus nombreuses entre les étudiants des deux pays, relancer en commun l'étude de la langue du partenaire, s'efforcer de rapprocher les cultures d'entreprise, et établir un vrai pont entre les médias des deux côtés du Rhin.
Le changement de capitale sera, j'en suis persuadé, un puissant éveilleur d'appétit français pour l'Allemagne et je m'en réjouis. Je souhaite que le changement d'habitudes qu'il entraînera, nous aide à refléchir et à ouvrir les yeux. Il faut apprendre à nous débarasser enfin d'un grand nombre de clichés qui faussent la vraie compréhension et nous donnent l'impression de nous connaître. Il faut que nous nous fréquentions vraiment, et que nous nous regardions, comme nous sommes. Et puis, il faut tirer parti de l'"effet Berlin".
Q - Quels sont, selon vous, les apports spécifiques futurs de l'Allemagne à la construction européenne ?
R - L'Allemagne peut apporter à la construction européenne, le poids de sa puissance économique, comme elle l'a toujours fait depuis les débuts. Et comme elle vient de le faire avec l'euro. On a beaucoup parlé de l'euro, on a beaucoup douté avant sa mise en place. En Allemagne même, ce projet a été longtemps contesté. Et puis, grâce à la ténacité de quelques hommes, l'euro est là et personne en Allemagne ni en France ne le conteste plus. L'euro est un fait et ce fait est massif.
Mais elle peut apporter aussi son poids politique, elle peut apporter son expérience unique du fédéralisme, d'un des parlementarismes les plus solides de notre Europe. Son expérience sera utile, comme d'autres, à notre réflexion sur le renforcement des institutions politiques européennes.
Q - Dans le cadre de l'Union européenne, l'Allemagne a donné depuis le début des années 1990 la priorité à la dimension orientale de l'Europe. Pensez-vous qu'elle acorde désormais une égale attention à la dimension méditerranéenne ?
R - L'Allemagne souhaite l'élargissement de l'Union aux pays candidats de l'Est. La France également. Et nous travaillons ensemble à la préparation de leur adhésion. Nous nous sommes réjouis de voir l'Allemagne accorder aussi une attention croissante à nos voisins du sud de l'Europe. Le Forum euro-méditerranéen, le processus de Barcelone ont été poussés plus avant sous sa présidence notamment pendant la réunion de Stuttgart, qui a marqué une percée. Je crois que l'Allemagne et la France portent aujourd'hui le même intérêt à la définition d'une politique active de l'union vers l'Est comme vers la Méditerranée.
Q - Comment interprétez-vous la métaphore géopolitique, "l'Allemagne puissance centrale de l'Europe" ?
R - Je ne l'interprète pas, ce sera bientôt une évidence géographique.
Quant à la transformer en concept géopolitique, je serais plus prudent. Car la géopolitique est de maniement délicat. Dans la réalité de la guerre froide, l'Allemagne était l'enjeu central de l'Europe, au moins dans la perspective qui agitait beaucoup les états-majors otaniens et autres. Elle a perdu cette position, d'ailleurs peu enviable. L'Europe puissance, pour peu que le concept ait un jour une validité, ce que j'espère et à quoi je m'efforce, ne pourra être que "multipolaire", elle ne reposera pas sur la domination de l'une ou l'autre de ses composantes, car elle ne pourra être fondée que sur la coopération de tous ses partenaires.
Q - Comment analysez-vous le débat allemand sur les liens existentiels entre l'Allemagne et les Etats-Unis et pensez-vous qu'à l'avenir, pour l'Allemagne, les relations franco-allemandes seront moins importantes que pour la France ?
R - La relation forte entre les Etats-Unis et l'Allemagne est une réalité incontournable. Je comprends parfaitement la force des liens qu'à travers la succession des épreuves, l'Allemagne a forgé avec les Etats Unis. Elle tient à tout ce que fut son histoire, depuis la fin de la guerre, à l'expérience de la guerre froide, à la garantie de sécurité que les Etats Unis n'ont cessé d'apporter aux Allemands de l'ouest et aux Berlinois, tout comme nous, mais de façon plus visible, compte tenu de leur rôle et de leurs moyens.
Les Allemands comprennent que l'Europe pourrait avoir sa perception propre de certains problèmes. Mais ils se demandent si l'Allemagne a le droit de s'émanciper, sans se montrer déloyale à l'égard de l'Alliance atlantique.
La France comprend d'autant mieux cela qu'elle est elle même attachée à garder, au sein de l'Alliance, une relation forte avec les Américains. Elle n'a cessé de montrer, jusqu'aux toutes dernières semaines, qu'elle était un allié exigent, mais sûr.
Ce dont nous discutons aujourd'hui, entre Européens, ce n'est pas d'un relachement des liens euro-américains, c'est de la possibilité de doter l'Europe d'une identité en matière de défense et de sécurité. Il n'y a pas de conflit de loyauté. Il y a des situations différentes, qui appellent des situations adaptées. Dans ce débat, je n'ai pas l'impression qu'il y ait divergences de perception, ou d'intérêt en France et en Allemagne.
Q - Si les contours de la future Grande Europe reste encore flous, pensez-vous cependant, que l'avenir de la coopération franco-allemande repose sur une extension nécessaire, voire souhaitable, de cette coopération, à l'image du Triangle de Weimar ?
R - La création du triangle de Weimar, était un acte symbolique annonçant la suite. La France et l'Allemagne offraient de dialoguer ensemble avec la Pologne, pour accélérer son rapprochement avec l'UE. La vision s'est révélée juste et féconde.
Mais le "Triangle" n'a en aucun cas conduit à diluer le dialogue spécifique que la France et l'Allemagne poursuivent, sur l'ensemble de la coopération européenne. Il y aura sans doute demain, comme je le suggerais plus haut, un certain nombre de trios, de quatuors, ou de quinquettes entre les principaux acteurs de la construction européenne. Ils s'articuleront de façon pragmatique les uns avec les autres. Et aucun ne nous dispensera d'avoir aussi des concertations bilatérales. Le dialogue entre Paris et Berlin restera important, et exemplaire.
Chacun des deux partenaires, doit le comprendre et le savoir. Sur quelques sujets fondamentaux il n'est pas d'alternative à une étroite coopération entre nos deux pays. Mais cette coopération peut et doit s'ouvrir à d'autres.
Q - Que répondez-vous à ceux qui, en France, vivent encore dans la crainte d'un dépassement de la France par l'Allemagne ?
R - Je réponds que cette crainte était déjà très présente dans les années soixante-et soixante-dix, qu'elle revient régulièrement sous la plume d'observateurs qui s'obstinent à ne pas comprendre grand chose à la relation franco-allemande. Dépasser dans quels domaines ? L'Allemagne est plus peuplée, certes, elle a des firmes célèbres et puissantes, il n'y a aucune raison de le lui reprocher. Nous avons aussi des atouts très forts, une économie dynamique, une industrie qui marque des points en Allemagne comme l'automobile. Arrêtons de craindre la force de l'autre, réjouissons nous de ses succès, et tâchons de rendre nos capacités de plus en plus complémentaires, au service de l'Europe.
Q - Pensez-vous qu'il est de l'intérêt de la France que l'Allemagne puisse de noveau évoquer sans compexe son intérêt national ?
R - La force du projet européen réside dans la conciliation de l'intérêt national avec un intérêt supérieur, collectif. Jamais l'Europe n'a pu et ne pourra se constuire contre les intérêts nationaux vitaux d'un de ses membres. Mais il peut exister des situations où, en surévaluant tel et tel intérêt national immédiat, qualifié abusivement de vital, on prive l'Europe de la possibilité d'agir de façon efficace et cohérente face à des défis internes externes. Dans cette hypothèse, c'est l'Europe, c'est à dire nous tous, qui en payons le prix.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 octobre 1999)
R - Aucune de ces formules ne rend compte de la réalité franco-allemande. Nous sommes voisins, héritiers d'une histoire compliquée, aujourd'hui étroitement partenaires dans une Europe à construire. Dans cette Europe, dont le cadre depuis les Traités fondateurs jusqu'à Maastricht et à Amsterdam, ne cesse de se renforcer, il n'y a pas d'"axe" franco-allemand. Il y a une dynamique franco-allemande, qui permet souvent de mieux définir le champ du possible, de lever les obstacles, et donc d'accélérer le processus de la marche en avant. Cette dynamique est le fruit de nos dissemblances et quelquefois de nos divergences mêmes, qui nous permettent souvent de trouver le point d'équilibre, la meilleure solution possible et acceptable pour tous les Européens. Le poids que les deux pays ont dans l'économie, dans la politique et dans la mécanique européennes, la profondeur de leur engagement européen, et le sens qu'ils ont de leur responsabilité historique, expliquent la force de l'influence qu'ils exercent, ensemble, sur la construction de l'Europe, et aussi le vrai désarroi de l'Union, chaque fois qu'ils peinent à trouver un accord entre eux. Mais ce rapport privilégié n'est nullement exclusif. La Grande Bretagne, si elle confirme à son tour son engagement européen, a son rôle à jouer et l'Italie est aussi un partenaire fort et actif. Il y a selon les cas un tandem, un trio, un quatuor, qui fonctionnent avec efficacité - on l'a vu pour le Kossovo - et il y a plus largement les 15 - c'est cela la nouvelle armature européenne.
Q - Pensez-vous que la relation franco-allemande soit devenue "normale" : le passé ne reste-t-il pas un cadre de référence puissant pour la France ?
R - Il en est des relations entre peuples comme des relations entre individus. Elles ne sont vraiment normales, comme vous dites, paisibles et décrispées qu'après avoir perdu toute affectivité excessive. On peut se demander alors si cette amitié tiède n'a pas, pour reprendre la carte du tendre chère aux classiques, dérivé vers la mer de l'indifférence. Entre l'Allemagne et la France, fort heureusement nous n'en sommes pas là. Le passé reste c'est vrai très présent dans les relations franco-allemandes. Cela vaut surtout au niveau de l'opinion publique, beaucoup moins, et c'est heureux pour ceux qui vivent la relation franco-allemande au quotidien, au niveau des décideurs, quelle que soit leur sphère d'activité. Il faut vivre avec le passé, mais dans le présent, et penser à l'avenir
Q - Comment percevez-vous le débat actuel outre-Rhin sur l'idée qu'"il faut réconcilier les Allemands avec le fait d'être allemand" ?
R - Ce débat est le bienvenu. Je pense que les Allemands le vivent en ce moment avec un sens de la dignité et des exigences démocratiques qui force le respect. Le débat d'il y a quelques semaines au Bundestag sur l'édification du monument du souvenir en mémoire de l'holocauste en est un exemple.
C'est aussi dans cette perspective qu'il faut considérer le débat sur le déménagement de la capitale de Bonn à Berlin. Quoi de plus naturel que ce retour ? Et cette capitale sera une des grandes capitales de la grande Europe.
Nous savons bien que pour les Allemands, l'histoire de ce siècle est lourde à porter. Il leur faut l'assumer sans en être écrasé, en évitant les pièges de l'oubli et de la complaisance morbide. Tout cela est d'une extrême difficulté, mais je pense qu'ils y arrivent.
Q - Depuis l'élection de Gerhard Schroeder, de nombreux articles de fond, en France, ont appelé à une relance de la coopération franco-allemande. dans quels domaines cette relance vous semble-t-elle nécessaire ?
R - Le souci de rénover, de redynamiser notre coopération bilatérale ne date pas à strictement parler de l'élection de Gerhard Schroeder à la Chancellerie en septembre dernier. Il n'est pas non plus unilatéral. C'est des deux côtés que le besoin d'un aggiornamento de notre coopération est ressenti. Nous avons été heureux de constater, que ce souci était partagé par le nouveau gouvernement et qu'il avait, comme nous, le désir d'aller vers plus de vérité, de densité, d'efficacité dans nos relations. Bien sûr, nous devons veiller à ce que la recherche du neuf ne nous conduise pas à abandonner un peu trop rapidement des mécanismes, des pratiques ou des institutions qui ont fait leur preuve. Nous avons déjà, à Potsdam et à Toulouse, au cours de deux Sommets franco-allemands, eu l'occasion de commencer à refléchir sur les voies et moyens de cette relance, de cette modernisation. C'est un processus qui exige toutefois quelque temps, d'autant que les énergies allemandes ont été mobilisées durant la première moitié de l'année par les impératifs de leur triple Présidence (Union européenne, Union de l'Europe occidentale, G 8).
Nous allons maintenant avancer, à travers quelques initiatives. Notre souhait commun, aujourd'hui, est d'impliquer davantage la jeunesse, l'université, la société civile, dans le dialogue franco-allemand. Trente six ans après la signature du Traité de l'Elysée, et malgré le travail considérable effectué par des organismes comme l'Office franco-allemand pour la jeunesse, les deux peuples se connaissent encore très mal, et surtout ils cherchent beaucoup moins à se connaître. Il faut organiser des rencontres plus nombreuses entre les étudiants des deux pays, relancer en commun l'étude de la langue du partenaire, s'efforcer de rapprocher les cultures d'entreprise, et établir un vrai pont entre les médias des deux côtés du Rhin.
Le changement de capitale sera, j'en suis persuadé, un puissant éveilleur d'appétit français pour l'Allemagne et je m'en réjouis. Je souhaite que le changement d'habitudes qu'il entraînera, nous aide à refléchir et à ouvrir les yeux. Il faut apprendre à nous débarasser enfin d'un grand nombre de clichés qui faussent la vraie compréhension et nous donnent l'impression de nous connaître. Il faut que nous nous fréquentions vraiment, et que nous nous regardions, comme nous sommes. Et puis, il faut tirer parti de l'"effet Berlin".
Q - Quels sont, selon vous, les apports spécifiques futurs de l'Allemagne à la construction européenne ?
R - L'Allemagne peut apporter à la construction européenne, le poids de sa puissance économique, comme elle l'a toujours fait depuis les débuts. Et comme elle vient de le faire avec l'euro. On a beaucoup parlé de l'euro, on a beaucoup douté avant sa mise en place. En Allemagne même, ce projet a été longtemps contesté. Et puis, grâce à la ténacité de quelques hommes, l'euro est là et personne en Allemagne ni en France ne le conteste plus. L'euro est un fait et ce fait est massif.
Mais elle peut apporter aussi son poids politique, elle peut apporter son expérience unique du fédéralisme, d'un des parlementarismes les plus solides de notre Europe. Son expérience sera utile, comme d'autres, à notre réflexion sur le renforcement des institutions politiques européennes.
Q - Dans le cadre de l'Union européenne, l'Allemagne a donné depuis le début des années 1990 la priorité à la dimension orientale de l'Europe. Pensez-vous qu'elle acorde désormais une égale attention à la dimension méditerranéenne ?
R - L'Allemagne souhaite l'élargissement de l'Union aux pays candidats de l'Est. La France également. Et nous travaillons ensemble à la préparation de leur adhésion. Nous nous sommes réjouis de voir l'Allemagne accorder aussi une attention croissante à nos voisins du sud de l'Europe. Le Forum euro-méditerranéen, le processus de Barcelone ont été poussés plus avant sous sa présidence notamment pendant la réunion de Stuttgart, qui a marqué une percée. Je crois que l'Allemagne et la France portent aujourd'hui le même intérêt à la définition d'une politique active de l'union vers l'Est comme vers la Méditerranée.
Q - Comment interprétez-vous la métaphore géopolitique, "l'Allemagne puissance centrale de l'Europe" ?
R - Je ne l'interprète pas, ce sera bientôt une évidence géographique.
Quant à la transformer en concept géopolitique, je serais plus prudent. Car la géopolitique est de maniement délicat. Dans la réalité de la guerre froide, l'Allemagne était l'enjeu central de l'Europe, au moins dans la perspective qui agitait beaucoup les états-majors otaniens et autres. Elle a perdu cette position, d'ailleurs peu enviable. L'Europe puissance, pour peu que le concept ait un jour une validité, ce que j'espère et à quoi je m'efforce, ne pourra être que "multipolaire", elle ne reposera pas sur la domination de l'une ou l'autre de ses composantes, car elle ne pourra être fondée que sur la coopération de tous ses partenaires.
Q - Comment analysez-vous le débat allemand sur les liens existentiels entre l'Allemagne et les Etats-Unis et pensez-vous qu'à l'avenir, pour l'Allemagne, les relations franco-allemandes seront moins importantes que pour la France ?
R - La relation forte entre les Etats-Unis et l'Allemagne est une réalité incontournable. Je comprends parfaitement la force des liens qu'à travers la succession des épreuves, l'Allemagne a forgé avec les Etats Unis. Elle tient à tout ce que fut son histoire, depuis la fin de la guerre, à l'expérience de la guerre froide, à la garantie de sécurité que les Etats Unis n'ont cessé d'apporter aux Allemands de l'ouest et aux Berlinois, tout comme nous, mais de façon plus visible, compte tenu de leur rôle et de leurs moyens.
Les Allemands comprennent que l'Europe pourrait avoir sa perception propre de certains problèmes. Mais ils se demandent si l'Allemagne a le droit de s'émanciper, sans se montrer déloyale à l'égard de l'Alliance atlantique.
La France comprend d'autant mieux cela qu'elle est elle même attachée à garder, au sein de l'Alliance, une relation forte avec les Américains. Elle n'a cessé de montrer, jusqu'aux toutes dernières semaines, qu'elle était un allié exigent, mais sûr.
Ce dont nous discutons aujourd'hui, entre Européens, ce n'est pas d'un relachement des liens euro-américains, c'est de la possibilité de doter l'Europe d'une identité en matière de défense et de sécurité. Il n'y a pas de conflit de loyauté. Il y a des situations différentes, qui appellent des situations adaptées. Dans ce débat, je n'ai pas l'impression qu'il y ait divergences de perception, ou d'intérêt en France et en Allemagne.
Q - Si les contours de la future Grande Europe reste encore flous, pensez-vous cependant, que l'avenir de la coopération franco-allemande repose sur une extension nécessaire, voire souhaitable, de cette coopération, à l'image du Triangle de Weimar ?
R - La création du triangle de Weimar, était un acte symbolique annonçant la suite. La France et l'Allemagne offraient de dialoguer ensemble avec la Pologne, pour accélérer son rapprochement avec l'UE. La vision s'est révélée juste et féconde.
Mais le "Triangle" n'a en aucun cas conduit à diluer le dialogue spécifique que la France et l'Allemagne poursuivent, sur l'ensemble de la coopération européenne. Il y aura sans doute demain, comme je le suggerais plus haut, un certain nombre de trios, de quatuors, ou de quinquettes entre les principaux acteurs de la construction européenne. Ils s'articuleront de façon pragmatique les uns avec les autres. Et aucun ne nous dispensera d'avoir aussi des concertations bilatérales. Le dialogue entre Paris et Berlin restera important, et exemplaire.
Chacun des deux partenaires, doit le comprendre et le savoir. Sur quelques sujets fondamentaux il n'est pas d'alternative à une étroite coopération entre nos deux pays. Mais cette coopération peut et doit s'ouvrir à d'autres.
Q - Que répondez-vous à ceux qui, en France, vivent encore dans la crainte d'un dépassement de la France par l'Allemagne ?
R - Je réponds que cette crainte était déjà très présente dans les années soixante-et soixante-dix, qu'elle revient régulièrement sous la plume d'observateurs qui s'obstinent à ne pas comprendre grand chose à la relation franco-allemande. Dépasser dans quels domaines ? L'Allemagne est plus peuplée, certes, elle a des firmes célèbres et puissantes, il n'y a aucune raison de le lui reprocher. Nous avons aussi des atouts très forts, une économie dynamique, une industrie qui marque des points en Allemagne comme l'automobile. Arrêtons de craindre la force de l'autre, réjouissons nous de ses succès, et tâchons de rendre nos capacités de plus en plus complémentaires, au service de l'Europe.
Q - Pensez-vous qu'il est de l'intérêt de la France que l'Allemagne puisse de noveau évoquer sans compexe son intérêt national ?
R - La force du projet européen réside dans la conciliation de l'intérêt national avec un intérêt supérieur, collectif. Jamais l'Europe n'a pu et ne pourra se constuire contre les intérêts nationaux vitaux d'un de ses membres. Mais il peut exister des situations où, en surévaluant tel et tel intérêt national immédiat, qualifié abusivement de vital, on prive l'Europe de la possibilité d'agir de façon efficace et cohérente face à des défis internes externes. Dans cette hypothèse, c'est l'Europe, c'est à dire nous tous, qui en payons le prix.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 octobre 1999)