Interview de Mme Martine Aubry, secrétaire nationale du PS, à RTL le 23 janvier 2003, sur la situation internationale, notamment sur la coopération franco-allemende face aux risques de guerre, sur la question des retraites et sur ses perspectives et celles du Parti socialiste.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

R. Elkrief -. Un mot de réaction à ce que dit D. Rumsfeld, le secrétaire d'Etat américain à la Défense : "La France et l'Allemagne, c'est la vieille Europe." Comment réagissez-vous quand vous entendez cela ?
- "Je réagis en pensant qu'on a là une déclaration qui, une fois de plus, montre une certaine arrogance des Etats-Unis, qui continuent à vouloir gouverner seuls le monde et de plus en plus sans règles. C'est vrai, on le voit bien avec cette volonté de faire la guerre à l'Irak, sans l'accord de l'ONU et sans preuves. C'est vrai quand on voit comment les Etats-Unis veulent organiser la mondialisation à leur profit, à celui de leurs produits et de leur culture, sans contrôles et sans règles. Alors, ils s'inquiètent quand l'Allemagne et la France, qui ont toujours été le moteur de l'Europe, comme cette semaine, mettent un tigre dans ce moteur. Et je dois dire que cela me ravit, parce qu'on n'a jamais eu autant besoin de l'Europe, pour essayer, effectivement, d'éviter un certain nombre de conflits, pour mettre des règles à la mondialisation, pour construire une Europe sociale qui empêcherait ce qui est en train de se passer avec Metaleurop, par exemple, ici dans le Pas-de-Calais."
Pour une socialiste comme vous, voir ce moteur franco-allemand redémarrer sous l'impulsion de J. Chirac, alors qu'il était en panne avec L. Jospin, ce n'est pas un crève-coeur ?
- "On était dans une période un peu bicéphalique, de cohabitation, donc c'était un peu difficile."
Oui, mais ils auraient pu bien s'entendre... C'étaient deux socialistes, ils auraient pu tomber d'accord et faire redémarrer ce moteur quand même.
- "Ce qui me rassure, c'est que J. Chirac est aujourd'hui plus européen qu'il ne l'était hier. Et je rappelle que c'est le président de la République qui, en matière internationale, a quand même le premier plan dans notre Constitution. Et aujourd'hui, au-delà de cela, ce qui m'importe, encore une fois, c'est que l'Europe existe. Les Français sont inquiets aussi bien des menaces du terrorisme, de la guerre, de ce qui se passe aujourd'hui en Afrique, tout ceci étant largement la conséquence d'une globalisation sans règles, sur laquelle seule l'Europe peut peser. Il y a la nécessité, comme l'Europe l'a toujours fait, de défendre les règles de droit, notamment les règles de droit international. Bref, d'exister pour faire en sorte que le modèle européen, qui est un modèle de paix, de développement social, de solidarité s'impose dans le monde. Je me réjouis de cela parce que l'Europe, c'est notre avenir commun et je suis heureuse que cela redémarre."
Donc, d'une certaine façon, bravo aussi à J. Chirac et G. Schröder... C'est ce qu'on comprend ?
- "Vous comprenez bien qu'aujourd'hui, les enjeux qui sont les nôtres passent très largement au-delà. Maintenant, ce que je souhaite, c'est que J. Chirac tienne sur l'Irak, et là aussi, nous verrons cela dans les jours qui viennent, et puis que J. Chirac, sur la mondialisation, mette en pratique ce qu'il nous dit dans ses discours, c'est-à-dire que nous soyons capables d'imposer par exemple, y compris en Europe, une réflexion sur la politique agricole commune, pour permettre..."
On va revenir à la France peut-être dans un instant. C'est une des premières interviews que vous nous accordez ; vous avez parlé au Parti socialiste la semaine dernière, mais depuis la défaite de la gauche, vous ne vous êtes pas beaucoup exprimée. Un petit mot sur les retraites, puisque J.-P. Raffarin va en parler le 3 février. On a vraiment l'impression que le Parti socialiste dénonce, s'inquiète, mais n'a pas vraiment de contre-propositions. Certains veulent même retourner aux trente-sept ans et demi pour tout le monde - fonctionnaires et privé. On ne voit pas franchement comment on peut financer une réforme. Vous trouvez qu'il la faut cette réforme quand même ?
- "Je pense que les Français ont compris qu'il fallait effectivement une réforme. Une réforme, cela ne veut pas dire qu'on met tout par terre, il faut savoir ce que l'on veut."
Si on ne change rien, on ne réforme pas non plus.
- "Je suis tout à fait d'accord. Je pense d'abord que l'important, c'est de défendre les bases de la protection sociale que constitue notre régime de retraite, la retraite par répartition, et permettez-moi de vous dire que lorsque je vois que monsieur Mattei commence à dire qu'il va falloir changer de régime de Sécurité sociale pour donner plus de place aux mutuelles, c'est-à-dire aux gens qui peuvent se payer une assurance complémentaire pour des médicaments, pour des visites de médecins qui ne seront plus remboursées autant par la Sécurité sociale ; je m'inquiète sur cette retraite par répartition qui est le même principe et que nous voulons maintenir. Deuxièmement, nous voulons que ceux qui souhaitent partir à 60 ans puissent continuer à le faire avec un haut niveau de garantie. Une fois que nous avons dit cela, il faut dire clairement les choses : il y a des problèmes financiers, et ces problèmes financiers, il faut les traiter de deux manières. D'abord en continuant à faire en sorte que la solidarité nationale abonde le fonds de réserve des retraites que nous avions créé avec L. Jospin. Deuxièmement, en faisant en sorte, par la négociation - et je le redis, par la négociation, parce que le régime de retraite, c'est un élément du pacte social, du contrat social - de trouver des réponses. Ces réponses doivent avoir deux modes d'entrée. La première, c'est de la justice, c'est-à-dire faire en sorte que ceux qui ont commencé à travailler tôt, sur des emplois pénibles, puissent partir plus tôt ou avec des retraites meilleures. Deuxièmement, c'est aussi prendre en compte l'aspiration d'un certain nombre de Français à ce que..."
Trente-sept ans et demi pour tout le monde, cela vous paraît logique, ou c'est plutôt quarante ans pour tout le monde ? C'est une équité quand même entre fonctionnaires et privé ?
- "Je ne suis ni pour trente-sept ans et demi pour tout le monde ni pour quarante ans pour tout le monde. Je suis pour que ceux qui veulent partir à 60 ans puissent le faire, pour qu'il y ait des avantages pour ceux qui ont commencé tôt ou avec des travaux pénibles, mais pour que ceux qui veulent travailler plus, en ayant bien évidemment un bonus sur leurs retraites, puissent aussi le faire. Et puis l'accord, il se boucle autour des cotisations, comme cela avait été proposé à EDF. Des principes forts : la retraite par répartition, le niveau du taux de remplacement, l'âge de 60 ans, des modalités de souplesse avec un seul critère : la justice. Une seule méthode : la négociation."
Je reviens à vous : quand L. Jospin a perdu, vous avez aussi perdu, quelque temps après, aux législatives et on ne vous a pas beaucoup entendue... Comment avez-vous vécu cette période, cette épreuve personnelle ?
- "Je le dis très simplement : la véritable épreuve a été celle du 21 avril, pas tellement de perdre les élections, cela peut arriver, mais celle de voir le Front national au second tour. Après, une défaite personnelle aux législatives ; elle s'explique, j'en prends largement ma part de responsabilité, et je dois dire que je peux l'avaler facilement, parce que quand on est en partie responsable, cela passe. C'est le 21 avril qui m'a beaucoup touchée."
Quelles leçons en tirez-vous ? Est-ce que vous revenez, comme vous le faites au Parti socialiste, en disant : la vraie gauche, c'est moi, il faut être un peu plus authentique ?
- "Ce que j'ai essayé de faire depuis six mois, à la fois en travaillant dans ma ville, en travaillant avec d'autres, pour essayer de comprendre ce qui s'est passé dans la société, c'est de se dire dans le fond : que s'est-il passé ? Des Français se sont sentis oubliés et abandonnés, et puis, je le dis très simplement, nous sommes dans une crise profonde de notre démocratie, une crise politique profonde, avec une montée des individualismes, du corporatisme, avec un traitement des problèmes dans l'urgence, avec une rentabilité à court terme qui passe devant tout, avec une absence de morale dans la société, avec une impuissance du politique. Et c'est à cela que j'ai envie de répondre, par des propositions."
Quand vous dites qu'il y a des socialistes un peu mondains et parisiens, et que vous êtes un peu plus pure et authentique, vous voulez dire que vous ne vous retrouverez jamais par exemple derrière F. Hollande, avec D. Strauss-Kahn, avec L. Fabius ?
- "Ce ne sont que des anecdotes. La seule chose qui m'intéresse, c'est qu'après Dijon, nous soyons capables de montrer à la France qu'il y a un autre chemin que l'augmentation du chômage actuelle, que des crises comme celles que nous voyons tous les jours, comme Metaleurop, et que nous pouvons vivre ensemble avec plus de civisme et de responsabilité."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 23 janvier 2003)