Texte intégral
L'éducation est depuis longtemps considérée comme un bien collectif pour les divers peuples, un élément essentiel de la pérennisation et du développement de leur identité, de leur culture, de leur langue, bref, de leur patrimoine. Chaque peuple est fortement attaché à son système d'enseignement et aux principes qui le régissent. Et pendant longtemps les institutions européennes ne se sont occupés que marginalement de l'éducation, laissant la responsabilité de ce secteur aux Etats au nom de la subsidiarité.
Cependant depuis une dizaine d'années, on assiste à un processus lent mais réel d'intervention européenne en ce domaine à travers deux voies : d'une part l'intervention directe des instances européennes et " majoritairement " le développement de politiques coordonnées, qu'il s'agisse de " coordination ouverte " désormais officialisée en Europe ou de démarches purement gouvernementales (comme c'est le cas pour l'enseignement supérieur du processus de la Sorbonne lancé par 4 ministres (Allemagne, France, Italie, Royaume Uni).
La question qui se pose aux forces sociales est double : d'une part quel jugement porter sur cette évolution ? D'autre part, comment intervenir et quelles luttes conduire ? Je vais essayer d'apporter quelques éléments de réflexion autour de ces deux questions à partir de l'expérience de l'organisation majoritaire des personnels de l'éducation en France, la F.S.U.
C'est au sommet européen de Lisbonne en mars 2000 que l'évolution que j'évoquais en matière d'éducation a été formalisée le plus nettement. Le sommet a retenu un " objectif stratégique ", faire en sorte que l'économie européenne devienne " l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale ". Pour cela, il faut notamment " moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l'exclusion sociale ". Et le même texte recommande donc d'accorder plus d'importance " à l'éducation et à la formation tout au long de la vie, composante essentielle du modèle social européen ".
L'éducation et la formation sont donc placées aujourd'hui au centre des politiques européennes. C'est le résultat d'un processus trop long à décrire ici et que développe le livre à paraître dans quelques jours, de l'Institut de Recherche de la FSU " Le nouvel ordre éducatif mondial ". Mais il faut souligner immédiatement combien cette conception est proche de la manière dont l'OCDE ou la Banque Mondiale envisagent l'éducation : pour toutes ces institutions, les politiques éducatives sont étroitement articulées aux politiques de l'emploi, aux politiques sociales et aux politiques macroéconomiques. Elles reposent sur la notion d'investissement en " capital humain ". Il convient ici d'ouvrir une parenthèse pour rappeler ce que signifie cette notion, promue par des économistes néoclassiques : " le capital humain " est un stade de connaissances et de qualifications qui accroît la productivité et ce stade peut être pour chaque individu une source d'accroissement de ses revenus. C'est donc ce gain possible qui justifie l'investissement collectif mais surtout individuel : en fonction des gains espérés le financement doit être réparti entre l'Etat, l'entreprise et l'individu. On le voit, d'une part cette notion induit une vision très réductrice de la culture et de la formation considérée d'abord comme une source de productivité. D'autre part, elle a pour conséquence de ne pas lutter contre les inégalités mais au contraire de les accentuer. Or, si le rôle économique de l'éducation peut difficilement être mis en doute, la question de la nature de l'éducation et des valeurs qu'elle transmet ainsi que le rôle social qu'elle joue, est tout aussi importante pour l'avenir d'une société. Certes, ces préoccupations existent aussi dans les discours européens mais elles sont minorées par rapport à l'orientation dominante et il faut souligner que cette orientation utilitariste d'inspiration essentiellement néo-libérale entend guider les politiques éducatives dans chacun des pays, que ce soit en terme d'organisation, de gestion des personnels, d'évaluation, de validation des formations, cela, soit à travers l'intervention directe de l'Union, soit à travers les politiques nationales - et ceci dans un champ qui dépasse les frontières institutionnelles de l'Union Européenne.
Il est tout à fait remarquable que le patronat européen a non seulement accompagné cette orientation mais la devance souvent en affichant ses orientations et ses exigences. C'est ainsi que l'UNICE (Union des Industries de la Communauté Européenne) a publié en février 2000 un texte de son groupe de travail " Education et Formation " intitulé " Pour les politiques d'éducation et de formation au service de la compétitivité et de l'emploi : les sept priorités de l'UNICE ". On peut lire, dans l'introduction de ce texte une profession de foi sans ambiguïté : " En partenariat avec l'ensemble des acteurs concernés, il faut réformer les systèmes, les structures et les méthodes d'éducation et de formation afin qu'ils répondent mieux aux besoins du marché du travail, dans l'intérêt tant des entreprises que des salariés. Ces changements devront s'accompagner de réformes structurelles des marchés du travail afin de rendre les pratiques du travail plus flexibles et de développer les systèmes d'imposition et de couverture sociale qui incitent les individus à travailler et à se former de manière continue et les entreprises à investir dans les ressources humaines. Ainsi, c'est la totalité du champ de l'éducation que le patronat entend soumettre aux critères de la compétitivité et non plus la seule formation professionnelle. Et on retrouve un thème ancien : l'éducation est mal adaptée aux besoins des entreprises, son système de valeurs est souvent en décalage par rapport à la réalité de la vie économique, elle porte la responsabilité des problèmes d'emploi. Une théorie qui évite de s'interroger sur la responsabilité des entreprises et sur les choix économiques dominants : ils sont considérés a priori comme incontournables et le système éducatif n'a qu'à s'y adapter. C'est aussi ce que prône la Table Ronde Européenne des Industriels (ERT), club patronal, qui pour former les individus aptes à affronter le " monde complexe d'aujourd'hui " préconise d'agir sur toute la " chaîne éducative " afin de produire des individus entraînés à apprendre et motivés pour continuer à le faire, plutôt que nantis de connaissances et de capacités approfondies ; ils doivent avoir appris à communiquer, prendre des responsabilité, avoir l'esprit d'équipe ! !
Ce type de discours explique la place importante que prennent en Europe mais plus largement dans le monde la théorie de l'éducation et de la formation tout au long de la vie et lie à celui-ci le thème du rôle des technologies de l'information et de la communication (TIC) : à partir de l'idée - juste - que l'on ne saurait limiter la formation à l'éducation scolaire obligatoire, que les progrès technologiques impliquent une perpétuelle mise à jour des connaissances. On en vient à faire de ces notions le centre des évolutions indispensables, au détriment des formations initiales. Et cette conception, accompagnée des théories du capital humain que j'évoquais plus haut sert souvent de prétexte à l'ouverture de pans importants de la formation au marché : la formation est de plus en plus conçue comme un service avec des " opérateurs " tant publics que privés qui doivent être régis par les lois de la concurrence tandis que les élèves ou les étudiants deviennent des clients qui paient leur formation avec éventuellement une aide publique pour les plus démunis. C'est déjà largement une réalité pour la formation professionnelle continue et pour l'enseignement supérieur : aujourd'hui la scolarité obligatoire semble relativement épargnée mais qu'en sera-t-il à moyen terme ?
Les théories dominantes sur l'éducation en Europe et dans le monde sont en effet fortement marquées par une idéologie libérale qui postule non seulement que l'éducation et la formation doivent être au service de la productivité mais que la concurrence et la compétitivité sont les mieux à même de réguler les activités d'éducation et de formation. Or il ne faut pas oublier que ce qu'on appelle la " marchandisation " de l'éducation n'est pas seulement l'introduction d'intérêts privés dans l'enseignement mais aussi la volonté de réduire les investissements publics et les coûts, l'introduction de méthodes de gestion inspirées des entreprises privés. Bref, nous sommes confrontés, en Europe mais aussi au delà, à une conception de l'Education qui est à la fois utilitariste et libérale. La conception de l'éducation qui vise à intégrer la formation de l'homme, du citoyen et du travailleur va être reléguée au rang des antiquités désuètes. Une conception en contradiction avec l'héritage européen d'une tradition humaniste profondément ancrée dans les systèmes d'enseignement des principaux pays. Celle-ci est-elle donc en passe d'être laminée ?
Lorsque l'on voit les forces à l'oeuvre, lorsque l'on constate la cohérence de la démarche et que l'on entend le discours idéologique dominant, on peut avoir le sentiment d'une machine, un rouleau compresseur susceptible d'écraser toutes les valeurs auxquelles nous tenons.
Je pense qu'il n'en est rien et que le mouvement social dispose d'atouts sérieux pour s'y opposer - cela pour plusieurs raisons.
D'abord je veux souligner que ces démarches et ces théories s'appuient sur des besoins réels mais c'est pour y apporter des réponses dévoyées par exemple : l'éducation tout au long de la vie est un besoin, ce peut être un droit nouveau fondamental pour les salariés, y compris pour transformer profondément le contenu même de leur emploi. Mais la réponse libérale constitue une réponse à très courte vue à ce besoin en ce sens qu'elles est étroitement utilitaire : la question pour nous est de savoir si à partir de là, il faut se contenter de la refuser ou être porteur d'autres réponses. Je pense que le mouvement social doit et peut faire le choix de la 2nde hypothèse : on peut construire des luttes efficaces pour une réponse véritablement ambitieuse à ce besoin.
Deuxième remarque : tout montre que l'éducation (cf la France) est perçue par l'opinion comme une valeur à défendre, un bien précieux qui concerne tout le monde. Là encore des luttes importantes sont possibles.
Troisième remarque : les idées néo-libérales en matière d'éducation n'existent et ne prennent vie que parce que dans chaque pays les gouvernements et les autorités choisissent de les mettre en oeuvre : il n'y a pas de forces souterraines qui organiseraient un grand complot clandestin. Et justement il est possible de mener à la fois une bataille d'idée d'ensemble et des luttes de terrain dans chacun des pays pour mettre en échec les tentatives de recul et faire avancer de vraies solutions.
Cela ne signifie pas qu'il faudrait construire le contre projet global d'un système éducatif progressiste au plan européen : il importe de respecter la spécificité, les cultures, la réalité de chaque pays. En revanche je suis convaincu qu'il est possible de proposer quelques grands axes qui pourraient guider les batailles à mener chacun et constituer des convergences pour le mouvement social en Europe. C'est ce que je veux faire à présent, sans prétendre être exhaustif.
Le premier principe central est celui qui consiste à affirmer clairement que l'éducation est un droit, un droit ouvert à chacun et garanti collectivement. Cela signifie que l'éducation doit être gratuite et relever de financements publics. Cela signifie que ce droit ne peut être subordonné aux lois du marché : l'éducation n'est pas une marchandise. Mais qu'il implique un service public laïque, ouvert à tous assurant l'égalité d'accès à tous. Cela signifie des moyens financiers publics à la hauteur des besoins. Mais aussi une place à l'éducation populaire.
Deuxième ensemble d'idées : l'éducation doit être un des leviers essentiels d'un développement économique, humain, soutenable et respectueux de l'environnement et de manière indissociable doit avoir comme finalité la formation d'individus libres et épanouis, de citoyens actifs dans leur lieu de travail et dans la cité.
Bref, former l'homme, le travailleur et le citoyen. Former des hommes et des femmes en leur permettant de devenir des citoyens maîtrisant leur propre devenir, des acteurs des transformations sociales à opérer, capables de faire valoir des droits nouveaux, d'intervenir sur le contenu et l'évolution du travail. Le rôle de la recherche doit s'articuler avec cet objectif.
Troisième principe : reconnaître ce qu'on appelle l'éducation et la formation tout au long de la vie comme un droit des salariés qui ne s'oppose pas à une formation initiale de qualité mais s'appuie sur elle et qui soit pensée dans une conception de formation globale de l'homme de la même manière que la formation initiale.
Quatrième principe : l'éducation doit se donner pour objectif la réussite de tous, sans exclusion ni discrimination, cela implique des voies diversifiées qui soient conçues comme des voies de réussite avec des contenus et des méthodes prenant en compte la diversité des acquis et des cultures.
De ce point de vue, défendre les services publics implique en même temps d'agir pour leur amélioration afin qu'ils répondent véritablement à cet objectif.
Cinquième principe : la nécessité de la reconnaissance des qualifications acquises, à travers les études, à travers l'expérience, à travers des certifications et des diplômes incontestables délivrés par le Service public, permettant une mobilité et qui soient transférables mais en même temps incontestables.
Sixième principe : l'éducation doit être conçue comme facteur essentiel d'un autre ordre mondial, fondé sur la solidarité entre les peuples et le développement.
Conclusion
Nous devons faire le pari qu'une autre éducation est possible que celle que tente d'imposer la vulgate néo-libérale.
L'école n'est pas seulement l'affaire des syndicats enseignants ou étudiants. Sa défense et son amélioration doivent rassembler largement, nous devons nous en donner les moyens.
Pour cela il faut lutter au plan national mais aussi rechercher les convergences au plan européen.
Aujourd'hui le conservatisme culturel, la défense des privilèges scolaires, la préservation des égoïsmes de classe, de race, de sexe ont recours au marché, présenté comme un principe naturel. Tout autre démarche faisant appel à la solidarité, au bien commun, au service public est a priori présenté comme corporatiste ou archaïque. Et pourtant ce sont ces démarches et ces valeurs qui sont celles de l'avenir. Elles constituent de vraies alternatives. Si d'autres règles et fondements de l'échange dans le monde doivent s'imposer à la place de la seule recherche égoïste et à courtes vues du profit, l'éducation y tiendra une place majeure, comme activité humaine marquée par l'échange, la rencontre, le partage, la transmission, c'est une bataille qui vaut la peine.
(source http://www.fsu.fr, le 29 novembre 2002
Cependant depuis une dizaine d'années, on assiste à un processus lent mais réel d'intervention européenne en ce domaine à travers deux voies : d'une part l'intervention directe des instances européennes et " majoritairement " le développement de politiques coordonnées, qu'il s'agisse de " coordination ouverte " désormais officialisée en Europe ou de démarches purement gouvernementales (comme c'est le cas pour l'enseignement supérieur du processus de la Sorbonne lancé par 4 ministres (Allemagne, France, Italie, Royaume Uni).
La question qui se pose aux forces sociales est double : d'une part quel jugement porter sur cette évolution ? D'autre part, comment intervenir et quelles luttes conduire ? Je vais essayer d'apporter quelques éléments de réflexion autour de ces deux questions à partir de l'expérience de l'organisation majoritaire des personnels de l'éducation en France, la F.S.U.
C'est au sommet européen de Lisbonne en mars 2000 que l'évolution que j'évoquais en matière d'éducation a été formalisée le plus nettement. Le sommet a retenu un " objectif stratégique ", faire en sorte que l'économie européenne devienne " l'économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d'une croissance économique durable accompagnée d'une amélioration quantitative et qualitative de l'emploi et d'une plus grande cohésion sociale ". Pour cela, il faut notamment " moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en luttant contre l'exclusion sociale ". Et le même texte recommande donc d'accorder plus d'importance " à l'éducation et à la formation tout au long de la vie, composante essentielle du modèle social européen ".
L'éducation et la formation sont donc placées aujourd'hui au centre des politiques européennes. C'est le résultat d'un processus trop long à décrire ici et que développe le livre à paraître dans quelques jours, de l'Institut de Recherche de la FSU " Le nouvel ordre éducatif mondial ". Mais il faut souligner immédiatement combien cette conception est proche de la manière dont l'OCDE ou la Banque Mondiale envisagent l'éducation : pour toutes ces institutions, les politiques éducatives sont étroitement articulées aux politiques de l'emploi, aux politiques sociales et aux politiques macroéconomiques. Elles reposent sur la notion d'investissement en " capital humain ". Il convient ici d'ouvrir une parenthèse pour rappeler ce que signifie cette notion, promue par des économistes néoclassiques : " le capital humain " est un stade de connaissances et de qualifications qui accroît la productivité et ce stade peut être pour chaque individu une source d'accroissement de ses revenus. C'est donc ce gain possible qui justifie l'investissement collectif mais surtout individuel : en fonction des gains espérés le financement doit être réparti entre l'Etat, l'entreprise et l'individu. On le voit, d'une part cette notion induit une vision très réductrice de la culture et de la formation considérée d'abord comme une source de productivité. D'autre part, elle a pour conséquence de ne pas lutter contre les inégalités mais au contraire de les accentuer. Or, si le rôle économique de l'éducation peut difficilement être mis en doute, la question de la nature de l'éducation et des valeurs qu'elle transmet ainsi que le rôle social qu'elle joue, est tout aussi importante pour l'avenir d'une société. Certes, ces préoccupations existent aussi dans les discours européens mais elles sont minorées par rapport à l'orientation dominante et il faut souligner que cette orientation utilitariste d'inspiration essentiellement néo-libérale entend guider les politiques éducatives dans chacun des pays, que ce soit en terme d'organisation, de gestion des personnels, d'évaluation, de validation des formations, cela, soit à travers l'intervention directe de l'Union, soit à travers les politiques nationales - et ceci dans un champ qui dépasse les frontières institutionnelles de l'Union Européenne.
Il est tout à fait remarquable que le patronat européen a non seulement accompagné cette orientation mais la devance souvent en affichant ses orientations et ses exigences. C'est ainsi que l'UNICE (Union des Industries de la Communauté Européenne) a publié en février 2000 un texte de son groupe de travail " Education et Formation " intitulé " Pour les politiques d'éducation et de formation au service de la compétitivité et de l'emploi : les sept priorités de l'UNICE ". On peut lire, dans l'introduction de ce texte une profession de foi sans ambiguïté : " En partenariat avec l'ensemble des acteurs concernés, il faut réformer les systèmes, les structures et les méthodes d'éducation et de formation afin qu'ils répondent mieux aux besoins du marché du travail, dans l'intérêt tant des entreprises que des salariés. Ces changements devront s'accompagner de réformes structurelles des marchés du travail afin de rendre les pratiques du travail plus flexibles et de développer les systèmes d'imposition et de couverture sociale qui incitent les individus à travailler et à se former de manière continue et les entreprises à investir dans les ressources humaines. Ainsi, c'est la totalité du champ de l'éducation que le patronat entend soumettre aux critères de la compétitivité et non plus la seule formation professionnelle. Et on retrouve un thème ancien : l'éducation est mal adaptée aux besoins des entreprises, son système de valeurs est souvent en décalage par rapport à la réalité de la vie économique, elle porte la responsabilité des problèmes d'emploi. Une théorie qui évite de s'interroger sur la responsabilité des entreprises et sur les choix économiques dominants : ils sont considérés a priori comme incontournables et le système éducatif n'a qu'à s'y adapter. C'est aussi ce que prône la Table Ronde Européenne des Industriels (ERT), club patronal, qui pour former les individus aptes à affronter le " monde complexe d'aujourd'hui " préconise d'agir sur toute la " chaîne éducative " afin de produire des individus entraînés à apprendre et motivés pour continuer à le faire, plutôt que nantis de connaissances et de capacités approfondies ; ils doivent avoir appris à communiquer, prendre des responsabilité, avoir l'esprit d'équipe ! !
Ce type de discours explique la place importante que prennent en Europe mais plus largement dans le monde la théorie de l'éducation et de la formation tout au long de la vie et lie à celui-ci le thème du rôle des technologies de l'information et de la communication (TIC) : à partir de l'idée - juste - que l'on ne saurait limiter la formation à l'éducation scolaire obligatoire, que les progrès technologiques impliquent une perpétuelle mise à jour des connaissances. On en vient à faire de ces notions le centre des évolutions indispensables, au détriment des formations initiales. Et cette conception, accompagnée des théories du capital humain que j'évoquais plus haut sert souvent de prétexte à l'ouverture de pans importants de la formation au marché : la formation est de plus en plus conçue comme un service avec des " opérateurs " tant publics que privés qui doivent être régis par les lois de la concurrence tandis que les élèves ou les étudiants deviennent des clients qui paient leur formation avec éventuellement une aide publique pour les plus démunis. C'est déjà largement une réalité pour la formation professionnelle continue et pour l'enseignement supérieur : aujourd'hui la scolarité obligatoire semble relativement épargnée mais qu'en sera-t-il à moyen terme ?
Les théories dominantes sur l'éducation en Europe et dans le monde sont en effet fortement marquées par une idéologie libérale qui postule non seulement que l'éducation et la formation doivent être au service de la productivité mais que la concurrence et la compétitivité sont les mieux à même de réguler les activités d'éducation et de formation. Or il ne faut pas oublier que ce qu'on appelle la " marchandisation " de l'éducation n'est pas seulement l'introduction d'intérêts privés dans l'enseignement mais aussi la volonté de réduire les investissements publics et les coûts, l'introduction de méthodes de gestion inspirées des entreprises privés. Bref, nous sommes confrontés, en Europe mais aussi au delà, à une conception de l'Education qui est à la fois utilitariste et libérale. La conception de l'éducation qui vise à intégrer la formation de l'homme, du citoyen et du travailleur va être reléguée au rang des antiquités désuètes. Une conception en contradiction avec l'héritage européen d'une tradition humaniste profondément ancrée dans les systèmes d'enseignement des principaux pays. Celle-ci est-elle donc en passe d'être laminée ?
Lorsque l'on voit les forces à l'oeuvre, lorsque l'on constate la cohérence de la démarche et que l'on entend le discours idéologique dominant, on peut avoir le sentiment d'une machine, un rouleau compresseur susceptible d'écraser toutes les valeurs auxquelles nous tenons.
Je pense qu'il n'en est rien et que le mouvement social dispose d'atouts sérieux pour s'y opposer - cela pour plusieurs raisons.
D'abord je veux souligner que ces démarches et ces théories s'appuient sur des besoins réels mais c'est pour y apporter des réponses dévoyées par exemple : l'éducation tout au long de la vie est un besoin, ce peut être un droit nouveau fondamental pour les salariés, y compris pour transformer profondément le contenu même de leur emploi. Mais la réponse libérale constitue une réponse à très courte vue à ce besoin en ce sens qu'elles est étroitement utilitaire : la question pour nous est de savoir si à partir de là, il faut se contenter de la refuser ou être porteur d'autres réponses. Je pense que le mouvement social doit et peut faire le choix de la 2nde hypothèse : on peut construire des luttes efficaces pour une réponse véritablement ambitieuse à ce besoin.
Deuxième remarque : tout montre que l'éducation (cf la France) est perçue par l'opinion comme une valeur à défendre, un bien précieux qui concerne tout le monde. Là encore des luttes importantes sont possibles.
Troisième remarque : les idées néo-libérales en matière d'éducation n'existent et ne prennent vie que parce que dans chaque pays les gouvernements et les autorités choisissent de les mettre en oeuvre : il n'y a pas de forces souterraines qui organiseraient un grand complot clandestin. Et justement il est possible de mener à la fois une bataille d'idée d'ensemble et des luttes de terrain dans chacun des pays pour mettre en échec les tentatives de recul et faire avancer de vraies solutions.
Cela ne signifie pas qu'il faudrait construire le contre projet global d'un système éducatif progressiste au plan européen : il importe de respecter la spécificité, les cultures, la réalité de chaque pays. En revanche je suis convaincu qu'il est possible de proposer quelques grands axes qui pourraient guider les batailles à mener chacun et constituer des convergences pour le mouvement social en Europe. C'est ce que je veux faire à présent, sans prétendre être exhaustif.
Le premier principe central est celui qui consiste à affirmer clairement que l'éducation est un droit, un droit ouvert à chacun et garanti collectivement. Cela signifie que l'éducation doit être gratuite et relever de financements publics. Cela signifie que ce droit ne peut être subordonné aux lois du marché : l'éducation n'est pas une marchandise. Mais qu'il implique un service public laïque, ouvert à tous assurant l'égalité d'accès à tous. Cela signifie des moyens financiers publics à la hauteur des besoins. Mais aussi une place à l'éducation populaire.
Deuxième ensemble d'idées : l'éducation doit être un des leviers essentiels d'un développement économique, humain, soutenable et respectueux de l'environnement et de manière indissociable doit avoir comme finalité la formation d'individus libres et épanouis, de citoyens actifs dans leur lieu de travail et dans la cité.
Bref, former l'homme, le travailleur et le citoyen. Former des hommes et des femmes en leur permettant de devenir des citoyens maîtrisant leur propre devenir, des acteurs des transformations sociales à opérer, capables de faire valoir des droits nouveaux, d'intervenir sur le contenu et l'évolution du travail. Le rôle de la recherche doit s'articuler avec cet objectif.
Troisième principe : reconnaître ce qu'on appelle l'éducation et la formation tout au long de la vie comme un droit des salariés qui ne s'oppose pas à une formation initiale de qualité mais s'appuie sur elle et qui soit pensée dans une conception de formation globale de l'homme de la même manière que la formation initiale.
Quatrième principe : l'éducation doit se donner pour objectif la réussite de tous, sans exclusion ni discrimination, cela implique des voies diversifiées qui soient conçues comme des voies de réussite avec des contenus et des méthodes prenant en compte la diversité des acquis et des cultures.
De ce point de vue, défendre les services publics implique en même temps d'agir pour leur amélioration afin qu'ils répondent véritablement à cet objectif.
Cinquième principe : la nécessité de la reconnaissance des qualifications acquises, à travers les études, à travers l'expérience, à travers des certifications et des diplômes incontestables délivrés par le Service public, permettant une mobilité et qui soient transférables mais en même temps incontestables.
Sixième principe : l'éducation doit être conçue comme facteur essentiel d'un autre ordre mondial, fondé sur la solidarité entre les peuples et le développement.
Conclusion
Nous devons faire le pari qu'une autre éducation est possible que celle que tente d'imposer la vulgate néo-libérale.
L'école n'est pas seulement l'affaire des syndicats enseignants ou étudiants. Sa défense et son amélioration doivent rassembler largement, nous devons nous en donner les moyens.
Pour cela il faut lutter au plan national mais aussi rechercher les convergences au plan européen.
Aujourd'hui le conservatisme culturel, la défense des privilèges scolaires, la préservation des égoïsmes de classe, de race, de sexe ont recours au marché, présenté comme un principe naturel. Tout autre démarche faisant appel à la solidarité, au bien commun, au service public est a priori présenté comme corporatiste ou archaïque. Et pourtant ce sont ces démarches et ces valeurs qui sont celles de l'avenir. Elles constituent de vraies alternatives. Si d'autres règles et fondements de l'échange dans le monde doivent s'imposer à la place de la seule recherche égoïste et à courtes vues du profit, l'éducation y tiendra une place majeure, comme activité humaine marquée par l'échange, la rencontre, le partage, la transmission, c'est une bataille qui vaut la peine.
(source http://www.fsu.fr, le 29 novembre 2002