Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à LCI le 23 novembre 1999, sur le meurtre d'un représentant du FIS à Alger, la reprise de la coopération entre la France et l'Algérie, l'approche française et européenne de la conférence ministérielle de l'OMC à Seattle et l'accord de la Russie pour une solution politique en Tchétchénie.

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Texte intégral

Q - Le numéro trois du FIS, Abdelkader Hachani a été assassiné hier à Alger, c'est un assassinat qui fait suite à une nouvelle série de massacres. Il y avait eu plus d'une centaine de morts au cours des dernières semaines. Est-ce que pour vous, pour la France, le processus de concorde civile est mis à mal ? Menacé ?
R - Mis à mal, c'est certainement l'intention de ceux qui ont commis cet assassinat comme un certain nombre d'autres assassinats qui ont eu lieu ces derniers temps. On voit que la politique de concorde nationale voulue par le président Bouteflika, et manifestement voulue et attendue par l'immense majorité du peuple algérien, se heurte à des volontés tenaces de différents groupes qui ne veulent pas de cette évolution, qui ne veulent pas que l'Algérie sorte de la tragédie et qui emploient tous les moyens pour bloquer ce processus. Mais d'après ce que nous pouvons voir, d'après ce que nous savons, l'aspiration du peuple algérien et son désir d'en sortir, sont quand même les plus fortes par rapport à cela. Nous n'avons donc pas de raison de penser que ça puisse amener le président Bouteflika à modifier la ligne qu'il a exprimée. Mais ce sont les affaires algériennes, on ne peut pas trancher à leur place, ni dire à leur place ce qu'ils feront.
Q - Pourtant on sent les hésitations, la France devait reprendre les liaisons aériennes, Air France devrait reprendre les liaisons aériennes et ce n'est toujours pas le cas, donc il y a une hésitation française ?
R - Non, il n'y a pas d'hésitation. Quand le président Bouteflika est arrivé au pouvoir, et qu'il a tendu la main à la France, en disant "réglons les problèmes et repartons et bâtissons une nouvelle coopération", nous avons répondu immédiatement avec beaucoup de disponibilités, c'était le sens du déplacement que j'avais fait à Alger fin juillet. Et c'est dans cet esprit, que le Premier ministre avait rencontré le président Bouteflika à New York pendant l'Assemblée générale des Nations unies. Et le président de la République a exprimé cette même disponibilité. A partir de là, on s'est attaqué aux problèmes hérités du passé, notamment pour des questions de sécurité. Les négociations sont en cours, il n'y a pas d'hésitation sur le fait qu'il faut en sortir. Simplement les négociations sont techniques, compliquées et sur le retour d'Air France, elles n'ont pas tout à fait abouti, même si presque tous les problèmes ont d'ores et déjà été réglés. La réouverture des centres culturels se prépare activement, la réouverture des consulats aussi. Il n'y a pas de doute sur cette orientation.
Q - Et la France encourage les investisseurs à investir en Algérie ?
R - Les investisseurs, même sans attendre un signal particulier, avaient recommencé à y aller. Une mission du MEDEF s'y était rendue plusieurs mois avant l'arrivée au pouvoir du président Bouteflika, on les avait naturellement aidés et encouragés et on les encourage. Il s'agit un de régler les contentieux issus du passé et d'autre part de reconstruire une relation franco-algérienne forte, conforme à la politique que nous voulons avoir avec les pays du Maghreb.
Q - Alors la négociation de l'OMC s'ouvre la semaine prochaine à Seattle. On va avoir des moments de tensions entre les Etats-Unis et le reste du monde, et notamment l'Europe, comment allez-vous résoudre ? Comment la France, l'Europe va-t-elle résoudre ces négociations difficiles ?
R - Si vous me permettez, il faut d'abord rappeler qu'à Seattle on ne commence pas à négocier, mais on discute simplement sur l'ordre du jour, de la négociation. Et la négociation elle-même, va commencer au début de l'année. Est-ce que c'est une négociation qui est concentrée uniquement sur l'agriculture et deux ou trois autres sujets, ce que voudraient les Etats-Unis, pour empocher au plus vite un certain nombre de gains et d'avantages dans la négociation ? Ou est-ce qu'elle sera comme les Européens le souhaitent plus large, en parlant d'un certain nombre d'autres sujets comme les services, comme les nouveaux sujets, c'est-à-dire les normes sociales, d'environnement, ou de principes de précaution en matière alimentaire.
D'autre part, il y a le sujet culturel sur lequel les Européens se sont remis d'accord assez aisément d'ailleurs sur notre proposition pour que l'on préserve la capacité d'avoir des politiques nationales en matière culturelle. Ca, c'est pour préserver au niveau mondial une diversité. Vous voyez, ça fait déjà plusieurs sujets. Cela commencera en janvier. Et ça ne va pas opposer uniquement les Etats-Unis à l'Europe, ce qui sera le cas sur certains sujets, mais aussi les Etats-Unis, aux pays émergents, où les PMA à d'autres, il y a au moins quatre groupes : Etats-Unis, Europe, les pays émergents qui sont eux-mêmes très très agressifs pour que les pays développés ouvrent plus leurs marchés, c'est notamment ce que l'on appelle le groupe de Cairns à propos des produits agricoles. Et il y a les pays les plus pauvres et les pays les moins avancés, qui avaient été traités un peu par-dessus la jambe, dans l'épisode du GATT en 93. Et dont nous avions dit, que nous allions les associer le plus possible dans cette négociation. Donc tout va être sur la table.
Q - Pourquoi une aussi grande délégation française ? Parce qu'il y a plusieurs ministres, il y a près de 80 personnes ?
R - Parce que cela touche à beaucoup de sujets et que la discussion préalable sur l'agenda, avant que commence la vraie négociation, peut concerner cinq ou six sujets à l'intérieur de chacun des sujets, il y a de nombreuses spécialités. C'est donc pour pouvoir faire face à tout besoin sur place.
Q - A toutes éventualités, on attend dans les couloirs, c'est cela ?
R - Oui, parce qu'il faut rappeler que pour l'Europe c'est la Commission qui négocie dans le cas d'espèce, c'est le commissaire français, Pascal Lamy, qui a ce dossier en charge, et c'est lui qui travaille depuis qu'il est nommé à préparer ce rendez-vous de Seattle et c'est lui qui a d'ailleurs lancé déjà, deux ou trois fois des avertissements aux Américains. En leur disant que s'ils ne vont à Seattle que pour mettre en procès la Politique agricole commune de l'Europe et que pour essayer de démanteler la politique européenne, alors que, eux, ont à peu près une politique similaire. Même si leur position passe par d'autres méthodes qui se voient moins, le résultat est le même. S'ils y vont avec cette seule arrière-pensée, je dis : cela ne marchera pas. Nous voulons un cycle large, parce que nous pensons qu'on ne peut pas découper en petits morceaux ces différents éléments du commerce international.
Q - Je voudrais qu'on dise un mot de la Tchétchénie. On a obtenu un résultat minimal au sommet de l'OSCE à Istanbul, vous-même vous avez reconnu qu'il n'était pas possible de faire mieux
R - A ce moment-là.
Q - A ce moment-là, et aujourd'hui ?
R - A Istanbul, ce qui s'est passé, c'est que la France avait dit avec beaucoup d'honnêteté, suivie par la plupart des pays occidentaux, qu'il n'était pas possible de signer au sein de l'OSCE cette charte dite de "sécurité", alors même que la Russie menait la guerre que l'on sait en Tchétchénie. Ce réflexe l'a emporté, et du coup, sur place, le président Eltsine et le ministre Ivanov ont accepté dans la déclaration finale de ce Sommet d'Istanbul un paragraphe où ils ont accepté un certain nombre de choses, cela peut paraître insuffisant, naturellement
Q - Vous souhaitiez beaucoup plus ?
R - J'en souhaitais plus naturellement. Mais il faut savoir que jusqu'à encore trois heures avant, ils refusaient mordicus. Les éléments qui sont dans ce communiqué, portent sur la reconnaissance qu'il faut chercher une solution politique par le dialogue politique, la reconnaissance du respect des normes de l'OSCE qui définissent les bons rapports entre les Etats pacifiques et puis la gestion des problèmes pacifiques à l'intérieur, et, surtout, le principe d'une mission du président de l'OSCE en exercice, qui est le ministre norvégien des Affaires étrangères...
Q - Et la date est fixée ?
R - Et la date n'est pas encore fixée, et c'est là-dessus que nous nous concentrons. C'est à partir de ce résultat insuffisant certes, mais réel que nous avons eu à Istanbul que nous continuons notre travail qui consiste essentiellement à persuader les Russes qu'ils font fausse route et que ce n'est pas par des procédés militaires, aussi indiscriminés et brutaux et globaux, qu'ils régleront ce problème tchétchène, qui n'est évidemment pas uniquement un problème de terrorisme. Et là-dessus, le président Eltsine a entendu le chancelier allemand, le président français, le président américain, les autres délégations qui ont été très très fermes. Je pense que les Russes ne peuvent pas s'abstraire de tous ces partenaires dont ils ont absolument besoin./.
(source htpp://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 novembre 1999)