Texte intégral
CONFERENCE DE PRESSE CONJOINTE DU 11 MAI 2000
Je suis venu à Washington à l'invitation de Mme Albright pour poursuivre nos conversations et une coopération constante entre nous. Nous sommes en train de travailler ensemble et de coopérer sur beaucoup de sujets, sur beaucoup de plan, donc je ne vais pas refaire le résumé de nos entretiens. Simplement les têtes de chapitres : nous travaillons ensemble tout particulièrement sur le processus de paix au Proche-Orient dans ses différentes composantes, nous avons eu des échanges très utiles sur le Moyen-Orient y compris l'Iran, nous avons également travaillé sur les crises très graves qui se déroulent en Afrique, nous avons échangé nos analyses et nos vues sur la Russie y compris la Tchétchénie, mais pas uniquement la Tchétchénie, et sur ce que doivent faire nos pays ensemble dans la coopération avec la Russie de M. Poutine. Naturellement, comme nous sommes très peu de temps avant le début de la présidence française de l'Union européenne à partir du début juillet, j'ai indiqué à Mme Albright sur quels sujets prioritaires nous allions travailler. Mais pour nous travailler ensemble et coopérer est devenu une constante de notre travail diplomatique et de notre amitié, je suis très heureux de cette nouvelle occasion de rencontre et je suis prêt à répondre à vos questions.
Q - Monsieur le Ministre, vos remarques hier à Paris suggéraient que vous et votre gouvernement étiez préoccupés quant à une éventuelle défense antimissile. Je me demande si vous n'êtes pas également préoccupé par un changement du traité ? Sur ce sujet, les représentants américains disent qu'ils cherchent un moyen de se protéger contre une menace de la Corée du Nord et une des choses à laquelle ils pensent quand ils parlent de protection est la prolifération en Iran par exemple. Etes-vous sûr que l'Iran ne reçoive pas de technologie sensible de la part de votre pays, de l'Allemagne ou d'un autre pays européen ? Est-ce que ce trafic est terminé maintenant ?
R - D'abord sur le dernier point. Il est tout à fait clair que l'Iran ne reçoit absolument rien de la France qui puisse servir à un programme d'armes de destruction massive. Je crois d'ailleurs que personne ne pense cela. Mais la question est plus large. Evidemment le traité dont nous parlons, c'est-à-dire le Traité ABM de 1972, est un traité bilatéral américano-soviétique. C'est tout à fait clair aussi. Il appartient aux Etats-Unis de prendre les décisions qui leur apparaissent bonnes en ce qui concerne leur sécurité nationale. Nous ne contestons pas ce point évidemment. Simplement nous sommes dans un rapport d'alliance et dans un rapport d'amitié, donc nous demandons et nous souhaitons que les questions que nous posons à ce sujet soient prises en compte dans le processus de décision qui n'est pas à son terme encore, d'après ce que je comprends.
C'est vrai que nous avons un certain nombre d'interrogations sur l'évaluation des menaces, enfin ce que l'on appelle ici les menaces. Il est clair qu'il y a des phénomènes de prolifération dans le monde, malgré nos efforts considérables pour les empêcher, mais est-ce que cela représente une menace en termes stratégiques qui justifie de remettre en cause un traité aussi fondamental, c'est une question que nous posons. Et nous demandons que les implications d'un éventuel changement - à supposer que les Russes l'acceptent, puisque c'est un traité américano-russe -, nous demandons que les implications éventuelles sur la situation stratégique mondiale et sur l'ensemble des autres accords de désarmement soient prises en compte. Voilà ce que nous demandons, nous avons eu l'occasion d'en parler à plusieurs reprises et je sais que ce n'est pas simplement un point de vue français.
Q - Vous avez dit l'un et l'autre que vous étiez préoccupés par la situation en Sierra Leone. Est-ce que cela peut aller un petit peu plus loin que d'être préoccupés compte tenu de la crédibilité de l'ONU qui est mise en cause et également des massacres qui se poursuivent là-bas ?
R - C'est une situation effectivement tragique. Il y a tout à l'heure une réunion d'urgence du Conseil de sécurité à ce sujet que je crois bien nécessaire. Il y a d'ailleurs plusieurs choses dont il faut se préoccuper. Qu'est-ce qui peut assurer la bonne mise en oeuvre de l'accord politique de 1999, et d'autre part ce qui concerne l'action de l'ONU et le maintien de la paix ? Mais pour parler de maintien de la paix, il faut qu'il y ait une volonté de paix de la part des protagonistes. Qu'est-ce qui peut être fait de la part des Etats membres de l'ONU ? Qu'est-ce qui peut être fait également sur un plan régional peut-être ? Voilà les différents éléments qu'il faut reprendre pour répondre à cette situation en Sierra Leone.
En ce qui concerne la France, nous avons déjà eu l'occasion de dire que nous sommes engagés sur de très nombreux théâtres d'affrontements ou de maintien de la paix. La France est un des pays au monde qui contribue le plus aux opérations de maintien de la paix et nous n'avons pas de disponibilité immédiate en termes militaires stricto sensu pour être également présents en Sierra Leone. On peut avoir d'autres formes de soutien, nous appuyons pleinement politiquement et diplomatiquement le travail qui est fait par le Secrétaire général et par le Secrétaire général adjoint, M. Miyet, dans cette crise de la Sierra Leone.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez déjà dit que la France a certaines préoccupations quant à une décision américaine de déployer une défense antimissile. Que pensez-vous des conséquences que cela pourrait avoir sur les relations transatlantiques, si tel était le cas ?
R - Sur votre question, je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit. Je ne veux pas entrer dans une spéculation à propos d'une hypothèse. Après tout, la décision américaine n'est pas complètement prise, et la secrétaire d'Etat a rappelé qu'il y avait dans les critères du président Clinton une évaluation des conséquences. Donc, je ne place pas les choses au niveau de l'Alliance Atlantique, c'était une réflexion sur les équilibres stratégiques globaux et les mécanismes de désarmement. Mais j'ai déjà répondu sur ce point. Nous souhaitons que toutes les répercussions éventuelles soient bien prises en compte par cette Administration avant d'arriver à une éventuelle décision.
Q - Monsieur le Ministre, dans ce débat sur le Traité ABM dont vous avez bien précisé qu'il est bilatéral, est-il inexact d'affirmer que dans l'état actuel des choses la position française est plus proche de la position russe que de la position américaine ?
R - La position américaine n'est pas définitivement arrêtée si j'ai bien compris. Il y a une réflexion, il y a un processus de préparation de décision fondé sur les quatre critères fixés par le président Clinton et que Mme Albright a rappelés. Donc je ne pense pas que l'on puisse faire des comparaisons, que l'on pourra faire peut-être le jour où la décision serait prise. Et si la décision était prise, cela voudrait dire qu'il y a une décision bilatérale par rapport au Traité, c'est un traité bilatéral. Ou alors c'est une décision qui sort du Traité ABM, et nous serions dans un cadre stratégique tout à fait différent. Bref, c'est trop tôt pour faire une analyse de ce type que vous ne pourrez faire que quand on sera devant une véritable décision. A l'heure actuelle vous pouvez simplement relever qu'un certain nombre de pays dans le monde, et pas uniquement la Russie, et pas uniquement la France, il y a aussi d'autres pays d'Europe - Mme Albright y a fait allusion puisqu'elle a eu des conversations avec d'autres Européens là-dessus -, toutes sortes de pays ont posé des questions parce que ce traité bilatéral a des conséquences pour tout le monde. Donc on en est là, on ne peut pas aller au-delà dans l'interprétation pour le moment./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)
ENTRETIEN AVEC "RFI" et "RMC" LE 11 MAI 2000
Q - Monsieur le Ministre, à propos du Sud-Liban comment se présente le compte à rebours avant le retrait israélien ? Quelles sont les garanties dont la France a besoin pour constituer une force de substitution ? Et quels sont les appuis que les Etats-Unis sont prêts à donner à cette force ?
R - Nous n'en sommes pas tout à fait là parce que la question n'est pas posée à la France seule. La question est posée au Conseil de sécurité de l'ONU, qui doit veiller à la bonne mise en oeuvre de la résolution 425 qui va s'appliquer. Nous avons donc demandé au Secrétaire général de faire une évaluation de la situation. Il a envoyé son représentant, M. Roed-Larsen. Il va nous faire part de ses conclusions et il va nous faire des recommandations. Au sein du Conseil de sécurité, nous verrons à ce moment-là si les conditions de différentes natures sont réunies pour qu'il puisse y avoir soit cette FINUL qui s'installerait à la frontière au Sud-Liban, si l'évacuation s'est passée dans de bonnes conditions, ou alors une autre FINUL, modifiée, renforcée, avec un mandat adapté éventuellement. Nous verrons, cela dépendra d'un certain nombre de choses tenant à la fois à l'attitude annoncée des protagonistes dans la région et à l'engagement solidaire des différents membres du Conseil de sécurité par rapport à cette nouvelle mission qui s'annonce difficile, mais qui peut se révéler indispensable. C'est au vu de ces éléments, dans quelques jours - donc je ne peux pas vous répondre encore -, que nous prendrons notre décision quant à notre participation.
Q - Mais les Etats-Unis ont une grande influence sur ces protagonistes dont vous parlez. Que vous a dit Mme Albright sur ce que les Etats-Unis seraient prêts à apporter dans la corbeille ?
R - Les Etats-Unis ont une grande influence mais ils se heurtent aux mêmes difficultés que nous ou que d'autres pour faire avancer laborieusement ce processus de paix. Mais ils le font avec beaucoup d'énergie et d'engagement, notamment Mme Albright. Dans cette affaire du Sud-Liban ils en sont au même point c'est-à-dire qu'ils se posent les mêmes questions, ils ont les mêmes soucis, ils attendent aussi les recommandations de Kofi Annan pour savoir exactement ce qu'ils feront eux-mêmes. Mais nous considérons que nous sommes tout à fait sur la même ligne par rapport à cela et que nous avons les mêmes objectifs et les mêmes soucis. Tout cela devra être fixé dans les trois semaines qui viennent.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez discuté avec Mme Albright de l'Afrique notamment. Le grand problème du moment, c'est évidemment la Sierra Leone. Les Occidentaux sont très critiqués pour n'avoir pas fait grand chose. Comment les Etats-Unis et la France voient-ils le problème et que peuvent-ils faire pour y trouver une solution ?
R - En Sierra Leone il y a une guerre civile très grave depuis une dizaine d'années avec d'ailleurs des implications par rapport au Liberia voisin et à d'autres pays. C'est malheureusement une guerre ethnico-économique particulièrement féroce. Il y a eu, après des années et des années de tentatives infructueuses et d'affrontements militaires qui n'ont jamais été conclusifs, une tentative d'accord politique en 1999 qui n'est pas parfait mais qui est la base sur laquelle l'ONU tente aujourd'hui de travailler. Une force des Nations unies a été constituée avec les pays qui pouvaient à ce moment-là envoyer des soldats et on voit bien qu'aujourd'hui l'accord politique n'est pas assez solide, la force ne répond pas à la situation parce qu'elle est là pour maintenir la paix mais la paix n'est pas vraiment là. Donc c'est compliqué, il faut tout faire pour essayer de reprendre le contrôle de cette situation qui est tragique pour les habitants du pays qui souffrent terriblement depuis 10 ans.
Comment peut-on reprendre cela ? Je crois qu'il faut essayer de reprendre et de consolider l'accord politique de 99. Cela peut venir de l'ONU, de son Secrétaire général, mais cela peut venir aussi de grands pays influents de la région, je pense au Nigeria en particulier. Je crois que la force des Nations unies doit être maintenue pour des raisons de crédibilité et puis de sécurité pour les gens, mais qu'elle doit être peut-être réorganisée, surtout si l'accord politique pouvait être consolidé. Les pays de la région - notamment le Nigeria, que j'ai déjà cité - devraient jouer un rôle. Cela serait en tout cas extrêmement souhaitable pour constituer un complément régional qui s'articulerait avec la force des Nations unies.
Q - Mais quel effet pensez-vous que cette crise - notamment cette prise d'otages des Casques bleus en Sierra Leone- va avoir sur la création d'une future force au Congo ?
R - Les problèmes sont tout à la fois comparables et compliqués. Au Congo il s'agit aussi d'accords politiques qui ont été signés, notamment les accords de Lusaka, mais qui ne sont pas vraiment appliqués par les uns et par les autres. Il y a donc aussi un travail politique pour contraindre et convaincre les différents protagonistes, que ce soient les Etats ou différents rebelles, d'appliquer ce qu'ils ont signé. Et pour consolider l'accord, il y a aussi un projet de force de maintien de la paix dont s'occupe activement le Secrétaire général mais aussi le Secrétaire général adjoint, M. Miyet, qui serait une force de quelques milliers d'hommes à certains points-clefs des frontières entre ces pays, notamment la République démocratique du Congo, l'Ouganda, le Rwanda. Et là-dessus la France a déjà proposé de participer largement en matière logistique.
Q - Vous ne pensez pas que le concept de force de maintien de paix est dépassé, notamment dans le cadre de la Sierra Leone où l'on voit bien qu'une force de maintien de paix ne peut que se faire prendre en otage ?
R - Non, le concept n'est pas dépassé parce qu'il y aura toujours dans le monde des situations de paix à consolider. Il y a quand même eu depuis l'origine du concept des dizaines d'opérations de maintien de la paix dont beaucoup ont donné tout à fait satisfaction, évidemment ce n'est pas de celles-là dont on parle.
Q - Je parlais de la transformation en Sierra Leone.
R - Si vous parlez de la Sierra Leone, c'est vrai que nous avons affaire à une situation particulièrement difficile avec des protagonistes qui s'affrontent avec des procédés encore plus cruels que ceux que l'on peut voir dans d'autres parties de l'Afrique qui souffrent déjà beaucoup. Donc là c'est très compliqué. Mais le concept en soi garde sa validité, son utilité, quand il y a un accord politique qui a permis d'élaborer une paix qu'il faut ensuite simplement stabiliser. Quand la paix n'est pas établie, il faut en effet revenir en amont et retravailler l'accord de paix avec les protagonistes - et si l'on n'y arrive pas, employer d'autres moyens. Mais il est certain que plaquer une simple opération de maintien de la paix là où la paix est encore à faire ne peut pas donner de résultats miraculeux. C'est pour cela qu'il ne faut pas condamner trop aisément les actions de l'ONU, qui fait son possible, ou des pays qui contribuent là ou ailleurs dans ces opérations difficiles. Il faut quand même bien mesurer la difficulté et bien l'expliquer.
Q - On va vers un changement de ces forces ?
R - C'est trop tôt pour en parler. Il y a en ce moment même une réunion urgente et spéciale du Conseil de sécurité sur la Sierra Leone pour traiter de chacun des points dont nous venons de parler, c'est-à-dire de l'accord, du rôle des forces, de leur composition et de leur mandat./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2000)
DISCOURS A L'INSTITUTION BROOKINGS LE 12 MAI 2000
Je remercie Michaël Armacost et Phil Gordon de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui de m'exprimer devant une institution dont la vocation est l'organisation du débat et du dialogue entre décideurs politiques et analystes, chercheurs et diplomates, journaliste et experts.
Je me réjouis du lancement du Centre sur les Etats-Unis et sur la France au sein de la Brookings. Cette initiative à laquelle j'ai apporté, dès l'origine, tout mon soutien contribuera à une meilleure compréhension entre nos deux pays.
C'est à une autre forme de dialogue, et parfois de débat, celui que les Etats-Unis et la France entretiennent, que je consacrerai mon propos. Pour moi, à titre personnel et de par mes fonctions, la compréhension des Etats-Unis, de leur politique, de leurs objectifs, de leurs motivations, est un impératif essentiel compte tenu du poids exceptionnel qu'ils ont dans le monde, et de la force du message dont ils sont porteurs. Quant au dialogue franco-américain, il est tellement étroit, tellement représentatif, de l'ancienneté et de la constance de notre alliance, tellement fondé aussi bien sur le cur que sur la raison, qu'il me paraît la chose plus naturelle, qu'il me semble comme allant de soi. Cela n'a pas toujours été le cas.
Il s'agit d'un dialogue sans tabou ni exclusive, direct, pratique. C'est l'esprit de mes conversations téléphoniques innombrables avec Madeleine Albright. Ce qui le distingue des relations que chacun de nos pays peut entretenir avec d'autres partenaires, c'est non seulement sa charge affective c'est d'être aussi tourné vers les actions que nous avons à entreprendre, ensemble ou de manière complémentaire, au sein des institutions dont nos deux pays sont membres, que ce soit le Conseil de sécurité, l'Alliance atlantique et le G8, et il y en a d'autres. Avec votre pays, notre dialogue se situe dans un cadre qui va bien au-delà des relations bilatérales classiques. C'est ce que je voudrais illustrer au travers de quelques dossiers importants tirés de l'actualité.
Premier exemple, le Proche-Orient qui domine au cours de cette visite mes entretiens avec l'administration. Les Etats-Unis et la France partagent un même objectif : une paix juste, globale, durable. C'est le souci de la France et une constante de sa politique. C'est un dossier extraordinairement difficile en raison de la complexité des enjeux, de leur charge symbolique, des contraintes de tous ordres qui pèsent sur des territoires de taille réduite, des résonances politiques de ce problème dans nos pays. Nous cherchons, comme vous, et avec vous, une solution à somme positive, vous diriez une "win win solution", de façon à ce que les peuples de la région puissent, enfin, se consacrer à la construction au Proche-Orient d'un espace de paix durable et de prospérité partagée. Ce sera très difficile, mais je crois que c'est possible.
La politique de la France et des Etats-Unis repose dans cette région sur quelques principes.
Premier axe commun de nos efforts, notre attachement fondamental, depuis toujours, à la sécurité d'Israël, Etat proche de vous et de nous de tant de façons, très proche de l'Europe par la géographie.
Deuxième principe : nous pensons depuis longtemps - nous le disons depuis près de vingt ans - que la formation d'un Etat palestinien, loin d'être une menace, est au contraire une partie de la solution au conflit du Proche-Orient. Les négociateurs palestiniens sollicitent la médiation américaine comme ils comptent sur notre appui pour jeter les bases de cet Etat. Celui-ci, pour que la solution soit durable, devra être viable : par la délimitation de ses frontières, l'étendue de son territoire, la souveraineté effective qu'il exercera, les moyens dont il disposera. C'est l'intérêt de tous. Je souhaite qu'Israël le comprenne, comme ses dirigeants ont fini par le comprendre.
Troisième principe : nous ne pouvons nous substituer aux protagonistes et leur imposer des schémas pré-établis. En revanche, nous maintenons un dialogue constant avec toutes les parties en présence afin de préserver ou de créer un climat de confiance mutuelle. A propos du Liban, et dans la perspective du retrait israélien du Sud-Liban, nous conjuguons nos efforts, ce dont témoigne l'activité franco-américaine à la tête du groupe de surveillance, encore ces jours-ci. La France est en outre, vous le savez, engagée en première ligne sur le terrain à travers sa participation à la FINUL. Nous partageons la même conception du rôle du Secrétaire général des Nations unies, qui, dans le contexte du retrait israélien du Sud-Liban, aura à se prononcer sur le constat de l'application de la résolution 425. Nous attendons ses recommandations pour déterminer, dans le cadre du Conseil de sécurité, ce que nous ferons dans les prochaines semaines, notamment en ce qui concerne la FINUL.
Au-delà des blocages immédiats, nous devons aussi nous projeter ensemble dans l'avenir et réfléchir à la contribution que nos deux pays auront à apporter au développement économique et à la coopération régionale, qui sont les fondements d'un succès durable du processus de paix mais aussi sans doute des progrès de la démocratie dans la région.
Sur l'Iraq, nous partageons en fait un même objectif : que l'Iraq ne redevienne pas une menace. Mais nous pensions, nous Français, que le retour des inspecteurs et un système de vérification sérieux était préférable à l'absence de tout contrôle sur place ; que cet objectif supposait un minimum de coopération de l'Iraq avec les Nations unies ; qu'il fallait aussi porter remède à la situation dramatique du peuple iraquien. L'adoption de la résolution 1284 démontre que, même dans ce cas difficile, Français et Américains ont su remettre le Conseil de sécurité avec d'autres en état de travailler par consensus.
Nous restons fidèles aux termes de cette résolution. Cependant, la poursuite des bombardements nous éloigne de notre objectif commun, le retour des inspecteurs. La prolongation indéfinie des sanctions affecte durablement et cruellement le peuple iraquien sans affaiblir le régime. Comment croire que l'émergence d'une "génération embargo" traumatisée sera bonne pour la paix et la stabilité dans la région ? Votre opinion s'est focalisée sur la personne de Saddam Hussein ; nous pensons aussi à l'avenir de l'Iraq et à celui de ses nombreux voisins. N'est-ce pas le moment pour les Etats-Unis, comme ils le font ailleurs, de faire preuve de clairvoyance, en distinguant mieux le régime et la population ? Ne peut-on garantir la sécurité des voisins de l'Iraq par des procédés moins rudimentaires que cet embargo ? C'est une question que nous posons.
Au Moyen-Orient, l'Europe et les Etats-Unis ont objectivement le même intérêt à la stabilité et au déblocage des situations de crise. Il est d'ailleurs illusoire de penser que la paix serait durable au Proche-Orient si une instabilité structurelle continuait de régner dans son environnement régional. Nous avons ainsi un même intérêt pour la transition d'un pays comme l'Iran vers la modernité.
Deuxième exemple, les Balkans, où nos deux pays ont été au premier rang de l'action diplomatique et militaire, associés de manière quasi-quotidienne dans la gestion des crises des trois dernières années au sein du Conseil de sécurité, du groupe de contact ou du G8.
Qu'est-ce qui nous a poussés à agir ? Mettre fin à des violations massives des Droits de l'Homme. Pourquoi ? Parce que nous sommes des démocraties, que c'était en Europe et que nous avions vu trop longtemps à l'oeuvre Milosevic et ses méthodes, même si c'est une illusion de croire que sa personne est le seul problème des Balkans. Cette crise a ouvert un débat sur la nécessité de concilier la souveraineté des Etats et notre réponse collective à la violation massive des Droits de l'Homme.
Dans cette affaire, chacun d'entre nous a fait son analyse, qui a débouché sur des conclusions identiques, au plan diplomatique puis au plan militaire. S'il y a un domaine où le terme de "consultation" a pris tout son sens depuis 40 ans, c'est bien la gestion de la crise du Kosovo.
Nous sommes d'accord sur l'essentiel : assurer une transition démocratique dans les Balkans occidentaux, appliquer les Accords de Dayton sur la Bosnie, encourager les changements politiques en Croatie, ne pas favoriser la fragmentation continue de cette région en micro-Etats invivables, sanctionner le régime de Belgrade sans pénaliser le peuple serbe, accompagner une évolution maîtrisée au Kosovo vers une autonomie substantielle, notamment en préparant sérieusement et soigneusement les élections locales que nous souhaitons voir se tenir à l'automne. Telle est notre "feuille de route". Nous y travaillons ensemble et avec nos partenaires européens. Veillons à y associer la Russie.
Troisième exemple, la Russie. Comme les Etats-Unis, nous souhaitons que la Russie - son Etat, sa société, son économie - se modernise, devienne un pays normal sur le continent européen et un partenaire fiable dans les enceintes internationales. Si nous avons eu raison sur le fond d'assister la Russie dans la dernière décennie - la Russie a changé, la démocratisation est en cours, la liberté individuelle s'est installée pour la première fois dans l'histoire de ce pays -, les modalités concrètes de notre coopération, les conditions que nous avons posées, se sont révélées souvent inadaptées ; l'effondrement de l'Etat soviétique, qui n'a été remplacé par rien en réalité, a favorisé le développement des mafias et de la corruption. Il faut aujourd'hui à la Russie un Etat moderne, efficace et démocratique et nous devons l'aider à le bâtir.
Avec le ministre français de l'Economie et des Finances, M. Laurent Fabius, j'ai proposé à nos partenaires de donner un nouveau cours à notre relation de long terme avec ce grand pays afin "d'aider la Russie à s'aider elle-même".
Dans mon esprit, il n'y a pas de contradiction entre la prise en compte de nos intérêts géopolitiques - dont le succès de la transition en Russie fait partie - et l'affirmation de nos valeurs politiques. C'est précisément parce que nous souhaitons une relation à long terme avec la Russie que mon pays a déclaré que la Russie se fourvoyait en Tchétchénie. C'est pour cette raison que mon pays a désapprouvé de manière ferme la gestion militaire, brutale et violente de la question tchétchène qui inflige des souffrances terribles aux populations civiles. Seule une solution politique permettra à la Russie de sortir de cette impasse. Il est important que les Etats-Unis, la France et les autres Occidentaux tenions un même langage à M. Poutine, tout cela étant dans l'intérêt même de la Russie.
Voilà trois exemples illustrant, je crois, une volonté commune. Je pourrais parler de ce que nous faisons en Afrique, de notre vision de l'avenir de la Chine, de la sécurité en Asie, etc., toutes questions très importantes. Je souhaiterais que nous ayions la même façon de travailler ensemble sur les questions stratégiques.
Le dialogue constant dont je viens de donner quelques exemples me paraît s'imposer aussi sur les sujets difficiles, comme aujourd'hui, celui de la défense anti-missiles. Notre position à ce sujet est connue. Je voudrais seulement rappeler les questions que nous nous posons.
- Première question : quelle est la réalité de la menace et la pertinence de la réponse qui y est apportée ?
La possession de capacités balistiques par certains pays implique-t-elle automatiquement que ces capacités soient dirigées vers les Etats-Unis et vers ses alliés ? Leur possession implique-t-elle la volonté de s'en servir ? Le développement de tels moyens résulte-t-il d'intentions hostiles à l'encontre des Occidentaux ou d'abord de considérations de sécurité régionale ? En d'autres termes, la prolifération balistique est certainement un problème. Il faut un programme d'ensemble pour la contrôler. La défense anti-missiles du territoire américain est-elle la solution ? Je rappelle que le Traité ABM (1972) est un traité bilatéral américano-soviétique. La France n'en fait pas partie. Mais toutes les décisions prises auront des implications considérables.
- Deuxième question : quelles seraient les implications d'une défense anti-missiles pour le contrôle des armements et la non-prolifération ?
a) - pour le contrôle des armements stratégiques : pour nous tous, il y a, historiquement et logiquement, une relation claire entre les réductions des arsenaux stratégiques et le traité ABM. C'est en fonction de ce traité, je le rappelle, et ce qu'il représentait pour la stabilité stratégique que la France a réduit unilatéralement son arsenal nucléaire, en faisant confiance au système de désarmement et à sa pérennité ;
b) - sur la non-prolifération : comment éviter, en développant une défense anti-missiles, de donner l'impression que nous abandonnons la lutte contre la prolifération, surtout à un moment où nous voyons d'autres expressions d'un certain scepticisme à l'égard des accords multilatéraux dans ce domaine - je pense bien sûr au rejet du CTBT par le Sénat ;
c) - quelles sont ensuite les implications d'une défense anti-missiles pour la Russie et la Chine, et donc pour notre capacité à rechercher ensemble le consensus indispensable en matière de désarmement et de non-prolifération ?
d) - enfin, quelle serait la réaction des proliférateurs éventuels, qui pourraient être tentés de s'engager dans de nouveaux programmes d'armes de destruction massive ? La défense anti-missiles, dans l'hypothèse où elle serait développée et selon la façon dont elle serait développée, ne favoriserait-t-elle pas une nouvelle course aux armements ?
Telles sont les questions que nous souhaiterions discuter avec notre allié américain. Ce n'est pas une affirmation. Je ne vais pas trancher. Vous avez raison de prendre du temps. Je suis très satisfait des échanges que j'ai eus à Washington. Entendons-nous bien : ce n'est pas à nous de définir les intérêts de sécurité des Etats-Unis. Mais, c'est notre devoir, comme allié, comme partenaire dans l'exercice de nos responsabilités internationales, de mentionner les implications possibles d'une décision que vous pourriez prendre et qui pourrait avoir des conséquences internationales de grande ampleur. Je le dis d'autant plus que tous mes interlocuteurs m'ont indiqué que le président Clinton n'avait pas achevé sa réflexion et que, parmi les critères de décision, il y avait les répercussions sur la situation stratégique et les intérêts des alliés.
Notre position sur ces questions stratégiques illustre l'une des convictions fondamentales qui se trouvent au cur de l'action extérieure de la France, la nécessités de règles internationales. Je suis convaincu que notre intérêt commun, celui de la France, celui des Etats-Unis, comme celui du maintien de la paix mondiale exige que soient définies, par la négociation, des règles universelles qui s'imposent à tous et soient respectées par tous.
Dans notre esprit, ceci signifie que le Conseil de sécurité des Nations unies - qui est indispensable et irremplaçable - ne soit ni paralysé ni contourné et que sa légitimité soit confortée par une réforme qui lui permette de mieux représenter l'état du monde actuel tout en restant efficace et même en devenant plus efficace.
Mais ce souci de règles internationales signifie aussi, dans le domaine commercial par exemple, où les contentieux n'ont rien de neuf, que l'intérêt commun de la France, de l'Europe et des Etats-Unis est de préserver le cadre OMC - le bon cadre pour traiter ces questions - et de promouvoir des normes internationales, qui maximisent les effets positifs de la mondialisation.
Nous souhaitons pour ce qui nous concerne que l'Europe soit un acteur majeur dans l'élaboration de ces règles.
A propos de l'Union européenne, un mot sur notre projet de défense européenne.
L'Europe a été bien défendue par l'OTAN. Elle reste bien défendue par l'OTAN. Elle ne vit plus sous la menace qui avait donné naissance à notre Alliance. L'Europe de la défense n'est pas d'abord justifiée par la défense de l'Europe. Mais l'Europe, comme les Etats-Unis, doit faire face à de nouveaux risques. Elle entend, dans ce contexte renouvelé, prendre pleinement sa part à la défense commune et à l'action commune, et être capable de traiter les crises hybrides, les facteurs d'instabilité sur les périphéries souvent troublées. Nous développerons nos capacités européennes pour gérer ces crises, de manière autonome.
Je me permets d'insister sur ce chapitre, car je crois profondément que nous devons ensemble, sortir de la situation, anormale, où nous sommes critiqués pour ne pas agir et critiqués aussi dès lors que nous agissons : "we are damned if we don't, we are damned if we do". Il faut en sortir en bonne intelligence. Je vous rappelle que c'est sur la base d'idées françaises, partagées avec les Britanniques, puis agréées par les Quinze que s'organise la relation future entre l'Union européenne et l'OTAN. Autrement dit, le sens de notre projet n'est pas dans la poursuite de je ne sais quelle rêverie solitaire de puissance, mais dans la construction collective d'une contribution à la stabilité de l'ensemble du continent européen.
C'est au fond la même démarche que celle qui a inspiré la création de la monnaie unique européenne. Vous aviez été sceptiques sur l'euro. Il est vrai que l'entreprise est sans précédent historique : onze Etats, onze nations, se sont accordés pour mettre en commun un élément décisif de leur souveraineté, le pouvoir de battre monnaie. En dix ans nous aurons parcouru en Europe le chemin que chacune de nos Nations avaient mis plusieurs siècles à accomplir. La raison fondamentale de cette mutation sans précédent c'est la constitution d'un marché unique, l'interdépendance sans cesse croissante des économies européennes. Ce sont des raisons intra-européennes qui ont conduit à la création de l'euro. A cet égard, celui-ci remplit bien sa mission de facilitateur des transactions, de garant de la stabilité des prix européens et de facteurs de croissance en Europe. Son actuelle faiblesse externe est un fait conjoncturel de marché qui ne reflète pas les fondamentaux, positifs, de l'Europe qui est en train de renouer avec la croissance. Cependant, nous sommes dans une période de mise en place. Il faut réfléchir aux perfectionnements de pilotage, tant pour le rôle du président de la BCE que pour le rôle de l'Euro 11.
L'Europe nouvelle se construit dans l'ambition, raisonnée, d'agir comme un acteur de rang mondial ; elle est solidaire de ses partenaires extérieurs. L'Europe est solide, avec de grands pays - France, Royaume Uni, Allemagne - unis sur bien des objectifs.
La défense européenne et la monnaie unique sont deux contributions essentielles à la stabilité du continent. Lors de la présidence de l'Union européenne, la France s'attachera à consolider ces avancées et à promouvoir des réformes institutionnelles pour rendre l'Union plus efficace, en mesure d'assumer la tâche historique de l'élargissement et de développer sa politique étrangère commune. C'est en effet une échéance très importante. Les négociations sont engagées entre les Quinze de l'Union européenne et 12 pays candidats. En quelques années, l'Europe peut passer de 15 à 27 Etats membres. D'où plusieurs réflexions, la dernière en date étant celle de M. Fischer - qui s'exprimait à titre personnel - sur le devenir de l'Europe à 30.
Conclusions
1) Je m'aperçois que je n'ai pas parlé de l'hyperpuissance. Il ne m'a pas échappé que certaines de mes analyses publiques avaient pu irriter. C'est sur la base d'un malentendu. C'est un constat, pas une critique. Vous êtes évidemment plus qu'une superpuissance de la guerre froide. Une puissance sans équivalent. En Français "hyper" n'est pas péjoratif.
Une bonne politique étrangère se forge sur la base d'une analyse réaliste de l'état du monde.
2) Nous avons trouvé, je crois, un bon équilibre dans le dialogue France-Etats-Unis. Selon les cas, nous coopérons, nous approuvons, nous critiquons, nous questionnons. Tout cela est normal et se fait, me semble-t-il, dans une sérénité nouvelle que nous n'avons pas tellement connue.
3) Sur la base de notre vision du monde, de nos ambitions, de notre action, je suis convaincu que les conditions sont désormais réunies pour réaliser ce qui était impossible naguère, à savoir la mise en place d'un véritable partenariat entre l'Europe et les Etats-Unis. Le temps est venu de partager les risques, mais aussi les responsabilités. Nous sommes des amis anciens, solides, fidèles. Notre dialogue implique la franchise. C'est à cette condition qu'il est intéressant. Nous sommes assez proches pour assumer nos désaccords. Nous devons nous faire confiance. Je parle en tant que Français et en tant qu'Européen. Pour notre part, nous y sommes prêts./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)
ENTRETIEN AVEC "RFI" LE 12 MAI 2000
Q - Avec son homologue américaine Madeleine Albright, Hubert Védrine a évoqué le retrait israélien du sud du Liban, légèrement amorcé et prévu pour être achevé le 7 juillet. France et Etats-Unis sont sur la même longueur d'ondes et attendent la position de l'ONU.
R - Nous avons demandé au Secrétaire général de faire une évaluation de la situation, il a envoyé son représentant, Monsieur Roed-Larsen. Il va nous faire part de ses conclusions et il va nous faire des recommandations. Au sein du Conseil de sécurité, à ce moment-là, nous verrons si les conditions de différentes natures sont réunies pour qu'il puisse y avoir soit cette FINUL qui s'installerait sur la frontière au Sud-Liban, si l'évacuation s'est passée dans de bonnes conditions, ou alors une autre FINUL, modifiée, renforcée, avec un mandat adapté éventuellement. Nous verrons. Cela dépendra d'un certain nombre de choses tenant à la fois à l'attitude annoncée des protagonistes dans la région et d'autre part, à l'engagement solidaire des différents membres du Conseil de sécurité par rapport à cette nouvelle mission qui s'annonce difficile mais qui peut se révéler indispensable. C'est au vu de ces éléments, donc dans quelques jours, je ne peux pas vous répondre encore, que nous prendrons finalement notre décision quant à notre participation./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)
Je suis venu à Washington à l'invitation de Mme Albright pour poursuivre nos conversations et une coopération constante entre nous. Nous sommes en train de travailler ensemble et de coopérer sur beaucoup de sujets, sur beaucoup de plan, donc je ne vais pas refaire le résumé de nos entretiens. Simplement les têtes de chapitres : nous travaillons ensemble tout particulièrement sur le processus de paix au Proche-Orient dans ses différentes composantes, nous avons eu des échanges très utiles sur le Moyen-Orient y compris l'Iran, nous avons également travaillé sur les crises très graves qui se déroulent en Afrique, nous avons échangé nos analyses et nos vues sur la Russie y compris la Tchétchénie, mais pas uniquement la Tchétchénie, et sur ce que doivent faire nos pays ensemble dans la coopération avec la Russie de M. Poutine. Naturellement, comme nous sommes très peu de temps avant le début de la présidence française de l'Union européenne à partir du début juillet, j'ai indiqué à Mme Albright sur quels sujets prioritaires nous allions travailler. Mais pour nous travailler ensemble et coopérer est devenu une constante de notre travail diplomatique et de notre amitié, je suis très heureux de cette nouvelle occasion de rencontre et je suis prêt à répondre à vos questions.
Q - Monsieur le Ministre, vos remarques hier à Paris suggéraient que vous et votre gouvernement étiez préoccupés quant à une éventuelle défense antimissile. Je me demande si vous n'êtes pas également préoccupé par un changement du traité ? Sur ce sujet, les représentants américains disent qu'ils cherchent un moyen de se protéger contre une menace de la Corée du Nord et une des choses à laquelle ils pensent quand ils parlent de protection est la prolifération en Iran par exemple. Etes-vous sûr que l'Iran ne reçoive pas de technologie sensible de la part de votre pays, de l'Allemagne ou d'un autre pays européen ? Est-ce que ce trafic est terminé maintenant ?
R - D'abord sur le dernier point. Il est tout à fait clair que l'Iran ne reçoit absolument rien de la France qui puisse servir à un programme d'armes de destruction massive. Je crois d'ailleurs que personne ne pense cela. Mais la question est plus large. Evidemment le traité dont nous parlons, c'est-à-dire le Traité ABM de 1972, est un traité bilatéral américano-soviétique. C'est tout à fait clair aussi. Il appartient aux Etats-Unis de prendre les décisions qui leur apparaissent bonnes en ce qui concerne leur sécurité nationale. Nous ne contestons pas ce point évidemment. Simplement nous sommes dans un rapport d'alliance et dans un rapport d'amitié, donc nous demandons et nous souhaitons que les questions que nous posons à ce sujet soient prises en compte dans le processus de décision qui n'est pas à son terme encore, d'après ce que je comprends.
C'est vrai que nous avons un certain nombre d'interrogations sur l'évaluation des menaces, enfin ce que l'on appelle ici les menaces. Il est clair qu'il y a des phénomènes de prolifération dans le monde, malgré nos efforts considérables pour les empêcher, mais est-ce que cela représente une menace en termes stratégiques qui justifie de remettre en cause un traité aussi fondamental, c'est une question que nous posons. Et nous demandons que les implications d'un éventuel changement - à supposer que les Russes l'acceptent, puisque c'est un traité américano-russe -, nous demandons que les implications éventuelles sur la situation stratégique mondiale et sur l'ensemble des autres accords de désarmement soient prises en compte. Voilà ce que nous demandons, nous avons eu l'occasion d'en parler à plusieurs reprises et je sais que ce n'est pas simplement un point de vue français.
Q - Vous avez dit l'un et l'autre que vous étiez préoccupés par la situation en Sierra Leone. Est-ce que cela peut aller un petit peu plus loin que d'être préoccupés compte tenu de la crédibilité de l'ONU qui est mise en cause et également des massacres qui se poursuivent là-bas ?
R - C'est une situation effectivement tragique. Il y a tout à l'heure une réunion d'urgence du Conseil de sécurité à ce sujet que je crois bien nécessaire. Il y a d'ailleurs plusieurs choses dont il faut se préoccuper. Qu'est-ce qui peut assurer la bonne mise en oeuvre de l'accord politique de 1999, et d'autre part ce qui concerne l'action de l'ONU et le maintien de la paix ? Mais pour parler de maintien de la paix, il faut qu'il y ait une volonté de paix de la part des protagonistes. Qu'est-ce qui peut être fait de la part des Etats membres de l'ONU ? Qu'est-ce qui peut être fait également sur un plan régional peut-être ? Voilà les différents éléments qu'il faut reprendre pour répondre à cette situation en Sierra Leone.
En ce qui concerne la France, nous avons déjà eu l'occasion de dire que nous sommes engagés sur de très nombreux théâtres d'affrontements ou de maintien de la paix. La France est un des pays au monde qui contribue le plus aux opérations de maintien de la paix et nous n'avons pas de disponibilité immédiate en termes militaires stricto sensu pour être également présents en Sierra Leone. On peut avoir d'autres formes de soutien, nous appuyons pleinement politiquement et diplomatiquement le travail qui est fait par le Secrétaire général et par le Secrétaire général adjoint, M. Miyet, dans cette crise de la Sierra Leone.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez déjà dit que la France a certaines préoccupations quant à une décision américaine de déployer une défense antimissile. Que pensez-vous des conséquences que cela pourrait avoir sur les relations transatlantiques, si tel était le cas ?
R - Sur votre question, je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit. Je ne veux pas entrer dans une spéculation à propos d'une hypothèse. Après tout, la décision américaine n'est pas complètement prise, et la secrétaire d'Etat a rappelé qu'il y avait dans les critères du président Clinton une évaluation des conséquences. Donc, je ne place pas les choses au niveau de l'Alliance Atlantique, c'était une réflexion sur les équilibres stratégiques globaux et les mécanismes de désarmement. Mais j'ai déjà répondu sur ce point. Nous souhaitons que toutes les répercussions éventuelles soient bien prises en compte par cette Administration avant d'arriver à une éventuelle décision.
Q - Monsieur le Ministre, dans ce débat sur le Traité ABM dont vous avez bien précisé qu'il est bilatéral, est-il inexact d'affirmer que dans l'état actuel des choses la position française est plus proche de la position russe que de la position américaine ?
R - La position américaine n'est pas définitivement arrêtée si j'ai bien compris. Il y a une réflexion, il y a un processus de préparation de décision fondé sur les quatre critères fixés par le président Clinton et que Mme Albright a rappelés. Donc je ne pense pas que l'on puisse faire des comparaisons, que l'on pourra faire peut-être le jour où la décision serait prise. Et si la décision était prise, cela voudrait dire qu'il y a une décision bilatérale par rapport au Traité, c'est un traité bilatéral. Ou alors c'est une décision qui sort du Traité ABM, et nous serions dans un cadre stratégique tout à fait différent. Bref, c'est trop tôt pour faire une analyse de ce type que vous ne pourrez faire que quand on sera devant une véritable décision. A l'heure actuelle vous pouvez simplement relever qu'un certain nombre de pays dans le monde, et pas uniquement la Russie, et pas uniquement la France, il y a aussi d'autres pays d'Europe - Mme Albright y a fait allusion puisqu'elle a eu des conversations avec d'autres Européens là-dessus -, toutes sortes de pays ont posé des questions parce que ce traité bilatéral a des conséquences pour tout le monde. Donc on en est là, on ne peut pas aller au-delà dans l'interprétation pour le moment./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)
ENTRETIEN AVEC "RFI" et "RMC" LE 11 MAI 2000
Q - Monsieur le Ministre, à propos du Sud-Liban comment se présente le compte à rebours avant le retrait israélien ? Quelles sont les garanties dont la France a besoin pour constituer une force de substitution ? Et quels sont les appuis que les Etats-Unis sont prêts à donner à cette force ?
R - Nous n'en sommes pas tout à fait là parce que la question n'est pas posée à la France seule. La question est posée au Conseil de sécurité de l'ONU, qui doit veiller à la bonne mise en oeuvre de la résolution 425 qui va s'appliquer. Nous avons donc demandé au Secrétaire général de faire une évaluation de la situation. Il a envoyé son représentant, M. Roed-Larsen. Il va nous faire part de ses conclusions et il va nous faire des recommandations. Au sein du Conseil de sécurité, nous verrons à ce moment-là si les conditions de différentes natures sont réunies pour qu'il puisse y avoir soit cette FINUL qui s'installerait à la frontière au Sud-Liban, si l'évacuation s'est passée dans de bonnes conditions, ou alors une autre FINUL, modifiée, renforcée, avec un mandat adapté éventuellement. Nous verrons, cela dépendra d'un certain nombre de choses tenant à la fois à l'attitude annoncée des protagonistes dans la région et à l'engagement solidaire des différents membres du Conseil de sécurité par rapport à cette nouvelle mission qui s'annonce difficile, mais qui peut se révéler indispensable. C'est au vu de ces éléments, dans quelques jours - donc je ne peux pas vous répondre encore -, que nous prendrons notre décision quant à notre participation.
Q - Mais les Etats-Unis ont une grande influence sur ces protagonistes dont vous parlez. Que vous a dit Mme Albright sur ce que les Etats-Unis seraient prêts à apporter dans la corbeille ?
R - Les Etats-Unis ont une grande influence mais ils se heurtent aux mêmes difficultés que nous ou que d'autres pour faire avancer laborieusement ce processus de paix. Mais ils le font avec beaucoup d'énergie et d'engagement, notamment Mme Albright. Dans cette affaire du Sud-Liban ils en sont au même point c'est-à-dire qu'ils se posent les mêmes questions, ils ont les mêmes soucis, ils attendent aussi les recommandations de Kofi Annan pour savoir exactement ce qu'ils feront eux-mêmes. Mais nous considérons que nous sommes tout à fait sur la même ligne par rapport à cela et que nous avons les mêmes objectifs et les mêmes soucis. Tout cela devra être fixé dans les trois semaines qui viennent.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez discuté avec Mme Albright de l'Afrique notamment. Le grand problème du moment, c'est évidemment la Sierra Leone. Les Occidentaux sont très critiqués pour n'avoir pas fait grand chose. Comment les Etats-Unis et la France voient-ils le problème et que peuvent-ils faire pour y trouver une solution ?
R - En Sierra Leone il y a une guerre civile très grave depuis une dizaine d'années avec d'ailleurs des implications par rapport au Liberia voisin et à d'autres pays. C'est malheureusement une guerre ethnico-économique particulièrement féroce. Il y a eu, après des années et des années de tentatives infructueuses et d'affrontements militaires qui n'ont jamais été conclusifs, une tentative d'accord politique en 1999 qui n'est pas parfait mais qui est la base sur laquelle l'ONU tente aujourd'hui de travailler. Une force des Nations unies a été constituée avec les pays qui pouvaient à ce moment-là envoyer des soldats et on voit bien qu'aujourd'hui l'accord politique n'est pas assez solide, la force ne répond pas à la situation parce qu'elle est là pour maintenir la paix mais la paix n'est pas vraiment là. Donc c'est compliqué, il faut tout faire pour essayer de reprendre le contrôle de cette situation qui est tragique pour les habitants du pays qui souffrent terriblement depuis 10 ans.
Comment peut-on reprendre cela ? Je crois qu'il faut essayer de reprendre et de consolider l'accord politique de 99. Cela peut venir de l'ONU, de son Secrétaire général, mais cela peut venir aussi de grands pays influents de la région, je pense au Nigeria en particulier. Je crois que la force des Nations unies doit être maintenue pour des raisons de crédibilité et puis de sécurité pour les gens, mais qu'elle doit être peut-être réorganisée, surtout si l'accord politique pouvait être consolidé. Les pays de la région - notamment le Nigeria, que j'ai déjà cité - devraient jouer un rôle. Cela serait en tout cas extrêmement souhaitable pour constituer un complément régional qui s'articulerait avec la force des Nations unies.
Q - Mais quel effet pensez-vous que cette crise - notamment cette prise d'otages des Casques bleus en Sierra Leone- va avoir sur la création d'une future force au Congo ?
R - Les problèmes sont tout à la fois comparables et compliqués. Au Congo il s'agit aussi d'accords politiques qui ont été signés, notamment les accords de Lusaka, mais qui ne sont pas vraiment appliqués par les uns et par les autres. Il y a donc aussi un travail politique pour contraindre et convaincre les différents protagonistes, que ce soient les Etats ou différents rebelles, d'appliquer ce qu'ils ont signé. Et pour consolider l'accord, il y a aussi un projet de force de maintien de la paix dont s'occupe activement le Secrétaire général mais aussi le Secrétaire général adjoint, M. Miyet, qui serait une force de quelques milliers d'hommes à certains points-clefs des frontières entre ces pays, notamment la République démocratique du Congo, l'Ouganda, le Rwanda. Et là-dessus la France a déjà proposé de participer largement en matière logistique.
Q - Vous ne pensez pas que le concept de force de maintien de paix est dépassé, notamment dans le cadre de la Sierra Leone où l'on voit bien qu'une force de maintien de paix ne peut que se faire prendre en otage ?
R - Non, le concept n'est pas dépassé parce qu'il y aura toujours dans le monde des situations de paix à consolider. Il y a quand même eu depuis l'origine du concept des dizaines d'opérations de maintien de la paix dont beaucoup ont donné tout à fait satisfaction, évidemment ce n'est pas de celles-là dont on parle.
Q - Je parlais de la transformation en Sierra Leone.
R - Si vous parlez de la Sierra Leone, c'est vrai que nous avons affaire à une situation particulièrement difficile avec des protagonistes qui s'affrontent avec des procédés encore plus cruels que ceux que l'on peut voir dans d'autres parties de l'Afrique qui souffrent déjà beaucoup. Donc là c'est très compliqué. Mais le concept en soi garde sa validité, son utilité, quand il y a un accord politique qui a permis d'élaborer une paix qu'il faut ensuite simplement stabiliser. Quand la paix n'est pas établie, il faut en effet revenir en amont et retravailler l'accord de paix avec les protagonistes - et si l'on n'y arrive pas, employer d'autres moyens. Mais il est certain que plaquer une simple opération de maintien de la paix là où la paix est encore à faire ne peut pas donner de résultats miraculeux. C'est pour cela qu'il ne faut pas condamner trop aisément les actions de l'ONU, qui fait son possible, ou des pays qui contribuent là ou ailleurs dans ces opérations difficiles. Il faut quand même bien mesurer la difficulté et bien l'expliquer.
Q - On va vers un changement de ces forces ?
R - C'est trop tôt pour en parler. Il y a en ce moment même une réunion urgente et spéciale du Conseil de sécurité sur la Sierra Leone pour traiter de chacun des points dont nous venons de parler, c'est-à-dire de l'accord, du rôle des forces, de leur composition et de leur mandat./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mai 2000)
DISCOURS A L'INSTITUTION BROOKINGS LE 12 MAI 2000
Je remercie Michaël Armacost et Phil Gordon de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui de m'exprimer devant une institution dont la vocation est l'organisation du débat et du dialogue entre décideurs politiques et analystes, chercheurs et diplomates, journaliste et experts.
Je me réjouis du lancement du Centre sur les Etats-Unis et sur la France au sein de la Brookings. Cette initiative à laquelle j'ai apporté, dès l'origine, tout mon soutien contribuera à une meilleure compréhension entre nos deux pays.
C'est à une autre forme de dialogue, et parfois de débat, celui que les Etats-Unis et la France entretiennent, que je consacrerai mon propos. Pour moi, à titre personnel et de par mes fonctions, la compréhension des Etats-Unis, de leur politique, de leurs objectifs, de leurs motivations, est un impératif essentiel compte tenu du poids exceptionnel qu'ils ont dans le monde, et de la force du message dont ils sont porteurs. Quant au dialogue franco-américain, il est tellement étroit, tellement représentatif, de l'ancienneté et de la constance de notre alliance, tellement fondé aussi bien sur le cur que sur la raison, qu'il me paraît la chose plus naturelle, qu'il me semble comme allant de soi. Cela n'a pas toujours été le cas.
Il s'agit d'un dialogue sans tabou ni exclusive, direct, pratique. C'est l'esprit de mes conversations téléphoniques innombrables avec Madeleine Albright. Ce qui le distingue des relations que chacun de nos pays peut entretenir avec d'autres partenaires, c'est non seulement sa charge affective c'est d'être aussi tourné vers les actions que nous avons à entreprendre, ensemble ou de manière complémentaire, au sein des institutions dont nos deux pays sont membres, que ce soit le Conseil de sécurité, l'Alliance atlantique et le G8, et il y en a d'autres. Avec votre pays, notre dialogue se situe dans un cadre qui va bien au-delà des relations bilatérales classiques. C'est ce que je voudrais illustrer au travers de quelques dossiers importants tirés de l'actualité.
Premier exemple, le Proche-Orient qui domine au cours de cette visite mes entretiens avec l'administration. Les Etats-Unis et la France partagent un même objectif : une paix juste, globale, durable. C'est le souci de la France et une constante de sa politique. C'est un dossier extraordinairement difficile en raison de la complexité des enjeux, de leur charge symbolique, des contraintes de tous ordres qui pèsent sur des territoires de taille réduite, des résonances politiques de ce problème dans nos pays. Nous cherchons, comme vous, et avec vous, une solution à somme positive, vous diriez une "win win solution", de façon à ce que les peuples de la région puissent, enfin, se consacrer à la construction au Proche-Orient d'un espace de paix durable et de prospérité partagée. Ce sera très difficile, mais je crois que c'est possible.
La politique de la France et des Etats-Unis repose dans cette région sur quelques principes.
Premier axe commun de nos efforts, notre attachement fondamental, depuis toujours, à la sécurité d'Israël, Etat proche de vous et de nous de tant de façons, très proche de l'Europe par la géographie.
Deuxième principe : nous pensons depuis longtemps - nous le disons depuis près de vingt ans - que la formation d'un Etat palestinien, loin d'être une menace, est au contraire une partie de la solution au conflit du Proche-Orient. Les négociateurs palestiniens sollicitent la médiation américaine comme ils comptent sur notre appui pour jeter les bases de cet Etat. Celui-ci, pour que la solution soit durable, devra être viable : par la délimitation de ses frontières, l'étendue de son territoire, la souveraineté effective qu'il exercera, les moyens dont il disposera. C'est l'intérêt de tous. Je souhaite qu'Israël le comprenne, comme ses dirigeants ont fini par le comprendre.
Troisième principe : nous ne pouvons nous substituer aux protagonistes et leur imposer des schémas pré-établis. En revanche, nous maintenons un dialogue constant avec toutes les parties en présence afin de préserver ou de créer un climat de confiance mutuelle. A propos du Liban, et dans la perspective du retrait israélien du Sud-Liban, nous conjuguons nos efforts, ce dont témoigne l'activité franco-américaine à la tête du groupe de surveillance, encore ces jours-ci. La France est en outre, vous le savez, engagée en première ligne sur le terrain à travers sa participation à la FINUL. Nous partageons la même conception du rôle du Secrétaire général des Nations unies, qui, dans le contexte du retrait israélien du Sud-Liban, aura à se prononcer sur le constat de l'application de la résolution 425. Nous attendons ses recommandations pour déterminer, dans le cadre du Conseil de sécurité, ce que nous ferons dans les prochaines semaines, notamment en ce qui concerne la FINUL.
Au-delà des blocages immédiats, nous devons aussi nous projeter ensemble dans l'avenir et réfléchir à la contribution que nos deux pays auront à apporter au développement économique et à la coopération régionale, qui sont les fondements d'un succès durable du processus de paix mais aussi sans doute des progrès de la démocratie dans la région.
Sur l'Iraq, nous partageons en fait un même objectif : que l'Iraq ne redevienne pas une menace. Mais nous pensions, nous Français, que le retour des inspecteurs et un système de vérification sérieux était préférable à l'absence de tout contrôle sur place ; que cet objectif supposait un minimum de coopération de l'Iraq avec les Nations unies ; qu'il fallait aussi porter remède à la situation dramatique du peuple iraquien. L'adoption de la résolution 1284 démontre que, même dans ce cas difficile, Français et Américains ont su remettre le Conseil de sécurité avec d'autres en état de travailler par consensus.
Nous restons fidèles aux termes de cette résolution. Cependant, la poursuite des bombardements nous éloigne de notre objectif commun, le retour des inspecteurs. La prolongation indéfinie des sanctions affecte durablement et cruellement le peuple iraquien sans affaiblir le régime. Comment croire que l'émergence d'une "génération embargo" traumatisée sera bonne pour la paix et la stabilité dans la région ? Votre opinion s'est focalisée sur la personne de Saddam Hussein ; nous pensons aussi à l'avenir de l'Iraq et à celui de ses nombreux voisins. N'est-ce pas le moment pour les Etats-Unis, comme ils le font ailleurs, de faire preuve de clairvoyance, en distinguant mieux le régime et la population ? Ne peut-on garantir la sécurité des voisins de l'Iraq par des procédés moins rudimentaires que cet embargo ? C'est une question que nous posons.
Au Moyen-Orient, l'Europe et les Etats-Unis ont objectivement le même intérêt à la stabilité et au déblocage des situations de crise. Il est d'ailleurs illusoire de penser que la paix serait durable au Proche-Orient si une instabilité structurelle continuait de régner dans son environnement régional. Nous avons ainsi un même intérêt pour la transition d'un pays comme l'Iran vers la modernité.
Deuxième exemple, les Balkans, où nos deux pays ont été au premier rang de l'action diplomatique et militaire, associés de manière quasi-quotidienne dans la gestion des crises des trois dernières années au sein du Conseil de sécurité, du groupe de contact ou du G8.
Qu'est-ce qui nous a poussés à agir ? Mettre fin à des violations massives des Droits de l'Homme. Pourquoi ? Parce que nous sommes des démocraties, que c'était en Europe et que nous avions vu trop longtemps à l'oeuvre Milosevic et ses méthodes, même si c'est une illusion de croire que sa personne est le seul problème des Balkans. Cette crise a ouvert un débat sur la nécessité de concilier la souveraineté des Etats et notre réponse collective à la violation massive des Droits de l'Homme.
Dans cette affaire, chacun d'entre nous a fait son analyse, qui a débouché sur des conclusions identiques, au plan diplomatique puis au plan militaire. S'il y a un domaine où le terme de "consultation" a pris tout son sens depuis 40 ans, c'est bien la gestion de la crise du Kosovo.
Nous sommes d'accord sur l'essentiel : assurer une transition démocratique dans les Balkans occidentaux, appliquer les Accords de Dayton sur la Bosnie, encourager les changements politiques en Croatie, ne pas favoriser la fragmentation continue de cette région en micro-Etats invivables, sanctionner le régime de Belgrade sans pénaliser le peuple serbe, accompagner une évolution maîtrisée au Kosovo vers une autonomie substantielle, notamment en préparant sérieusement et soigneusement les élections locales que nous souhaitons voir se tenir à l'automne. Telle est notre "feuille de route". Nous y travaillons ensemble et avec nos partenaires européens. Veillons à y associer la Russie.
Troisième exemple, la Russie. Comme les Etats-Unis, nous souhaitons que la Russie - son Etat, sa société, son économie - se modernise, devienne un pays normal sur le continent européen et un partenaire fiable dans les enceintes internationales. Si nous avons eu raison sur le fond d'assister la Russie dans la dernière décennie - la Russie a changé, la démocratisation est en cours, la liberté individuelle s'est installée pour la première fois dans l'histoire de ce pays -, les modalités concrètes de notre coopération, les conditions que nous avons posées, se sont révélées souvent inadaptées ; l'effondrement de l'Etat soviétique, qui n'a été remplacé par rien en réalité, a favorisé le développement des mafias et de la corruption. Il faut aujourd'hui à la Russie un Etat moderne, efficace et démocratique et nous devons l'aider à le bâtir.
Avec le ministre français de l'Economie et des Finances, M. Laurent Fabius, j'ai proposé à nos partenaires de donner un nouveau cours à notre relation de long terme avec ce grand pays afin "d'aider la Russie à s'aider elle-même".
Dans mon esprit, il n'y a pas de contradiction entre la prise en compte de nos intérêts géopolitiques - dont le succès de la transition en Russie fait partie - et l'affirmation de nos valeurs politiques. C'est précisément parce que nous souhaitons une relation à long terme avec la Russie que mon pays a déclaré que la Russie se fourvoyait en Tchétchénie. C'est pour cette raison que mon pays a désapprouvé de manière ferme la gestion militaire, brutale et violente de la question tchétchène qui inflige des souffrances terribles aux populations civiles. Seule une solution politique permettra à la Russie de sortir de cette impasse. Il est important que les Etats-Unis, la France et les autres Occidentaux tenions un même langage à M. Poutine, tout cela étant dans l'intérêt même de la Russie.
Voilà trois exemples illustrant, je crois, une volonté commune. Je pourrais parler de ce que nous faisons en Afrique, de notre vision de l'avenir de la Chine, de la sécurité en Asie, etc., toutes questions très importantes. Je souhaiterais que nous ayions la même façon de travailler ensemble sur les questions stratégiques.
Le dialogue constant dont je viens de donner quelques exemples me paraît s'imposer aussi sur les sujets difficiles, comme aujourd'hui, celui de la défense anti-missiles. Notre position à ce sujet est connue. Je voudrais seulement rappeler les questions que nous nous posons.
- Première question : quelle est la réalité de la menace et la pertinence de la réponse qui y est apportée ?
La possession de capacités balistiques par certains pays implique-t-elle automatiquement que ces capacités soient dirigées vers les Etats-Unis et vers ses alliés ? Leur possession implique-t-elle la volonté de s'en servir ? Le développement de tels moyens résulte-t-il d'intentions hostiles à l'encontre des Occidentaux ou d'abord de considérations de sécurité régionale ? En d'autres termes, la prolifération balistique est certainement un problème. Il faut un programme d'ensemble pour la contrôler. La défense anti-missiles du territoire américain est-elle la solution ? Je rappelle que le Traité ABM (1972) est un traité bilatéral américano-soviétique. La France n'en fait pas partie. Mais toutes les décisions prises auront des implications considérables.
- Deuxième question : quelles seraient les implications d'une défense anti-missiles pour le contrôle des armements et la non-prolifération ?
a) - pour le contrôle des armements stratégiques : pour nous tous, il y a, historiquement et logiquement, une relation claire entre les réductions des arsenaux stratégiques et le traité ABM. C'est en fonction de ce traité, je le rappelle, et ce qu'il représentait pour la stabilité stratégique que la France a réduit unilatéralement son arsenal nucléaire, en faisant confiance au système de désarmement et à sa pérennité ;
b) - sur la non-prolifération : comment éviter, en développant une défense anti-missiles, de donner l'impression que nous abandonnons la lutte contre la prolifération, surtout à un moment où nous voyons d'autres expressions d'un certain scepticisme à l'égard des accords multilatéraux dans ce domaine - je pense bien sûr au rejet du CTBT par le Sénat ;
c) - quelles sont ensuite les implications d'une défense anti-missiles pour la Russie et la Chine, et donc pour notre capacité à rechercher ensemble le consensus indispensable en matière de désarmement et de non-prolifération ?
d) - enfin, quelle serait la réaction des proliférateurs éventuels, qui pourraient être tentés de s'engager dans de nouveaux programmes d'armes de destruction massive ? La défense anti-missiles, dans l'hypothèse où elle serait développée et selon la façon dont elle serait développée, ne favoriserait-t-elle pas une nouvelle course aux armements ?
Telles sont les questions que nous souhaiterions discuter avec notre allié américain. Ce n'est pas une affirmation. Je ne vais pas trancher. Vous avez raison de prendre du temps. Je suis très satisfait des échanges que j'ai eus à Washington. Entendons-nous bien : ce n'est pas à nous de définir les intérêts de sécurité des Etats-Unis. Mais, c'est notre devoir, comme allié, comme partenaire dans l'exercice de nos responsabilités internationales, de mentionner les implications possibles d'une décision que vous pourriez prendre et qui pourrait avoir des conséquences internationales de grande ampleur. Je le dis d'autant plus que tous mes interlocuteurs m'ont indiqué que le président Clinton n'avait pas achevé sa réflexion et que, parmi les critères de décision, il y avait les répercussions sur la situation stratégique et les intérêts des alliés.
Notre position sur ces questions stratégiques illustre l'une des convictions fondamentales qui se trouvent au cur de l'action extérieure de la France, la nécessités de règles internationales. Je suis convaincu que notre intérêt commun, celui de la France, celui des Etats-Unis, comme celui du maintien de la paix mondiale exige que soient définies, par la négociation, des règles universelles qui s'imposent à tous et soient respectées par tous.
Dans notre esprit, ceci signifie que le Conseil de sécurité des Nations unies - qui est indispensable et irremplaçable - ne soit ni paralysé ni contourné et que sa légitimité soit confortée par une réforme qui lui permette de mieux représenter l'état du monde actuel tout en restant efficace et même en devenant plus efficace.
Mais ce souci de règles internationales signifie aussi, dans le domaine commercial par exemple, où les contentieux n'ont rien de neuf, que l'intérêt commun de la France, de l'Europe et des Etats-Unis est de préserver le cadre OMC - le bon cadre pour traiter ces questions - et de promouvoir des normes internationales, qui maximisent les effets positifs de la mondialisation.
Nous souhaitons pour ce qui nous concerne que l'Europe soit un acteur majeur dans l'élaboration de ces règles.
A propos de l'Union européenne, un mot sur notre projet de défense européenne.
L'Europe a été bien défendue par l'OTAN. Elle reste bien défendue par l'OTAN. Elle ne vit plus sous la menace qui avait donné naissance à notre Alliance. L'Europe de la défense n'est pas d'abord justifiée par la défense de l'Europe. Mais l'Europe, comme les Etats-Unis, doit faire face à de nouveaux risques. Elle entend, dans ce contexte renouvelé, prendre pleinement sa part à la défense commune et à l'action commune, et être capable de traiter les crises hybrides, les facteurs d'instabilité sur les périphéries souvent troublées. Nous développerons nos capacités européennes pour gérer ces crises, de manière autonome.
Je me permets d'insister sur ce chapitre, car je crois profondément que nous devons ensemble, sortir de la situation, anormale, où nous sommes critiqués pour ne pas agir et critiqués aussi dès lors que nous agissons : "we are damned if we don't, we are damned if we do". Il faut en sortir en bonne intelligence. Je vous rappelle que c'est sur la base d'idées françaises, partagées avec les Britanniques, puis agréées par les Quinze que s'organise la relation future entre l'Union européenne et l'OTAN. Autrement dit, le sens de notre projet n'est pas dans la poursuite de je ne sais quelle rêverie solitaire de puissance, mais dans la construction collective d'une contribution à la stabilité de l'ensemble du continent européen.
C'est au fond la même démarche que celle qui a inspiré la création de la monnaie unique européenne. Vous aviez été sceptiques sur l'euro. Il est vrai que l'entreprise est sans précédent historique : onze Etats, onze nations, se sont accordés pour mettre en commun un élément décisif de leur souveraineté, le pouvoir de battre monnaie. En dix ans nous aurons parcouru en Europe le chemin que chacune de nos Nations avaient mis plusieurs siècles à accomplir. La raison fondamentale de cette mutation sans précédent c'est la constitution d'un marché unique, l'interdépendance sans cesse croissante des économies européennes. Ce sont des raisons intra-européennes qui ont conduit à la création de l'euro. A cet égard, celui-ci remplit bien sa mission de facilitateur des transactions, de garant de la stabilité des prix européens et de facteurs de croissance en Europe. Son actuelle faiblesse externe est un fait conjoncturel de marché qui ne reflète pas les fondamentaux, positifs, de l'Europe qui est en train de renouer avec la croissance. Cependant, nous sommes dans une période de mise en place. Il faut réfléchir aux perfectionnements de pilotage, tant pour le rôle du président de la BCE que pour le rôle de l'Euro 11.
L'Europe nouvelle se construit dans l'ambition, raisonnée, d'agir comme un acteur de rang mondial ; elle est solidaire de ses partenaires extérieurs. L'Europe est solide, avec de grands pays - France, Royaume Uni, Allemagne - unis sur bien des objectifs.
La défense européenne et la monnaie unique sont deux contributions essentielles à la stabilité du continent. Lors de la présidence de l'Union européenne, la France s'attachera à consolider ces avancées et à promouvoir des réformes institutionnelles pour rendre l'Union plus efficace, en mesure d'assumer la tâche historique de l'élargissement et de développer sa politique étrangère commune. C'est en effet une échéance très importante. Les négociations sont engagées entre les Quinze de l'Union européenne et 12 pays candidats. En quelques années, l'Europe peut passer de 15 à 27 Etats membres. D'où plusieurs réflexions, la dernière en date étant celle de M. Fischer - qui s'exprimait à titre personnel - sur le devenir de l'Europe à 30.
Conclusions
1) Je m'aperçois que je n'ai pas parlé de l'hyperpuissance. Il ne m'a pas échappé que certaines de mes analyses publiques avaient pu irriter. C'est sur la base d'un malentendu. C'est un constat, pas une critique. Vous êtes évidemment plus qu'une superpuissance de la guerre froide. Une puissance sans équivalent. En Français "hyper" n'est pas péjoratif.
Une bonne politique étrangère se forge sur la base d'une analyse réaliste de l'état du monde.
2) Nous avons trouvé, je crois, un bon équilibre dans le dialogue France-Etats-Unis. Selon les cas, nous coopérons, nous approuvons, nous critiquons, nous questionnons. Tout cela est normal et se fait, me semble-t-il, dans une sérénité nouvelle que nous n'avons pas tellement connue.
3) Sur la base de notre vision du monde, de nos ambitions, de notre action, je suis convaincu que les conditions sont désormais réunies pour réaliser ce qui était impossible naguère, à savoir la mise en place d'un véritable partenariat entre l'Europe et les Etats-Unis. Le temps est venu de partager les risques, mais aussi les responsabilités. Nous sommes des amis anciens, solides, fidèles. Notre dialogue implique la franchise. C'est à cette condition qu'il est intéressant. Nous sommes assez proches pour assumer nos désaccords. Nous devons nous faire confiance. Je parle en tant que Français et en tant qu'Européen. Pour notre part, nous y sommes prêts./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)
ENTRETIEN AVEC "RFI" LE 12 MAI 2000
Q - Avec son homologue américaine Madeleine Albright, Hubert Védrine a évoqué le retrait israélien du sud du Liban, légèrement amorcé et prévu pour être achevé le 7 juillet. France et Etats-Unis sont sur la même longueur d'ondes et attendent la position de l'ONU.
R - Nous avons demandé au Secrétaire général de faire une évaluation de la situation, il a envoyé son représentant, Monsieur Roed-Larsen. Il va nous faire part de ses conclusions et il va nous faire des recommandations. Au sein du Conseil de sécurité, à ce moment-là, nous verrons si les conditions de différentes natures sont réunies pour qu'il puisse y avoir soit cette FINUL qui s'installerait sur la frontière au Sud-Liban, si l'évacuation s'est passée dans de bonnes conditions, ou alors une autre FINUL, modifiée, renforcée, avec un mandat adapté éventuellement. Nous verrons. Cela dépendra d'un certain nombre de choses tenant à la fois à l'attitude annoncée des protagonistes dans la région et d'autre part, à l'engagement solidaire des différents membres du Conseil de sécurité par rapport à cette nouvelle mission qui s'annonce difficile mais qui peut se révéler indispensable. C'est au vu de ces éléments, donc dans quelques jours, je ne peux pas vous répondre encore, que nous prendrons finalement notre décision quant à notre participation./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 mai 2000)