Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à La Chaîne Info le 7 décembre 1999, sur le projet de doter l'Europe des instruments d'action et de commandement militaire au prochain européen d'Helsinki, la participation de l'Eurocorps à la relève de la KFOR au Kosovo, l'émergence de la Force de réaction rapide européenne, le développement de matériels "interopérables" et sur l'éventualité de la construction d'un porte-avions nucléaire européen.

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

ANITA HAUSSER
Bonjour Monsieur Richard. Le sommet européen d'Helsinki doit franchir un pas décisif vers une Europe de la Défense. Nous allons créer une armée européenne, c'est bien cela ?
ALAIN RICHARD
Ce n'est pas tout à fait cela, mais c'est un deuxième pas décisif. Je vous rappelle qu'en juin, le précédent sommet, à Cologne, avait fixé les objectifs. Que l'Europe puisse se prendre en charge pour agir militairement lorsqu'il y a des crises dans son continent, dans son espace, démontrait une volonté politique. A Helsinki, l'objet est de dire avec quels outils nous allons le faire. Par conséquent, je crois que les chefs d'Etat et de gouvernement vont avoir la possibilité, vendredi, de se mettre d'accord sur ce que nous appelons une " boîte à outils ". C'est-à-dire des outils, des instruments d'action pour commander en cas de crise, c'est-à-dire un conseil politique, représentant les quinze Etats, qui pourra prendre les décisions au jour le jour, en temps réel, assisté d'un comité militaire qui représentera les chefs des armées, les chefs d'état-majors des quinze armées, et un ensemble de forces que nous serons capables de combiner. Ce n'est donc pas une armée européenne au sens où elle n'est pas transnationale.
ANITA HAUSSER
Il n'y a pas de fusion de régiments ?
ALAIN RICHARD
Voilà. Elle n'est pas transnationale. Il s'agit, en réalité, d'une sorte de légo. Il s'agit de faire en sorte que l'ensemble des forces des pays puisse manuvrer ensemble, puisse agir ensemble, puisse s'associer comme nous l'avons déjà fait, depuis quelques années, dans le corps européen : à quatre nations, moyennes ou grandes, plus le Luxembourg. Je crois que c'est un modèle que nous allons développer. Il est d'ailleurs envisageable que le corps européen soit lui-même en mesure, pour la prochaine relève des forces au Kosovo, de prendre le commandement. C'est aussi un symbole que l'Europe commence à pouvoir s'assumer...
ANITA HAUSSER
... se prend en charge elle-même. Mais cette armée européenne, cette force de réaction européenne, comme on doit l'appeler, est-elle calquée sur le modèle de l'OTAN ? Alors, doit-elle se substituer à l'OTAN ?
ALAIN RICHARD
Elle est calquée sur le modèle de l'OTAN dans la mesure où c'est une coalition. Il s'agit de quinze pays qui s'assemblent et qui fournissent chacun leur apport. Ce n'est pas une armée dépendante d'un pouvoir politique transnational. Naturellement, le principe sur lequel nous constituons cela, est que les gouvernements gardent le contrôle de leurs forces armées.
ANITA HAUSSER
Ce n'est pas comme pour la monnaie ?
ALAIN RICHARD
Non, pas pour les années à venir. Si nous voulions brûler les étapes et faire comme si l'Europe était une seule nation, nous nous tromperions. Monsieur Balladur a fait cette erreur dans le passé, or notre objectif est d'avoir quelque chose qui marche. En sorte que, s'il se produit, dans les cinq ans ou sept ans a venir, une crise du type du Kosovo, il importe que nous soyons capables, après avoir pris des décisions politiques en commun - comme ce fut le cas pour le Kosovo - d'en tirer les conséquences les armes à la main, si c'est indispensable, avec des capacités européennes. C'est un peu la description du rapport avec l'Alliance. Dans le cas de crise absolument majeure - déflagration d'un niveau mondial - il va de soi que la référence est l'Alliance atlantique, comme ce fut le cas dans tous les grands conflits. Si, en revanche, il s'agit d'une crise régionale, nous voulons pouvoir agir seuls, nous voulons pouvoir donner le choix aux Américains d'accepter politiquement ce que nous faisons, mais de ne pas s'impliquer, ou bien d'accepter de travailler avec nous. Mais il faut bien dire que dans le cadre du Kosovo, c'était le contraire. A partir du moment où les Européens considéraient comme indispensable d'agir, pour empêcher l'épuration ethnique, ils obligeaient les Américains à intervenir avec eux, parce que sinon, c'était l'échec.
ANITA HAUSSER
Mais qui dit armée commune, dit matériel commun ?
ALAIN RICHARD
Oui, progressivement. Nous pouvons avoir des matériels " interopérables ", comme on le dit dans le jargon militaire, c'est-à-dire être capables d'être commandés ensemble. Mais, également, pour des raisons d'argent, afin de pouvoir, avec les mêmes crédits, avoir un niveau d'équipement et un niveau de performance des forces qui permettent d'obtenir la supériorité : c'est tout de même cela l'enjeu. Il vaut mieux pouvoir unifier progressivement nos programmes d'armement. De nombreuses tentatives sont déjà en cours.
ANITA HAUSSER
Dans le domaine de l'aviation notamment.
ALAIN RICHARD
Dans l'aviation, effectivement. Enfin, il existe deux modèles européens et deux, seulement, d'avions. Nous devrions même essayer de les amener à se rapprocher dans la durée. Il existe des programmes communs en matière de missiles, des programmes communs en matière de frégates, entre les Italiens, partiellement les Britanniques et nous-mêmes. Il existe de nombreux cas. Il faut que nous allions plus loin. Je suggère que, lorsque nous faisons des programmes, à moyen terme, d'équipements de nos forces, comme nous le faisons en France sous le nom de loi de programmation, nous le fassions de façon coordonnée entre Européens.
ANITA HAUSSER
Cela veut-il dire que le prochain porte-avions, le jumeau du Charles de Gaulle, sera ou pourrait être européen ?
ALAIN RICHARD
Cela veut dire, en tout cas, que si nous prenons la décision de construire un second porte-avions - ce qui sera le cas dans les deux ans à venir - pour assurer la permanence de la capacité de projection d'aviation avec un porte-avions, puisque, naturellement, le Charles de Gaulle sera interrompu à peu près un quart de son temps d'activités pour entretien, il faudra que nous cherchions les meilleurs moyens de le faire en combinant nos capacités et en réussissant un effet de série avec le seul partenaire européen qui construira des porte-avions, à savoir la Grande-Bretagne.
ANITA HAUSSER
C'est un peu la France et la Grande-Bretagne qui sont moteurs dans cette affaire ?
ALAIN RICHARD
En tout cas, c'est nous qui mettons le plus de crédits. C'est quand même une leçon qu'il faut rappeler aux Européens. Comme la violence existe de toute façon, comme les crises existent de toute façon, si nous ne nous donnons pas un minimum de moyens pour agir, il ne reste que deux solutions à ce moment-là : ou bien nous laissons la violence l'emporter parce que nous nous déclarons impuissants et nous restons les bras ballants ; ou bien nous levons le doigt en disant : " Madame la super puissance américaine, voulez-vous bien venir faire le ménage à notre place ? " Dans les deux cas, politiquement, ce n'est pas très satisfaisant. Par conséquent, il y a un minimum vital de capacités armées dont a besoin une grande puissance pacifique comme l'Europe.
ANITA HAUSSER
Mais tous les pays européens ne manifestent pas le même enthousiasme pour la création de cette armée ?
ALAIN RICHARD
Cela a été vrai pour tous les projets européens depuis 45 ans. Pourtant, en paraphrasant Galilée : " ça marche ! "
ANITA HAUSSER
Une armée européenne suppose aussi la mise en commun de renseignements. Là, il semble que ce soit un petit peu moins facile ?
ALAIN RICHARD
Si. Il y a des souhaits. Evidemment, ce n'est pas une chose que nous expliquons de façon tonitruante sur les plateaux de télévision. Mais il y a une détermination des pays, du moins ceux qui ont une capacité de renseignements significative, à exploiter ce renseignement en commun et même, en partie, à le recueillir en commun.
ANITA HAUSSER
Alors, dans un premier temps, allez-vous accéder aux demandes des parlementaires français qui voudraient créer des délégations pour mieux contrôler le renseignement français ?
ALAIN RICHARD
C'est effectivement un sujet sur la table. Nous en parlons avec, en particulier, les parlementaires des commissions de la Défense, depuis déjà un bon moment. Nous souhaitons que cela ne soit pas un procédé pour mettre les questions de renseignement sur la place publique car cela est contradictoire. Mais nous souhaitons qu'il y ait un véritable partenariat entre un groupe représentatif de parlementaires qui participent et partagent les impératifs du secret.
ANITA HAUSSER
Merci Monsieur Alain Richard.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 7 janvier 2000)