Tribune de M. Jean-Luc Mélenchon, membre du conseil national du PS, dans "La Nouvelle revue socialiste" de mars 2003 intitulée "Le socialisme au temps du choléra", sur les fondements du socialisme, les perspectives du parti socialiste aujourd'hui dans un contexte de "système globalitaire" et où s'exerce la "tyrannie de la proximité".

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Média : La Nouvelle Revue socialiste

Texte intégral

Un système globalitaire
Avant d'être un Parti et un programme électoral, le socialisme est une révolte contre l'injustice. Elle vient de loin. Mais le mouvement socialiste a tiré la protestation multiséculaire des opprimés hors des limbes confuses des utopies religieuses ou séculière. Il l'a fait en produisant les outils intellectuels qui ont dévoilé les mécanismes à l'oeuvre dans les rapports sociaux produisent l'injustice et l'inégalité. Cette clarification a permis l'invention des remèdes efficaces et le rassemblement de ceux qui voulaient les appliquer. A présent, l'effort pour construire un savoir objectif à propos de la société à laquelle le socialisme s'oppose, est toujours d'actualité. Aujourd'hui pas plus qu'hier on ne peut combattre efficacement ce qu'on ne comprend pas, ni ouvrir une alternative à ce que l'on serait incapable d'identifier.
Nous avons même besoin d'un outil critique très décapant. Car plus que jamais nous sommes inclus de toutes les façons possibles, et pas seulement économiquement, dans le système que nous voulons combattre. Ce point mérite une attention particulière. Nous vivons une époque globalisée à tous points de vue. Les logiques à l'oeuvre en son sein fournissent des normes qui sont en action dans tous les aspects de la vie humaine et jusque dans les détails les plus intimes des comportements individuels. Une telle mise en ligne des règles gouvernant l'infrastructure productive autant que les superstructures non seulement juridiques mais également culturelles et comportementales n'est pas apparue souvent sous une forme aussi achevée dans l'histoire. Certes, on a déjà connu des sociétés ou ordre techniques, ordre sacré ordre culturel et ordre social ont convergé si fortement qu'ils paraissaient indissociables, chacun renforçant l'évidence de l'autre et plus encore le pouvoir de ceux qui en détenait l'autorité. Il leur est arrivé de fonder des empires. Mais dans tous les cas il demeurait aussi un " monde extérieur " à celui de l'empire, obéissant à d'autres règles et parfois aussi à un autre empire. A l'inverse, le nouveau monde globalisé du capitalisme n'a " pas de bord ". Il n'existe plus de nos jours de " monde extérieur " sinon celui des " zones grises ", régions clochardisées en proie à l'anomie que le monde globalisé intègre sans trop d'inconfort dans une fonction de friche humaine. Dés lors, le système percole sans entrave des codes, des valeurs, des usages et des habitus, invariants d'échelle. C'est donc toute l'humanité et toute la réalité humaine individuelle qui s'inscrit dorénavant dans un mécanisme qui l'a happée et la malaxe avec certes plus ou moins d'efficacité mais sans trêve ni relâche.
La critique socialiste, comme pensée ou comme action, doit donc couvrir l'ensemble de ces champs. Elle ne peut se restreindre à l'exclusive confrontation économiciste à quoi semble se résumer ce qui reste de débat public. Je pense ici aux domaines qui ont l'air d'être les plus éloignées de la politique libérale alors qu'ils en forme " l'éco-système "vital , tels que le contenu et la forme de la production et de la consommation culturelle, les habitudes quotidiennes, les normes morales et ainsi de suite. On voit donc quelle victoire a été remportée par l'idéologie dominante lorsqu'elle est parvenue à faire oublier son existence et plus encore son rôle dans la promulgation de toutes les normes . Cette victoire est devenue un triomphe quand elle a été capable par surcroît de rendre loufoque par principe toute prétention à une autre vision du monde. En ce sens, le système est " globalitaire ". Et son axe de déploiement idéologique est la dépolitisation de tous les champs où, de près ou de loin, pourrait être limité le droit du marché à tout annexer et à tout transformer en marchandise. Dépolitiser, cela signifie disqualifier ou rendre impossible le débat et la décision collective en les déclarant sans objet puisqu'ils s'appliqueraient à des domaines où s'exerceraient des " lois naturelles " aussi incontestables dans la réalité sociale que la relativité universelle dans l'univers physique. Mais il n'en est rien et les êtres humains ont une tendance génétique à se mêler de leurs affaires au nom des exigences de leur survie. Le patch de dépolitisation est donc fourni avec l'air qu'on respire au temps du monde globalisé... Il diffuse par le moindre pore de la peau pour diluer toute vision ou action aussi globale que le processus en cours.
La Gauche y a cédé. Elle ne porte plus aucune explication du monde. Ici et là, des incantations rituelles : on constate la mort des idéologies (sans un mot pour la vivace idéologie dominante) et on appelle à l'invention de nouvelles utopie (au nom des nouvelles technologies). C'est le vide d'explication, d'élucidation et d'éducation théorique collective. Dès lors, pour la première fois, les organisations politiques d'extrême droite et les fondamentalistes religieux ne rencontrent plus aucun adversaire sur leur terrain de prédilection. Elles diffusent une vision globale du monde extrêmement construite. Elles peuvent substituer tranquillement à la question sociale la question religieuse ou raciale comme clef d'explication globale des aberration de l'époque et notamment...des aberrations sociales. La harangue morale qui tient lieu de contre-poison n'a naturellement aucune chance d'aboutir. Car contrairement à ce que croient ceux qui y ont recours, l'adhésion au racisme ou au fondamentalisme religieux se présente lui-même comme un point de vue moral d'essence plus élevée. De plus, il prend appui sur des fondamentaux psychologique si instinctifs qu'ils se confondent avec des évidences naturelles pour ceux qui s'y abandonnent.
Dès lors, ce qui n'a pas été appris à l'école ou dans la vie de famille doit l'être sur le terrain ! Comment ? On ne peut dissocier le problème de la doctrine de celui de son apprentissage en tant que savoir concret. Cela vaut autant pour l'illettré qui n'a aucun moyen de mettre en mots sa souffrance sociale que pour le grand esprit trop éloigné des réalités de l'humanité ordinaire. Le problème est formulé dans ces termes depuis l'origine de la gauche.
L'école du mouvement social.
Mes lecteurs, se référant à leur éventuelle pratique personnelle des luttes sociales connaissent la dynamique intellectuelle révolutionnaire de ces luttes (...même lorsqu'elles sont d'essence réformiste) : la compréhension élargie de ce qui est en jeu dans un combat social approfondit la détermination de ceux qui s'y impliquent. C'est une occasion de constater comment les idées deviennent des forces matérielles quand elles sont portées par l'action. Mais, en même temps l'analyse de l'action en cours élargit le contenu de la connaissance pratique. Ainsi, chaque action concrète est en même temps une augmentation du savoir par l'expérience. Le mouvement social est donc une école et il fait école. C'est si vrai qu'il y a souvent un acquis (non-dit) plus grand que le résultat de l'action elle -même : la transformation psychologique et politique de ceux qui l'ont menée. C'est pourquoi non seulement la participation aux luttes mais leur étude et l'analyse des faits sociaux ont été longtemps considérés comme des points de passage obligés dans une formation militante socialiste sérieuse. Et c'est pourquoi aussi la mémoire collective était une fonction essentielle dans les partis de gauche. Mieux, cette " mémoire-savoir " était considéré comme un enjeu collectif pour les larges masses à qui on s'appliquait à la transmettre non seulement dans les meetings et les brochures mais aussi par les paroles des chansons et les commémorations.
L'indifférence actuelle pour la production de cette mémoire collective est une déroute de la pensée de gauche face à une tendance lourde de notre temps. En effet le déclassement de la mémoire est une caractéristique de notre période où l'instantanéité, le " temps réel " sont présenté comme des savoirs objectifs, d'autant plus " vrais " qu'on y accède sans intermédiation. A ce niveau, le savoir ne se distingue pas de l'information. Cela tombe bien car l'information est marchandisée au contraire (pour l'instant) du savoir. Certes, ce voyeurisme radical prend appui sur des tendances spontanées de l'esprit humain. Mais son réinvestissement en norme sociale du savoir authentique est la pierre d'appui d'un large système mental.
Je ne fait qu'évoquer cet aspect qui mériterait bien des lignes de plus. Il me sers à illustrer ce qu'est un effet d'invariance d'échelle dans le fonctionnement globalisant du capitalisme de notre époque. Du macro système qui inclut toute transaction dans l'économie globale à l'individu lambda qui se croit à l'écart de toute politique quand il accomplit quelques fonctions qui lui paraisse banalement humaines, fussent elles purement mentales, un même ensemble de code de fonctionnement ont percolé. La désintermédiation et l'instantanéité s'imposent, voilà la norme. Ici, l'information-pseudo-savoir doit être disponible en format utile pour tous les usages et contenir un noyau dur émotionnel qui lui tienne lieu d'appât et de raison d'être. Son contenu est moins important que l'appétence pour elle de son consommateur, voilà pour le mécanisme. C'est celui qui recrée en toutes circonstances et à tous propos les conditions du marché idéal, reconstruit toute chose en marchandise comme état de perfection et positionne toute personne en situation de consommation. Dans la mesure où les activités cognitives même les plus élémentaires consistent à enregistrer des changements, ce qui vaut pour un cerveau individuel vaut dans la vie collective. Dès lors, la tendance à abolir la " mémoire-savoir " fonctionne surtout comme une façon concrète d'empêcher l'émergence de la pensée critique à l'école de la vie quotidienne. Enfin, le dépérissement de la mémoire fonctionne comme une disqualification du passé particulièrement profitable pour un modèle de révolution économique permanente qui doit sans cesse reformuler les goûts du client consommateur.
On rapprochera de ces constats le culte de la nouveauté qui occupe une très grande place dans la culture devenue spontanée de notre temps. Et c'est aussi le moment de noter la place qu'occupe, dans la publicité et la communication, l'exaltation permanente et omniprésente de la figure du jeune en temps qu'idéal non seulement physique mais comportemental. Ce n'est certainement pas un effet de nostalgie de nos sociétés très largement vieillissantes ni même seulement une course au marché du jeune consommateur. Le jeune, par ce qu'il est présenté comme libre de tout passé qui le conditionne, est promis par la publicité à des jouissances possibles innombrables. Il est dans ce rôle une figure hédoniste emblématique d'un genre radicalement nouveau par opposition à des millénaires de valorisation de l' " ancien " porteur d'expériences et donc de savoirs protecteurs. Naturellement le jeunisme n'est pas une idéologie qui profite aux jeunes mais au système et aux personnes à qui le jeunisme rapporte quelque chose. On peut même dire que le jeunisme de consommation est une idéologie dévastatrice pour les jeunes. D'une part il est producteur d'une incapacité à accepter le statut d'adulte (le " Peter-panisme) vécu comme régressif dans la mesure où il implique des statuts et des choix stables (ce qui tombe bien dans un modèle économique fondé sur la précarité). D'autre part, plus gravement, il est la source d'une frustration douloureuse omniprésente suscitée par l'incapacité à entrer dans les standards de consommation et ceci d'une façon d'autant plus terrible que c'est la jeunesse qui subit en première ligne tous les effets de précarité spécifique du modèle actuel.
La tyrannie de la proximité.
Auparavant, la pratique de la mémoire politique s'appliquait aussi à l'examen critique du résultat pratique de la mise en oeuvre des résolutions de congrès et des consignes d'action du Parti. Aujourd'hui il faut bien constater qu'une telle exigence serait considérée comme une attaque personnelle. Au demeurant, sauf au Parti Socialiste, de nombreuses personnes ne considèrent pas qu'un document de congrès soit un guide pour l'action. Souvent (sauf au parti socialiste) elles ne les lisent pas, même si elles les votent. En effet, le plus souvent leur confiance va pour l'essentiel à la personne même des chefs. Eventuellement à la façon dont ils disent les choses (plutôt qu'à ce qu'ils disent réellement), et plus encore à ce qui se dit d'eux (dans la mesure où, pensent-ils, c'est ce que la grande masse des gens va croire). Telle est la mentalité d'audimat. Paradoxalement elle frappe d'autant plus profondément que les gens sont sincèrement engagés pour leur conviction. En effet le quidam lambda n'attache pas du tout une telle importance à ce que pensent les autres. En ce sens son point de vue est plus libre, et donc souvent plus lucide que celui des malheureux qui se mettent à la remorque des marchands de communication. Notons que ces derniers, de leur côté, ne se soucient nullement de ce qui doit être dit mais seulement de ce qui va en être dit ! Les militants ronchonnent, mais ils suivent. Ils ont été persuadé que l'impact des mass-média est quasiment imparable. Ils ignorent la force autrement plus grande qu'avaient dans le passé la tradition et les grands appareils idéologiques. Ils sous-estiment leur propre capacité à être un média de conviction, ils ignorent tout de la pédagogie par la lutte, ils croient sincèrement que ce sont " les gens " spontanément qui vont produire la demande sociale juste et le sens de l'action. Ils sont d'autant plus enclins à croire tout cela qu'il n'ont eux-mêmes reçu pratiquement aucune formation politique et théorique, qu'ils ont été dressés à se méfier " des idéologies " dans des partis qui, chacun pour leur raison, ont décidé de se passer de mémoire. Le résultat est connu. Des partis politiques , à l'extérieur, deux choses sont connues de tous: leur nom, celui de leur chef.
Cette réduction à peine caricaturale, amplifiée en France par le régime gothique de la Vème République, me permet de souligner un fait qui n'est pas à la marge du processus de dépolitisation diffusé par la vie ordinaire au temps de la globalisation. Il s'agit de la personnalisation de la politique. Celle-ci a son corollaire et ce n'est pas un paradoxe: la dépolitisation des personnes impliquée sur la scène politique. L'origine du phénomène et sa prégnance n'est pas dans la fatuité des personnes qui acceptent cette logique, même s'il est clair que l'effet de système est dorénavant assez puissant pour sélectionner des personnalités suffisamment nombrilistes pour être à l'aise avec cette pratique de la politique au point de la faire paraître imprévue et spontanée. C'est à une véritable tyrannie de l'intimité qu'est soumis l'espace public. L'idéologie dominante affirme que seule la proximité révèle ce qui est authentique. S'agissant d'une personne son authenticité ne sera pas donc pas dans ce qu'elle dit puisque ce sera à coup sur de la langue de bois consacrée à présenter un programme que personne en tout état de cause n'appliquera jamais puisqu'en fait une seule politique est possible. L'authenticité, ce qui distinguera réellement deux candidats ce sera les aspects privés de leur personnalité : leurs loisirs, leur animaux domestiques, leur couple. Evidemment cela peut ne pas suffire à toucher du doigt ce que sont vraiment les gens. On peu même dire que ce qu'il y a de plus vrai en eux est ce qu'ils voudront le mieux cacher, n'est ce pas ? Il apparaît donc que ce sont leurs mensonges qui nous en diront le plus à propos de leur vérité. La chasse au mensonge privé du candidat n'exprime pas seulement une réduction, bienvenue pour le système, de toute la politique au niveau du voyeurisme de caniveau mais entreprend une véritable reconstruction de l'espace public à partir des valeurs privées. Proximité et intimité sont les deux vecteurs d'une dépolitisation active de la politique.
Un réformisme socialiste radical
Bien sur, on connaît l'effroyable perversion que peut engendrer la prétention d'adosser un projet politique sur un savoir objectif. Le socialisme prétendument scientifique des instituts spécialisés de l'état soviétique en a fourni une lamentable démonstration. Mais à l'inverse, a-t-on pesé le coût du renoncement à inscrire la pensée et l'action socialiste dans une analyse globale des mécanisme de la société qu'il prétend combattre ? Je l'ai dit à ceux des socialistes qui se réclament du réformisme contre les dangers d'une orientation révolutionnaire pour notre parti. Je n'ai pas l'intention ici d'entrer dans le débat sur le bien fondé d'une telle crainte et je ne sur-évalue pas la réalité des frayeurs éprouvées par ceux qui ont choisi cette rhétorique. Cependant j'y vois un signe désolant supplémentaire de la désinvolture devenue ordinaire à l'égard des questions théoriques et des exigences de cohérence de la pensée. Car précisément le réformisme en tant que stratégie d'action est en crise profonde. En quoi consiste une stratégie réformiste dans les nouvelles conditions de notre époque ? Voilà l'enjeu réel des débats. En effet le Parti Socialiste affirme que le capitalisme est entré dans un nouvel âge. Le contexte actuel est celui de la domination sans partage du capital transnational sur toute l'économie humaine. Cela soulève des milliers de questions nouvelles dans tous les domaines. Et parmi celles-ci l'obligation d'avoir à reformuler les stratégies et les méthodes de combat du passé. Certes, face au capitalisme du 19 ème siècle, les rapports de force s'organisaient dans le cadre de l'Etat-Nation. Il pouvaient déboucher sur de la Loi ou du contrat, négociés et surveillés. Mais comment pratiquer aujourd'hui face à un adversaire pour qui les frontières ne sont plus rien et qui est devenu quasi insaisissable? Le capitalisme de notre époque ne fonctionne qu'à la stricte condition de n'être jamais contraint à subir les règles fixée par une régulation collective. Il est donc devenu très intrinsèquement contre-réformiste.
Dans ces conditions, le réformisme est une incantation aussi creuse que la vulgate révolutionnaire. Bref, pour réformer ce capitalisme, il faut lui appliquer les méthodes qui étaient considérées comme l'apanage des révolutionnaires : mobilisations hors parlement, actions hors la loi, rapports de force et parfois même violences. Ne limitons pas ce constat à l'anecdote. En fait, sur le terrain, on voit que la première force révolutionnaire en action dans le monde, sans jeu de mots, est le capitalisme lui-même. Il bouleverse sans cesse plus profondément la base matérielles de la production et des échanges dans tous les pays et dans toutes les formes de société. Partout il contraint à des renversement spectaculaires de normes juridiques en même temps qu'il obtient par ses industries culturelles le changement de fond en comble des habitudes quotidiennes les plus intimes des gens en matière de cuisine, de mode vestimentaires, de musique et même de pratiques sexuelles ! Devant un tel tourbillon, l'enfermement du débat à gauche dans le choix entre réforme et révolution serait lunaire. La question décisive est celle des normes auxquelles les citoyens entendent soumettre le développement de la société dont ils sont membres. Cette définition laisse ouvert le choix des moyens à appliquer pour en obtenir la mise en application. Car ce qui décide, ce ne sont pas d'abstraites élucubrations sur les modèles de stratégie d'action mais la nature des obstacles rencontrés en chemin, le rapport de force, le niveau de mobilisation citoyenne. Sur certains cas il faut être consensuel, sur d'autre réformiste, sur d'aucuns fermement révolutionnaire. Mais seule la compréhension théorique de la mutation qualitative qu'a connu le capitalisme contemporain permet de comprendre à la fois pourquoi certains débats sont dépassés et quelles difficultés nous devons réellement affronter. On ne dira rien de censé et d'utile sur le socialisme du nouveau millénaire sans le corréler à l'analyse du capitalisme auquel nous sommes confrontés. Encore faut-il admettre cette confrontation. Et si on le fait alors autant reconnaître que puisque le capitalisme n'est pas un horizon indépassable c'est qu'on doit pouvoir le dépasser et, donc, qu'il est légitime de commencer à le faire en organisant les ruptures plutôt que les continuités avec ses logiques.
En ce sens, ce qui est à l'ordre du jour c'est un " réformisme socialiste radical ". Réformisme, parce qu'il fait avancer la transformation par étape et par secteur en sachant que jamais ne sont réunies les conditions de tout changer d'un coup et partout (à supposer que ce soit souhaitable). Socialiste parce que nous partons du constat que c'est dans le rapport social entre capital et travail que se noue le coeur des questions posée à toute la société. C'est dans ce rapport social que se joue la réponse au défi de la juste répartition des richesse. C'est là que se réglera la mise en oeuvre des solutions concrètes, techniques et culturelles à l'impasse écologique du mode de production. C'est là que se construit la nature du lien sociétal entre les individus donc leur humanité réelle. C'est là enfin que se mesure la valeur du travail humain c'est à dire de son contenu, de son organisation et de son utilité sociale. En fait que veut le socialisme ? La maîtrise collective consciente du lien social. En cela le socialisme part de ce qu'il y a de plus humain dans l'humanité. Son réformisme doit être radical parce qu'il se donne pour objectif de changer les données de base du système là où il le réforme et il en modifie donc totalement la norme interne comme le mode de développement. Radical aussi par ses méthodes d'action puisqu'il prend, essentiellement appui sur l'intervention permanente de la société dans ses propres affaires sans réduire l'action politique au choix d'un bulletin de vote le jour de l'élection. Le réformisme radical des socialiste agit dans le cadre d'une démocratie de délégation. Mais il pratique au quotidien la démocratie participative la plus étendue, s'efforce d'élever sans cesse le niveau de conscience et d'activité politique des citoyens non pour qu'ils arbitrent seulement leurs différents mais pour qu'ils définissent l'intérêt général.
Révolution morale et culturelle
Il est important de rappeler que le socialisme moderne ne se présente pas dans l'histoire comme une utopie inventée dans un colloque savant ou délirant. Il prétend accomplir la libération des tendances positives que contient le potentiel humain parvenu au point de maîtrise des sciences et des techniques auquel il se trouve, alors que la forme capitaliste actuelle du développement réduit ce potentiel à ses seules capacités de dégager du profit et à tout transformer en marchandises. Le socialisme est donc la protestation concrète contre la réduction du potentiel humain et des valeurs de la société aux seules dimensions de la production marchande et de l'accumulation. Le socialisme ne concerne donc pas d'abord les forces productives mais les êtres humains. Son projet inclus donc le développement de toutes sortes d'aspect de la réalité humaine non mesurable et d'autant plus humain qu'ils sont gratuits et ne font appel à aucun des ressorts culturels de la société actuelles comme l'altruisme, le don, la non compensation. C'est la raison pour laquelle, l'expérience ayant montré l'impossibilité de planifier consciemment, effectivement et globalement les systèmes productifs complexes le mode de gouvernement socialiste doit agir par objectif de progrès dans le développement humain de la société mesuré par des indicateurs du type de ceux mis au point par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Ainsi le socialisme fait entrer la délibération collective comme outil exclusif de la décision concernant la vie de la société et pour l'édiction des normes qui la gouverne. Un mot décrit cette articulation du projet socialiste entre la lutte quotidienne pour une autre répartition des richesses, une autre organisation civique et une autre prise en compte de l'humanité des être humain, c'est celui d'émancipation, celle de la société et celle des personnes. Parce que son projet n'est pas une utopie mais un accomplissement, l'émergence et l'accomplissement du projet socialiste repose sur le mouvement réel de la population et sur ses aspirations les plus profondes.
Il faut donc définitivement renoncer aux visions dans lesquelles le Parti Socialiste devrait " améliorer son offre " pour regagner " l'audience " des " couches populaires " et autre jargonnage de bazar qui tienne lieu de stratégie à quelques esprits égarés dans la transposition du vocabulaire des marchands dans un domaine qui n'est pas le sien. Il est bien plus simple de partir de l'évidence sociologique qui fourni au projet socialiste contemporain la plus large base sociale dont il a jamais pu disposer dans l'histoire. En effet la quasi totalité de la population active est sous statut salarial, l'écrasante majorité est ouvrière ou employée et la quasi totalité de la population vit en milieu urbain ou rurbain.
Par son niveau de revenu, son rapport à la propriété des moyens de production (pensons aux interminables débats du passé sur l'alliance des ouvriers avec les paysans et les petits artisans), ses conditions culturelles de vie urbaine, jamais cette population n'a eu autant d'homogénéité. De même les valeurs auxquelles elle se réfère in fine forme le substrat d'une hégémonie culturelle progressiste extraordinairement large. Trois d'entre elles constitue les moteurs les plus puissants pour engager l'action, tenir un cap et gagner une participation consciente croissante des citoyens à l'action de transformation. Elles peuvent produire un mélange particulièrement détonnant.
La première est l'aspiration de l'individu à être une personne libre.
Cela ne concerne pas forcément ce que l'on entend à ce sujet d'habitude. Il s'agit ici du refus de la condition humiliée de celui ou celle qui doit subir au travail ou ailleurs l'arbitraire d'une autre personne sans pouvoir réagir, l'impossibilité de décider pour les affaires vous concerne personnellement et la dépendance conditionnelle pour accéder à ses ressources. Cette révolte commence contre la souffrance au travail, l'angoisse devant la précarité matérielle et affective, la peur devant l'avenir plus lointain où l'on sera encore plus dépendant à cause de l'âge ou de l'usure. Elle se prolonge dans toute les circonstances où se manifeste un contrôle social ségrégatif. Mais faute de mise en mots politique elle est largement inhibée. Son contenu est donc déformé et n'accède pas forcément à la conscience claire de ceux qu'elle concerne. Mais les médecins qui ont à connaître des ravages du stress, les travailleurs sociaux qui ont à accompagner l'auto-déchéance approchent la maigre part des symptômes émergés d'un mal vivre qui frappe des millions de personnes de la manière la plus radicalement politique qui soit. Le phénomène marque bien plus massivement le bas de l'échelle des revenus que le haut. Mais il n'en est pas moins vrai qu'il frappe transversalement révélant l'étendue de l'inhumanité physique et psychologique des conditions de travail de notre temps là où d'aucuns prétendent que régnerait la décontraction générale en col blanc. Le goût de la liberté ne renvoie donc pas à un hédonisme de fin de sieste mais à une exigence qui pour être très intimement inscrite dans la chair de ceux qui l'éprouvent n'en est pas moins très hautement liée à une philosophie spontanée concernant le statut d'être humain.
La seconde aspiration essentielle concerne l'égalité.
L'égalité au sens de la justice sociale fondée sur le sentiment de la communauté de fait que formerait l'humanité. L'interdépendance de la vie en ville a décuplé ce sentiment. Je n'insiste pas sur sa dimension sociale. Je veut cependant pointer sa portée morale. L'aspiration à l'égalité produit en effet ses présupposés et ses conséquences c'est à dire notamment un système de normes morales applicables à des dizaines de sujets dont elle semble d'abord très éloigné. Hors les êtres humains étant des individus sociaux conscients, ils sont donc aussi des individus moraux. C'est à dire qu'il ne peuvent pas agir sans que le sens de leurs actes prennent à leurs propres yeux une signification positive ou négative dans tous les domaines et d'abord dans le domaine de la relation aux autres. Et la condition nécessaire, même si elle n'est pas suffisante, de la qualité de cette relation est dans la conformité à la norme du bien, du bon et même du beau. De cette qualité se tire ensuite le regard que l'on voit porté sur soi avec toute la charge fondatrice qu'il contient comme on le sait ! L'idée que tout se vaut du moment que nul n'en pâti est un préjugé socialement typée : il concerne les hommes, blancs et riches qui peuvent en assumer le risque. La masse des braves gens, honnêtes au sens de la bonté ou de la sincérité, est au contraire préoccupée de normes à vivre et à transmettre qui assurent une part de bonheur individuel et collectif aussi étendue que possible ce qui est bien délicat à trouver puisque non achetable. C'est pourquoi la morale de l'égalité et de la justice sociale est un ressort d'action extrêmement puissant pour la mise en oeuvre d'une société de développement humain.
La troisième certitude muette proteste contre la négation permanente que lui oppose la norme de vie sous l'empire libéral : elle postule que la solidarité est plus efficace que la compétition pour organiser des rapports humains stables et protecteurs.
On pourrait ici par clin d'oeil parler d'une mémoire de l'espèce tant il est certain que l'évolution a du clairement sélectionner les individus capables d'altruisme pour qu'un mammifère aussi démuni et peu nombreux ait réussi à coloniser toute la planète et à soumettre tout ce qui s'y trouve ! De là se déduit que la fraternité au sens d'altruisme accompli est une forme de lien social désirable, qu'on doit chercher à l'étendre et qu'on doit combattre ce qui s'y oppose. Il renvoie aussi au désir de douceur d'une société gavée de violences réelles et de spectacles incessant de violences encore plus répugnantes produit à la chaîne par les industries de l'information et de la culture. Reste que la protestation sécuritaire, mille fois cultivée par la droite, ne débouche pas seulement sur une demande de policier devant chaque cage d'escalier. Elle réclame une vie " vivable " définie pour l'instant par son contraire. Mais c'est le contenu humain de cette formule qui est progressiste au sens ou il suppose une qualité des relations entre les personnes d'un plus haut niveau d'humanité et donc débarrassé de la violence perpétuelle des relations sociales de notre temps.
Je résume. Le projet socialiste de notre siècle n'est pas à injecter de l'extérieur mais à accoucher à partir des aspirations populaires, notamment morales, à la liberté, à l'égalité et à la fraternité telle qu'elles résultent des conditions de vie de plus en plus homogène des français. Le socialisme doit accomplir la République.
(source http://www.nouveau-monde.info, le 26 mars 2003)