Interview de M. Luc Ferry, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, à Europe 1 le 10 juillet 2003, sur les résultats du baccalauréat 2003, le projet de budget 2004 de son ministère et le grand débat national sur l'école et les métiers d'enseignant souhaité par M. Jacques Chirac, Président de la République.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

Jean-Pierre Elkabbach .- Voici les résultats du Bac 2003. Est-ce que l'on peut déjà vous demander quelle est la tendance marquante ? Combien y a-t-il de reçus en 2003 ?
Luc Ferry .- "Je vais vous décevoir : c'est un Bac qui est très stable. C'est un bon Bac, avec une légère augmentation et de légers progrès dans le domaine des séries générales, notamment de la série S, scientifique, dont on a beaucoup parlé parce qu'il y avait eu une épreuve de mathématiques qui s'était passée un peu..."
De géométrie spatiale !
- "Voilà, sur le fameux tétraèdre. Je peux vous dire que les résultats sont plutôt meilleurs que l'année dernière dans cette série, et notamment dans l'épreuve de mathématiques. En revanche, ce qui est un peu dommage et qui me fait de la peine, c'est qu'on a un petit tassement des séries technologiques et professionnelles, avec des résultats un petit peu moins bons dans ces séries-là que l'année dernière, alors que ce sont des séries - il faut le rappeler - qui constituent un peu plus de la moitié, en fait, des baccalauréats. Ce sont des séries très importantes. Et c'est vrai que là, on a un tout petit peu tassement. Mais au total, c'est un bon Bac, qui n'a pas été bradé. Il aura tout à fait la même valeur que les autres Bac et, contrairement à ce que disaient certains, cela s'est finalement très bien passé."
C'est autour de combien ?
- "C'est autour de 80 %, comme d'habitude. Depuis dix ans, on est à un ou deux points, toujours autour de 80 %. C'est d'ailleurs pour cela que l'on dit que cela stagne. 80 % de reçus parmi les candidats, mais il faut savoir que cela représente à peu près 60 % d'une classe d'âge."
Et pas les 80 %, comme disait J.-P. Chevènement...
- "Absolument. C'était l'objectif qui avait fixé par la loi d'orientation et par J.-P. Chevènement, il y a vingt ans, qui n'a jamais été atteint. On est toujours en période de stagnation. D'où la question qu'il faudra se poser, peut-être d'ailleurs au cours du grand débat sur l'école l'année prochaine, qui est de savoir si cet objectif de 80 % au baccalauréat pour l'ensemble d'une classe d'âge est bien formulé. Ne faudrait-il pas qu'on réfléchisse à la question de savoir si l'objectif n'est pas, indépendamment de la question du Bac, de donner une formation, une qualification suffisante à chaque élève pour qu'il puisse réussir quelque chose."
Donc l'alternance ou l'alternative très tôt, pour la qualification et la formation...
- "Pas seulement mais aussi, c'est-à-dire une vraie diversification des parcours, notamment au collège, pour les élèves. Parce que l'objectif est, au fond, que chaque élève réussisse quelque chose, qu'il trouve sa vocation, Baccalauréat ou non. On peut avoir comme objectif 100 % d'élèves au Baccalauréat, c'est très bien. Mais ce qui est encore mieux, c'est de donner une formation suffisante à tout le monde et de permettre à chacun de réussir quelque chose..."
Donc, les meilleures séries, c'est d'abord S, scientifiques et maths, alors qu'on avait prétendu que le sujet d'examen dépassait le niveau moyen... Et les autres sections ?
- "Pour les autres sections, on est un petit peu, vraisemblablement, en augmentation, dans les séries générales, c'est-à-dire la série littéraire et la série ES, les sciences économiques et sociales. Donc, de ce côté-là, les choses vont bien. Mais comme je vous le disais, en techno et en pro, c'est un petit peu moins bien. Mais ce sont de très petites variations. Et je voudrais en profiter, si vous le permettez, pour remercier les professeurs, parce que c'est quand même grâce à eux que ce Bac s'est bien passé, et même très bien passé, alors que certains les invitaient à boycotter les examens ou à prendre les élèves en otages. Je pense que c'est une très bonne nouvelle."
Donc, ils ont fait à la fois leur travail de pour les examens et leur travail de formation et de préparation...
- "Absolument, alors que c'était un Bac difficile à faire passer. Il y avait beaucoup de menaces, beaucoup de pression, il y a eu ce petit pépin sur l'épreuve de maths qui a été corrigé très tôt par le ministère, parce que l'inspection générale a appelé tous les correcteurs de mathématiques, non pas du tout, comme on l'a dit, pour leur donner des consignes de clémence, mais pour leur donner un barème national et pour faire en sorte qu'aucun élève ne soit pénalisé, c'est-à-dire qu'il y ait une équité entre les jurys et les correcteurs."
Les professeurs ne se sont montrés ni vindicatifs ni sévères ?
- "Et c'est d'autant plus admirable que je sais très bien, j'ai parfaitement conscience, que le conflit n'est pas terminé, que les problèmes ne sont pas réglés et qu'ils partent pour beaucoup en vacances, en se disant qu'on va se retrouver, non pas à la récré comme disent les enfants, mais qu'on va se retrouver à la rentrée. Et je trouve donc que c'est d'autant plus admirable de leur part d'avoir bien fait leur travail, ce dont d'ailleurs je ne doutais pas... Et puis je voudrais remercier les chefs d'établissement, qui ont une vie parfois d'enfer, depuis un mois et demi, et qui on fait aussi un boulot absolument formidable. Cela fait quand même très plaisir."
Qui ne remerciez-vous pas ?
- "Vous, par exemple ! Mais attendez, peut-être le ferai-je tout à l'heure !"
Le Bac Ferry-Darcos 2003, c'est quelle mention ?
- "C'est un très bon Bac, parce qu'il n'a pas été bradé et les résultats sont plutôt, au total, un petit peu supérieurs à l'année dernière."
Mais c'est un Bac si particulier... Est-ce qu'il a été généreux, charitable, indulgent ?
- "Non, sinon il serait bradé. Encore une fois, les jurys sont souverains. Et honnêtement, croyez-vous que le ministre a véritablement de l'influence ou du pouvoir sur les professeurs ? Franchement, si c'était le cas, cela se saurait, cela se serait vu !"
Plus de 80 % de candidats reçus au Bac. Comment éviter d'en transformer la majorité en futurs chômeurs ?
- "C'est un vrai problème. D'abord, il faut rappeler que le Bac est quand même le ticket d'entrée à l'université. Comme vous le savez, je n'ai jamais voulu instaurer une sélection à l'université. Donc, déjà, tous ceux qui passent le Baccalauréat, vont pouvoir trouver une place à l'université s'ils le souhaitent. Mais il faut rappeler une chose : c'est que les bacheliers technologiques et les bacheliers professionnels, il faut que nous fassions un très gros effort pour les accueillir dans des filières qui leur correspondent et ne pas envoyer de force au casse-pipe, dans des filières générales où l'on sait qu'ils vont avoir de grandes difficultés. Donc ce problème d'orientation est crucial pour que votre question trouve une bonne réponse."
A quel endroit avez-vous peut-être pléthore de candidats ?
- "Il y a toujours des filières qui sont saturées. Ce sont les filières d'éducation physique et sportive, la formation des professeurs d'EPS. Il faut que les élèves et les étudiants sachent que ce sont des filières qui sont sursaturées. On peut y aller, mais c'est à ses risques et périls..."
Est-ce que les académies, où les mouvements de grève ont été les plus durs, ont obtenu de moins bons résultats ?
- "Non, il n'y a pas de variations significatives en termes de là où les conflits sociaux ont été très forts ; il y aurait des mauvaises notes. Non, personne n'a manifestement été pénalisé par ces conflits. Et j'en suis évidemment ravi."
Le Premier ministre, J.-P. Raffarin, répète - cela doit vous faire plaisir, si vous le croyez ! - que L. Ferry reste, qu'il prépare la rentrée 2003. Comment allez-vous faire pour renouer le dialogue avec les enseignants ? Comment épurer un contentieux qui demeure et que vous avez vous-même reconnu tout à l'heure ?
- "Il faut en effet ouvrir un grand débat sur les missions de l'école et sur le métier d'enseignant. Je voudrais que ce grand débat ait lieu bien sûr avec les enseignants, mais aussi avec l'ensemble de la nation, et qu'il porte sur les vrais sujets. Les vrais sujets, ce n'est pas seulement les retraites. Les vrais sujets, c'est, quand vous regardez ce que disent les enseignants eux-mêmes - et on a toutes sortes d'enquêtes sur le sujet - : 1/ c'est l'hétérogénéité des classes ; 2/ c'est les questions de discipline, d'autorité, de motivation des élèves, de passion ou de manque de passion des élèves pour la culture scolaire ; 3/ c'est l'échec scolaire face auquel nombre d'enseignants se sentent impuissants ; et c'est évidemment aussi des questions comme le statut des valeurs de la laïcité, de la République au sein de l'école ; c'est aussi la question de la scolarité obligatoire... Toutes ces questions-là, il faut que nous les abordions ensemble. Il est très difficile d'organiser un débat avec plusieurs millions de personnes et que ce débat soit crédible. Nous travaillons, avec X. Darcos, avec les organisations syndicales, pour faire en sorte que l'on trouve des modalités d'organisation de ce débat, qui soit parfaitement crédibles."
C'est-à-dire qu'il n'y aura pas simplement des discussions entre vous et les syndicats ou entre vous et les parlementaires, députés et sénateurs, mais vous voulez dire : le pays ?
- "Tout entier. Les parents, les chefs d'entreprises, bien sûr les enseignants, et tous ceux qui s'intéressent à l'école. Et je crois aussi que ce débat - c'est une idée à laquelle le Premier ministre tient beaucoup, il a tout à fait raison - doit commencer par l'élaboration d'un diagnostic partagé sur l'école. Quel est l'état de l'école ? Qu'est-ce que l'on a formidablement bien réussi ? Il y a des choses que l'on a magnifiquement réussies, il y a des idées extraordinaires sur le terrain qu'il faut valoriser - par exemple, les classes en alternance [...]. Et puis, il y a des difficultés, celles que je viens d'évoquer, dont il faut aussi parler."
Le président de la République veut donc un grand débat national sur l'école et les métiers d'enseignant, un peu à la manière de Mao, que "mille fleurs s'épanouissent..".
- "On va peut-être éviter ce modèle ! [...] Mais c'est en effet l'idée : c'est un vrai débat. Et je voudrais faire en sorte que ceux qui participent à ce débat soient certains que le dépouillement est objectif et que leur participation aura eu un sens."
A 10h00, ce matin, X. Darcos et vous, avez rendez-vous à Matignon pour une des premières et nombreuses réunions d'arbitrage sur le budget 2004, avec J.-P. Raffarin et A. Lambert, la terreur des ministres dépensiers. Vous allez sans doute lui demander plus de moyens. Qu'allez-vous obtenir et qu'est-ce que vous êtes prêts à sacrifier ou à lâcher ?
- "Je suis dans une position simple et claire : il y a une augmentation démographique très nette dans le premier degré et il faut qu'on en tienne compte. De l'autre côté, il est clair que l'on a une légère baisse démographique, qui a été plus forte depuis des années, dans le second degré. Donc, je pense qu'il faut tenir compte de ces données. Et puis, évidemment, comme tout ministre de l'Education nationale, je me battrai pour faire en sorte qu'on parvienne à un compromis qui nous permette de travailler dans de bonnes conditions à la rentrée."
On remplace un sur deux qui partent en retraite ?
- "A l'Education nationale, c'est totalement impossible. C'est techniquement impossible et, en plus, ce serait injuste, puisqu'il y a des secteurs de la fonction publique où il y a beaucoup moins de départs à la retraite que chez nous. Nous, on a une augmentation massive de départs à la retraite sur les deux ou trois ans qui viennent. Ce serait donc injuste, en terme d'équité, par rapport à la fonction publique, si on appliquait cette règle à l'Education nationale. Donc, on ne l'appliquera pas. Après, il faut évidemment trouver un compromis avec mon collègue A. Lambert, que d'abord j'aime beaucoup, et ensuite, dont je suis convaincu que malheureusement, sur le fond, il a raison... On est dans une situation budgétaire difficile, il faut que l'on soit en effet dans une discipline budgétaire et, en même temps, il faut que ce système Education nationale ait les moyens de fonctionner."
Et les 80 millions d'euros que vous aviez dégelés et annoncés aux syndicats, lorsque vous négociez avec N. Sarkozy ? Qui va en profiter ?
- "Oui, c'est une bonne nouvelle. Comme je m'y suis engagé, je donnerai la réponse aux syndicats dès que les arbitrages budgétaires seront rendus. En gros, il y aura évidemment des crédits de formation, qui ont été un peu malmenés cette année. Et il y aura aussi une partie de cette somme d'argent qui sera consacrée aux remplacements des emplois-jeunes par des assistants d'éducation, pour faciliter et accélérer le remplacement des emplois-jeunes, notamment dans les écoles primaires."
Je ne peux pas laisser partir le ministre de l'Education sans lui dire que le Festival d'Aix vient de fermer, après les Francofolies et peut-être Avignon. Comment se fait-il que dans les villes de festival, il y ait, aux côtés des intermittents, autant d'enseignants ?
- "D'abord, c'est vrai qu'on me dit que ce sont souvent les mêmes personnes qu'on retrouve dans les manifestations enseignantes et chez les intermittents du spectacle. Mais si quelqu'un réussit à faire croire que J.-J. Aillagon n'est pas un grand défenseur de la culture, c'est vraiment que l'on est dans un pays où les choses vont très mal. Parce qu'il est évident que ce ministre fait un travail formidable, c'est évident qu'il est aux côtés des artistes, c'est évident que c'est un passionné de culture... Même J. Lang lui rend hommage, alors qu'il n'est pas tendre avec le Gouvernement actuel."
Avec vous ?
- "Oui, mais pas seulement. Et donc, je pense qu'il faut absolument soutenir J.-J. Aillagon dans ce combat et qu'évidemment, on a affaire à un ministre qui est passionné de culture, qui aime la culture, qui [la] défend."
C'est mauvais pour la culture - je ne parle pas de l'économie -, ce qui est en train de se passer ?
- "Mais évidemment ! Comment voulez-vous que ce soit bon que soit annulé un festival comme celui d'Aix, aussi formidable, aussi important, pour lequel des gens ont retenu des places depuis des mois et des mois ? C'est un désastre évidemment. Cela fait de la peine."
La période de bizutage est terminée pour vous... Même si elle laisse des traces, est-ce que vous allez en ressortir plus blindé pour la rentrée ?
- "Vous connaissez la phrase d'un ancien Président : "Tout ce qui ne vous tue pas vous rend fort", qu'il avait prise..."
A Nietzsche...
- "Pas seulement, c'est même plus ancien, cela vient du XVIIème siècle ! Eh bien, je crois que cette phrase, hélas, vaut aussi pour le ministre de l'Education nationale."
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 10 juillet 2003)