Interviews de M. Luc Ferry, ministre de l'éducation nationale et de la recherche, à Europe 1 le 22 avril 2003 et à France 2 le 24 avril 2003, sur les réformes de l'éducation nationale, notamment la lutte contre l'illettrisme et la décentralisation.

Prononcé le

Média : Europe 1 - France 2 - Télévision

Texte intégral

J.-P. Elkabbach - Petit livre bleu, blanc, rouge, adressé gratuitement à 800.000 enseignants pour lancer, à Paris et en région, à coup de forums, le grand débat du Parlement sur l'éducation, voici L. Ferry. Bonjour !
- "Bonjour !"
Le système de l'éducation connaît des succès et un certain nombre de pannes, on va voir lesquelles, et quelle réforme vous proposez à votre tour. Mais aujourd'hui l'école doit faire face à de nouvelles épreuves : violences, communautarisme, racisme, montée des religions - vous l'écrivez. Est-ce que vous confirmez ce matin votre hostilité à tout signe distinctif de pratiques religieuses, y compris la kippa, le voile, le foulard etc ?
- "A titre personnel, oui. Je trouve que l'idéal ce serait qu'il n'y ait aucun signe religieux à l'école. Maintenant, il faut savoir une chose : c'est que la loi française permet des insignes, je dirais, "mineurs", quand il n'y a pas ce qu'on appelle de prosélytisme, quand il n'y a pas d'affichage arrogant. On peut en discuter mais, en tout cas, le Conseil d'Etat a fait un arrêt qui est célèbre maintenant, permettant tout de même - c'est important il faut le rappeler, parce qu'on parle souvent de cet arrêt du conseil d'Etat sur le foulard sans l'avoir lu - aux chefs d'établissement d'interdire tout port de signes religieux à l'école, quand il y a trouble à l'ordre public ou quand il y a des conflits."
Mais est-ce que ce n'est pas facile ? Le dernier mot qui devrait revenir au politique, vous le laissez avec de lourdes responsabilités aux proviseurs, aux chefs d'établissements scolaires ?
- "C'est ce que disent certains. Certains disent c'est un peu lâche, parce qu'on laisse les proviseurs se débrouiller. Il faut quand même savoir que les proviseurs sont des représentants de l'Etat, ce n'est pas n'importe qui, ce sont des représentants du ministère, du ministre et donc je pense qu'ils ont à assumer aussi cette responsabilité, que ce n'est pas forcément une mauvaise chose que ce soit eux qui l'assument."
Est-ce que la République doit, à l'école, au lycée, à l'université se montrer intransigeante sur ces points ou plutôt souple et vraiment s'adapter ?
- "Non, on confond deux choses. Il y a le problème des adultes, des enseignants. Pour eux, tout port d'insignes religieux est interdit, c'est totalement interdit pour les enseignants. Maintenant il y a une tradition qui remonte au XIXème siècle, dans la tradition du droit français, qui autorise donc le port d'une petite croix ou d'un petit insigne religieux. Est-ce qu'il faut aller jusqu'à l'interdire, c'est une question qui est posée. Personnellement, je serais pour qu'on respecte simplement l'arrêt du conseil d'Etat, je crois que c'est une bonne chose."

Est-ce que vous seriez favorable, vous, à une loi sur la laïcité, qui engloberait l'ensemble de ces problèmes qui montent aujourd'hui ?
- "Je proposerai au Parlement l'année prochaine - un premier jalon, d'ailleurs, sera déjà au mois de juin - une révision de la loi d'orientation de 89. Et je pense qu'en effet, dans la révision de la loi d'orientation de 89, ce sera une très bonne occasion de reprendre ce débat et d'inscrire en effet la laïcité dans la loi. Elle l'est déjà, me direz-vous ; mais on peut l'inscrire autrement, parce que la laïcité elle a aujourd'hui de nouveaux défis à affronter - les défis des communautarismes en particulier -, qui se posent de façon nouvelle. Ce sera donc une très bonne occasion, avec la révision de cette loi d'orientation de 89, que de réinscrire en effet autrement la laïcité qu'elle ne l'est aujourd'hui."
C'est-à-dire que s'il y a une loi Ferry en 2004, elle marquera la primauté au principe d'une république laïque ?
- "Tout à fait. Je ne cesse depuis plusieurs mois de rappeler dans les établissements les principes de la laïcité républicaine contre la montée des communautarismes. Vous avez vu le rapport de la commission consultative des droits de l'homme, qui fait état d'une montée à la fois du racisme et de l'antisémitisme, un antisémitisme d'ailleurs d'un type nouveau, ne vient plus de l'extrême droite mais qui vient d'une certaine islamisation, radicalisation de certaines communautés musulmanes. Je crois qu'en effet, face à cette montée des communautarismes, du racisme et de l'antisémitisme, il faut réaffirmer, mais très fermement, les principes de la République et de la laïcité. Cela suppose en effet probablement un nouveau texte de loi."
Vous dites une "islamisation plus poussée". Mais est-ce qu'il n'y a pas aussi, quelquefois on le laisse entendre, des enseignants d'extrême gauche qui, eux aussi, ferment les yeux et affichent des convictions à travers cette sorte de tolérance à l'égard du racisme, toutes les formes de racisme et d'antisémitisme, même contre les lois ?
- "On m'a beaucoup reproché d'avoir laissé entendre ce que vous dites là. Bon, il faut être prudent sur ce sujet. Ce n'est pas que certains intellectuels d'extrême gauche soient antisémites. Ils ne sont pas antisémites, simplement il y a une telle complaisance à l'égard de la cause palestinienne, qu'au fond, on tolère dans ce cas-là, des insultes antisémites, au motif qu'elles ne viennent plus de l'extrême droite et qu'elles sont sensées illustrer le "discours des victimes", si vous voulez pour allez vite. Et c'est cela que je trouve extrêmement inquiétant parce que, quelle que soit l'origine du racisme et de l'antisémitisme, il faut être clair, il faut évidemment rappeler les principes de fermeté. J'ai reçu 100 chefs d'établissements très récemment, 100 chefs d'établissements qui ont probablement à ces égard les établissements les plus difficiles et, tous m'ont exprimé leur besoin de voir le ministre rappeler les principes de la République de l'autorité."
Donc de l'autorité ?
- "Et beaucoup d'entre eux m'ont dit que quand on allait au delà des sanctions réglementaires, c'est à dire les sanctions qui tiennent au règlement de l'école, mais qu'on dépose une plainte quand il y a par exemple des graffitis antisémites ou bien des conflits graves, eh bien, cela donne des résultats qui sont très bons. Donc, le principe de fermeté reste un principe excellent à cet égard."

Le ministre-philosophe Luc Ferry propose, dans son petit livre très intéressant à regarder et à lire, "Lettre à tous ceux qui aiment l'école", y compris à ceux qui ne l'aiment pas, dix réformes urgentes de grande envergure. Vous dîtes d'abord qu'il faut en finir avec la loi de 89, c'est à dire Jospin, conseillé par Allègre. Vous dîtes qu'il était démagogique de vouloir placer l'élève au centre du système. Qu'est ce que vous placez au centre ?
- "D'abord, il y a aussi des bonnes choses dans la loi de 89, mais ce que je place au centre du système, ce n'est évidemment pas l'élève lui-même, mais la relation entre l'élève et les savoirs. Il ne faut pas oublier les savoirs. Qu'est ce que cela veut dire ? Ce n'est pas simplement une formule. Cela veut dire que quand on a placé l'élève au centre du système, il y avait derrière une idée démagogique, qui est que le but de l'Education était simplement d'épanouir la personnalité des enfants. Or je crois que cet épanouissement de la personnalité des enfants fait bien sûr partie des missions de l'Education, mais qu'il y a aussi quelque chose que l'on a complètement oublié, c'est la nécessité de transmettre des savoirs traditionnels. Les règles de grammaire et les règles de civilité, cela se transmet, cela ne s'invente pas et donc, il y a un certain nombre d'héritages, de patrimoines qu'il faut aussi transmettre. Et cela suppose que ce qu'on met au centre du système ce n'est pas simplement l'élève, mais aussi la transmission des savoirs."
Dans ce petit livre, vous dénoncez l'illettrisme. Près de 30 % d'élèves ne maîtrisent à l'entrée de la 6ème ni la lecture ni le calcul. L'inconvénient est que tous les prédécesseurs l'ont dit aussi. Est ce que cette fois, il y a une "solution Ferry" ?
- "Non, c'est çà dire qu'ils l'ont dit, mais moi je peux vous affirmer pour l'avoir vécu sur place, comme président du conseil national des programmes, qu'ils ont soigneusement caché les chiffres - en tout cas beaucoup d'entre eux. Je me souviens parfaitement que j'ai publié, en septembre 97, un long article dans Le Point, donnant les chiffres du ministère officiels du ministère, qui disaient en gros qu'il n'y avait que 15 % des enfants qui ne savaient pas déchiffrer ou pas lire convenablement à l'entrée en 6ème, alors qu'il y en ait, hélas, probablement 20 à 25 % de plus qui avaient de grandes difficultés de lecture - parce qu'on peut déchiffrer, mais si on ânnone et qu'on ne comprend pas le sens, on est en grande difficulté. J'ai reçu un coup de téléphone de C. Allègre qui m'a accusé de cracher dans la soupe et S. ROYAL a publié, deux jours après dans Le Monde, un papier, que tout le monde peut retrouver, c'est très facile à retrouver..."
Mais pourquoi êtes-vous défensif ?! Dîtes moi la "solution Ferry", parce que c'est vrai qu'on vous attaque...
- "Il n'y a pas de "solution Ferry", je ne voudrais pas l'appeler comme ça, il faut être modeste. Mais, un, c'est de mettre deux heures et demie de lecture et d'écriture par jour. On va me dire que cela ne coûte par cher, eh bien, tant mieux que cela ne coûte par cher, donc ce n'est pas parce qu'une mesure ne coûte pas cher ..."
Et les instituts sont d'accord ?
- "Mais évidemment qu'ils sont d'accord, ils sont les premières victimes de cette situation et les profs aussi. J'ai rencontré tous les inspecteurs de l'Education nationale du primaire pour les convaincre de la légitimité de cette mesure. Deuxième mesure, le dédoublement des CP, des cours préparatoires, puisqu'on sait très bien que c'est à ce niveau-là que l'apprentissage réussit ou rate. Donc quand on travaille avec des petits groupes, on a des chances d'aller mieux. Cela ne veut pas dire qu'on va dédoubler tous les CP de France, mais c'est à dire qu'on va ..."
... Autre chose - pardon, il faut aller vite ! - : vous recommandez la décentralisation. Or on est en train de vous dire que vous cassez l'école.
- "Il y a d'autres mesures sur la lecture qui sont très importantes. Mais, sur la décentralisation, parlons-en. Je reçois toute la journée des tracts qui sont surréalistes. On me dit "vous supprimez les conseils d'orientation psychologues et d'ailleurs la preuve, c'est que vous avez supprimé le concours" : c'est faux ! Le concours aura lieu rien n'est changé, les conseillers d'orientation psychologue resteront. On me dit - je lis ça dans les tracts - que les consultations seront payantes pour les élèves : c'est faux ! Cela restera évidemment gratuit. On me dit "vous allez sortir les conseillers d'orientation, vous allez sortir les TOS, donc les ouvriers de service, des établissements" : c'est faux ! Leurs missions resteront inscrites dans les établissements.."
Mais quel est l'avantage de la décentralisation de l'Education ?
- "C'est en effet le grand thème des syndicats. Il y a d'ailleurs un papier dans Le Monde d'hier de l'ensemble des syndicats sur ce thème, qui est d'ailleurs un papier intéressant parce que ce n'est pas un papier agressif..."
Est ce que justement ce papier va vous faire changer d'avis ?
- "Non, mais il va me faire leur répondre - mais je leur ait déjà répondu en tête à tête - : quel est l'intérêt de la décentralisation ? Un, c'est de mobiliser de nouveaux acteurs pour faire mieux marcher le service public, comme on l'a fait dans les années 80 pour les bâtiments. Ce n'est pas un hasard si Pierre Mauroy était totalement pour la décentralisation des personnels que je propose de confier à la collectivité territoriale. Pourquoi ? Parce qu'on sait très bien que c'est une façon d'associer les collectivités territoriales, de faire venir de nouveaux acteurs dans le service public. Il ne s'agit en rien de démanteler le service public, il ne s'agit pas de casser les équipes éducatives, il s'agit de mettre de nouveaux acteurs dans le circuit."
Vous le dîtes à tous ceux qui ont envie de faire grève le 6 mai sur ce thème...
- "Oui. Ils ne seront pas maltraités, c'est faux."
La publication a déclenché une polémique sur la méthode et le coût - 900.000 euros. Vous vous êtes fâché, le PS et les syndicats disent que c'est cher et que c'est de l'auto-promotion de M. Ferry. Votre réponse ?
- "Alors, un, c'est absurde : tous mes prédécesseurs ont diffusé des revues auprès des profs - je cite simplement "XXIème siècle" de C. Allègre, qui a coûté 4,5 millions d'euros. Deux, non seulement il est légitime pour un ministre de dire aux enseignants quelles réformes sont en cours, mais c'est un devoir absolu. Par ailleurs, ça fait un euro par prof, enveloppe, timbre et livre compris. Et, ensuite, j'ajoute que le produit des ventes pour la moitié, puisque c'est une coédition avec le ministère, reviendra au ministère, qu'évidemment je ne touche pas de droits d'auteur -ni Xavier Darcos ni Claudie Haigneré - et que, par conséquent, il y a de fortes chances pour que cette opération ne coûte pas un centime aux contribuables. Donc cette polémique est indigne et absurde."
Allez, avec Julie, on va vous donner un peu de sous, on va en acheter un chacun.
- "C'est gentil à vous !"
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 22 avril 2003)
L. FERRY
France 2 - 7h40
24 avril 2003
G. Leclerc - Les 800.000 enseignants de France reçoivent actuellement votre "Lettre à tous ceux qui aiment l'école". Est-ce pour pallier à un manque de dialogue, de concertation ? C'est en tout cas ce que dénoncent les syndicats, qui organisent encore une nouvelle grève générale le 6 mai, la quatrième depuis la rentrée...
- "Sur la décentralisation, en effet, oui, je crois qu'on a besoin d'ouvrir un grand débat sur l'école, au-delà du cercle des spécialistes. Et je pense qu'il est absolument indispensable qu'un ministre de l'Education nationale explique à tous, et notamment aux enseignants, ses priorités, en matière de lutte contre l'illettrisme, lutte contre les incivilités et réorganisation du collège unique en particulier. C'est donc une bonne chose, en effet, d'ouvrir un grand débat sur l'école."
Parmi les inquiétudes des enseignants qui expliquent ces manifestations, il y a les coupes budgétaires et les menaces sur l'emploi. On parlait de 3.000 à 5.000 suppressions de postes. Et selon Les Echos, monsieur Raffarin envisagerait de ne remplacer qu'un fonctionnaire sur deux. Cela veut dire un enseignant sur deux, dans les prochaines années ?
- "Non, je ne crois pas qu'il faille prendre le problème comme cela. D'abord, je pense que le budget est suffisant. Un rapport de la Cour des comptes a montré, de façon tout à fait convaincante, que le budget avait augmenté de 38 % en douze ans pratiquement, sans que les résultats suivent. Le vrai problème est celui de l'utilisation des moyens. Il faut savoir que le budget de l'Education nationale, si on compte en francs, c'est un peu plus d'un milliard de francs par jour. C'est donc largement suffisant, ce n'est pas le problème. Le problème est de savoir ce que l'on en fait, c'est de savoir où on met les moyens et comment on réorganise ce système de l'Education nationale, qui est devenu très difficile à gérer."
Il n'y aura donc pas systématiquement un non-remplacement d'un départ à la retraite sur deux ?
- "Non, on a annoncé les choses il y a déjà deux mois : il y aura 30.000 postes au concours et cela implique donc un certain nombre de choses sur le budget, c'est-à-dire qu'on va évidemment remplacer l'immense majorité des départs à la retraite."
Il y a également une levée de boucliers contre la décentralisation. 110.000 TOS dépendraient des collectivités locales. Il y a eu 20.000 manifestants à la Réunion, une vingtaine de collèges en Seine-Saint-Denis sont actuellement en grève. Que leur dire ?
- "D'abord, la Réunion est un cas particulier, qu'il faut traiter différemment et y faire très attention. Mais je crois que la décentralisation est une très chose, parce qu'il faut savoir qu'il y a 1,5 million de personnes qui travaillent dans l'Education nationale, dans le périmètre de mon ministère. C'est la plus grosse organisation du monde. Et le but de cette décentralisation est de faire en sorte que les collectivités territoriales, donc de nouveaux acteurs, s'investissent dans le service public, comme ils l'ont fait depuis vingt ans pour les bâtiments. Maintenant, les collèges sont donc construits et entretenus par les départements, les lycées par les régions, et on a maintenant des collèges et des lycées qui sont honnêtement dix fois plus beaux et dix fois mieux faits que ceux que nous connaissions dans notre enfance..."
Et en touchant aux personnels, on ne casse pas justement le service public ?
- "Non, ce que je vais expliquer aux personnels, c'est évidemment qu'on ne casse pas le service public, puisque la fonction publique territoriale fait partie du service public et que, d'autre part, ils resteront évidemment dans les équipes éducatives et que leurs missions seront précisées par la loi. Donc, il y a beaucoup de rumeurs qui circulent. Il faut d'abord tordre le cou à ces rumeurs et expliquer aux personnels qui sont concernés par cette décentralisation que cela va en vérité être un avantage pour eux et évidemment pour le service public. Je suis 100 % pour le service public, il ne s'agit pas de le démanteler ; il s'agit au contraire de faire en sorte que de nouveaux acteurs s'investissent dans le grand service public de l'Education nationale."
Dans votre "Lettre", il y a un certain nombre d'objectifs, de priorités. Et d'abord, la lutte contre l'illettrisme. Le souci est que tous les ministres - je me souviens de R. Monory, J. Lang, en passant par F. Bayrou ou L. Jospin - ont toujours dénoncé ce problème de l'illettrisme. Avez-vous trouvé, vous, la solution miracle ?
- "Je ne connais pas de ministres qui aient été favorables à l'illettrisme, là-dessus, c'est clair, il n'y a pas de désaccord entre nous..."
Le constat est que 15 % des élèves qui entrent en sixième ne savent pas lire et écrire correctement.
- "Le problème, c'est ce constat. Ce que j'ai observé depuis des années, c'est que mes collègues ministres avaient tendance - me semble-t-il, on pourrait ouvrir le débat - à sous-estimer le problème. Par exemple, j'ai eu ce débat avec J. Lang, qui me disait que mes chiffres n'étaient pas bons, que les vrais chiffres de l'illettrisme sont de 7 %, et qu'encore c'est excessif... Moi, je crois que c'est faux et qu'on a sous-estimé le problème. La réalité est qu'il y a probablement en gros 15 % des enfants, à l'entrée en sixième, qui ne savent pas véritablement lire, mais il y en a - et c'est cela le problème - probablement 20 % en plus qui ont des difficultés de lecture suffisantes pour qu'ils ne comprennent pas le sens de ce qu'ils lisent. Bien sûr, ils savent déchiffrer, mais l'activité de déchiffrement est tellement difficile pour eux qu'à la fin, ils ne comprennent pas le sens de ce qu'ils ont lu. Ces enfants sont donc en très grande difficulté au collège. Et je propose donc un certain nombre de mesures nouvelles et énergiques. Par exemple, elle est simple, elle ne coûte pas cher, mais elle est très importante : c'est de faire en sorte que, dès l'école primaire, chaque enfant lise et écrive individuellement 2h30 par jour. J'ai rencontré tous les inspecteurs d'Education du primaire pour les convaincre de faire passer sur le terrain cette mesure. Il y a beaucoup d'autres mesures et c'est évidemment quelque chose de nouveau, mais cela dépend bien sûr aussi du diagnostic qu'on fait et de l'ampleur qu'on accorde au problème. Bien sûr, tous les ministres sont contre l'illettrisme, mais je crois que tous n'ont pas considéré que c'était une priorité."
Autre priorité, la lutte contre les incivilités et la violence. Vous savez ce que l'on va vous répondre : au même moment, vous allez supprimer 25.000 postes de surveillants et d'emplois-jeunes !
- "Non, ce n'est pas vrai ! Comme je l'ai toujours dit, je remets à la place des emplois-jeunes un nouveau dispositif, les assistants d'éducation. Et je voudrais donc concentrer les missions des assistants d'éducation, d'une part sur l'aide aux handicaps car, c'est un scandale - il y avait seulement 1.000 emplois-jeunes qui s'occupaient de la scolarisation des enfants handicapés : il y en aura 6.000 à la rentrée prochaine. Et je voudrais évidemment qu'il y ait plus de surveillants : il y aura donc plus de surveillants en 2003 qu'il n'y en avait en 2002. Car tous les emplois-jeunes ne remplissaient pas des fonctions de surveillance. C'est pour cela que les gens sont un peu confus sur le sujet. Je voudrais donc remettre les assistants d'éducation sur ces missions prioritaires."
Comment réagissez-vous à ce rapport de l'Inspection, hier à la Une du Monde, sur l'académie de Créteil, d'où il ressort que cette académie de banlieue cumule tous les handicaps : l'absentéisme, la violence, les mauvais résultats scolaires ? Que peut-on faire ?
- "C'est un rapport qui est très intéressant, parce que cette académie de Créteil est un peu un emblème d'une politique : on a mis énormément de moyens, du temps de C. Allègre en particulier, sur cette académie, qui est en effet très difficile, et puis on s'aperçoit aujourd'hui, dans ce rapport de l'Inspection, que cela n'a pas donné les résultats qu'on espérait. Cela ne veut pas dire qu'il faut supprimer les moyens évidemment. Mais cela veut dire que ce n'est pas un problème de moyens, cela veut dire que c'est un problème de réorganisation du système. Et, pour prendre un exemple simple, il est très important de permettre aux élèves de collège, qui sont un peu en difficulté avec l'enseignement général, de découvrir plus tôt la voie professionnelle, d'apprendre un métier plus tôt, en disant à l'élève qu'on va par exemple lui permettre d'aller dans un lycée professionnel pour découvrir un métier mais, en échange, qu'il va quand même rester au collège pour apprendre un peu d'Histoire, de géographie, de français, d'anglais ou de maths, faire un "deal" avec lui pour essayer de faire en sorte que ces élèves, qui sont en difficulté, puissent découvrir des métiers plus tôt et leur ouvrir la voie professionnelle plus tôt."
Vous dites que la racine du mal, c'est l'esprit libertaire de 68, c'est l'individualisme et vous opposez à cela la tradition, la discipline, le travail, l'autorité... Ce n'est pas un peu une vision un peu conservatrice, voire réactionnaire ?
- "Je vais vous dire une chose très affreuse : je crois que sur certains sujets, il faut être un peu conservateur et même réactionnaire ! Parce que l'éducation, c'est aussi la transmission de savoirs constitués. Par exemple, la langue française, vous ne l'avez pas créée, je ne l'ai pas inventée non plus, il y a donc une dimension d'héritage et de patrimoine. C'est cela que je veux dire. Je ne vise pas Mai 68, je vise un peu plutôt l'héritage pédagogique des années 70 qui, je crois, est allé trop loin dans l'idée que le but de l'éducation, c'était seulement de favoriser la créativité ou la spontanéité des élèves. La créativité, c'est très bien, mais il y a aussi, dans l'éducation, une part de transmission de patrimoine et d'héritage. Et c'est aussi cela que je voudrais rappeler."
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 24 avril 2003)