Interview de M. José Bové, porte-parole de la Confédération paysanne, à France Inter le 5 septembre 2003, sur les prochaines négociations de l'OMC à Cancun, notamment l'objet des négociations et le fonctionnement de l'OMC.

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Média : France Inter

Texte intégral

Stéphane Paoli .- Pour ou contre l'OMC ? Le débat est plus que jamais vif, à quelques jours de l'ouverture du sommet de Cancun, au Mexique. Le Nord et le Sud pourront-ils s'entendre ? Le veulent-ils ? Est-il possible de réguler l'économie mondiale ? Ou ce sommet ne sera-t-il qu'un énième constat de la fracture entre riches et pauvres, Europe et Etats-Unis défendant les subventions à leurs agricultures. "Un autre monde est possible", affirment les altermondialistes. Passera-t-il par Cancun ? [...] F. Chérèque, de la CFDT, dit qu'il faut défendre l'OMC, même si elle est critiquable, parce que l'OMC est peut-être un moyen de mettre en place des systèmes de régulation. Alors que vous, vous dites que l'OMC, il faut la faire éclater ?
José Bové .- "D'abord, on n'a pas dit qu'il ne fallait pas d'outils de régulation. Au contraire, nous disons qu'il faut de véritables outils pour enfin remettre de l'ordre dans l'économie mondiale. Aujourd'hui, le marché mondial est en fait monopolisé par les transnationales. Un tiers du marché mondial se fait entre les filiales d'une même transnationale, un autre tiers entre des filiales des multinationales entre elles... Ce qui fait qu'il y a, sur la réalité du commerce mondial, qu'un tiers du marché qui est véritablement du commerce. Cela pose un vrai problème. Deuxième problème - et cela va être le centre des discussions -, c'est celui de l'agriculture, où aujourd'hui, on veut imposer à l'agriculture de la planète des règles pour uniquement 10 % du marché : il n'y a que 10 % des produits agricoles produits dans le monde qui circulent autour de la planète. Or on veut structurer l'ensemble de l'agriculture mondiale autour de ces 10 %. Et ces 10 %, en fait, pour les deux tiers, sont les excédents des pays riches, qui sont déversés, avec des prix en dessous des coûts du marché, sur les pays du Sud. Et là, c'est véritablement quelque chose de dramatique. Evidemment, cela va être le centre du débat, parce que les paysans, aujourd'hui, dans le monde, représentent entre 55 et 65 % de la population active de la planète. C'est évident que pour les pays du Sud, c'est quelque chose de primordial. Mais pour nous aussi, parce que, quelle sera l'agriculture dans le monde demain ? Est-ce que l'on va continuer à rentrer dans cette logique des multinationales. Il y a là un véritable débat de fond. Et en même temps, d'autres débats vont avoir lieu, qui sont aussi importants. Celui sur les services : est-ce que les biens communs de l'humanité peuvent devenir des marchandises ?"
La question de se poser, notamment pour la culture...
- "Pour la culture... On a la question de l'eau. Et puis tous les services publics : est-ce que les services publics doivent être réduits, marchandisés partout sur la planète ? Est-ce que les multinationales doivent s'emparer de l'éducation, de la santé ? On a vu le problème dramatique, la façon dont rien n'a été réglé pour la santé ces derniers jours. C'est un véritable scandale, ce qui s'est passé : les groupes pharmaceutiques, notamment américains, ont fait pression..."
Là, il y a une question intéressante : il n'y avait rien, c'est-à-dire que les génériques n'arrivaient pas et que malheureusement, en Afrique, on continue de mourir du sida parce qu'il n'y avait pas de traitement alternatif. Il y a maintenant quelque chose qui commence. Alors, peut-être en effet que c'est critiquable, mais au moins, grâce à l'OMC, il s'est passé quelque chose ?
- "Ce qui est étonnant, c'est que là, on est en train d'inverser la logique. Pour tout le monde, la santé passe avant le marché. Si aujourd'hui, on discute de la santé à l'intérieur de l'OMC, c'est que l'OMC a mis en place un régime de brevets qui permet aux sociétés de se protéger contre les génériques. Cela veut dire qu'elles ont un droit, chaque fois qu'on vend un médicament et que quelqu'un veut prendre ce médicament, il doit payer des royalties à la firme. C'est dramatique sur les grandes maladies. Et aujourd'hui, les espèces de réglementation tatillonnes qui ont été rajoutées au dernier moment par les Etats-Unis, avec la complicité de l'Europe il y a quelques jours, rendent impossibles quasiment, pour les pays du Sud, de faire du commerce de génériques entre eux..."
Là, on est vraiment au coeur du débat. Bien sûr qu'il y a les brevets. Mais c'est vrai aussi que les brevets, c'est ce qui permet d'entretenir la recherche. Donc il y a peut-être une voie de passage entre la nécessité de l'existence des brevets, qui aliment la recherche, et la nécessité absolue de donner accès, à des pays qui ne l'ont pas, aux soins et aux médicaments. Est-ce que l'OMC n'est pas le terrain où, justement, c'est négociable ?
- "Ce que nous avons toujours dit, c'est qu'il faut des outils de régulation, mais de vrais outils de régulation. Si on part du principe que la santé passe avant le marché, si on part du principe que la souveraineté alimentaire doit être un droit, bref si on dit que les droits fondamentaux de l'homme sont les règles à partir desquelles le monde doit s'organiser, eh bien, le commerce doit intégrer ces principes de base. C'est ce que nous demandons. Or aujourd'hui, c'est l'inverse : chaque fois, il faut mendier les droits, il faut se battre pour que les droits soient respectés. Aujourd'hui, il y a une véritable inversion du monde. Et c'est l'OMC qui structure la planète, plutôt que les droits fondamentaux qui ont été érigés par les Nations unies."
Mais qu'est-ce que vous dites ? Qu'il faut autre chose que l'OMC ?
- "Moi, cela ne me dérange pas que l'on garde l'Organisation mondiale du commerce. Je crois qu'il est important qu'il y ait des institutions multilatérales. Simplement, il faut en changer les règles de fonctionnement. Aujourd'hui, il n'y a pas de démocratie interne dans l'OMC, il n'y a pas de transparence dans ses décisions, le tribunal de l'OMC est toujours favorable aux pays riches, parce que les pauvres ne peuvent pas prendre de sanctions contre les pays riches... Bref les règles du jeu sont faussées, ce sont des règles qui favorisent le monopole des multinationales et qui favorisent les pays riches. C'est pour cela que sur la question agricole, je comprends et je suis solidaire des agriculteurs du monde, qui contestent aujourd'hui la situation scandaleuse des Etats-Unis et de l'Europe, qui soi-disant modifient ces règles du jeu pour diminuer leurs subventions à l'exportation mais qui, dans le même temps, font en sorte de changer ces subventions de ligne budgétaire, de les passer de la boîte orange à la boîte bleue ou verte dans le jargon de l'OMC, pour les soustraire à la concurrence. Mais en réalité, on continue à exporter, donc à subventionner. C'est quelque chose de parfaitement scandaleux, c'est pour cela que je suis en désaccord avec les commissaires Fischler et Lamy."
Mais vous dites au fond que les Européens et les Américains ne vont à Cancun que pour défendre le principe de leurs subventions, qu'au fond, le partage du monde et le meilleur équilibrage des systèmes commerciaux ne sont pas du tout leurs problèmes ?
- "Je pense que ce n'est absolument pas leurs problèmes. D'ailleurs, le commissaire Lamy l'a dit, très clairement, devant la chambre des représentants à Londres, il y a quelques mois : "dans le cadre de l'accès au marché, de l'ouverture des marchés, je suis prêt à négocier entre l'agriculture, les services et l'industrie". Cela veut dire qu'en fait, tout est une question de marchandage..."
Il y a un débat très intéressant, dans les pages du Nouvel Observateur cette semaine, entre vous et P. Lamy. Et ce que dit P. Lamy, acceptant beaucoup des critiques que vous faites, c'est qu'il faut être dans le système pour le changer de l'intérieur. Il a quand même des arguments assez forts ?
- "Je me considère étant partie prenante du débat, c'est pour cela que je devais aller à l'OMC à Cancun. J'ai été accrédité par l'OMC aussi bien à Seattle qu'à Doha, dans les deux dernières réunions. Cela veut dire que pour moi, le débat est fondamental. Il y a nécessité que cela se fasse de manière transparente. Et c'est pour cela qu'il est important que la société civile soit partie prenante du débat. Donc je ne dis pas qu'il faut tout jeter. Je dis qu'aujourd'hui, les règles du jeu doivent changer et, comme tous les pays aujourd'hui sont responsables - parce qu'en fait, ce sont les gouvernements qui vont signer en fin de compte, ce ne sont pas des technocrates extérieurs -, comme la responsabilité des décisions émanent de chaque gouvernement, si le gouvernement français veut faire respecter les droits... On ne peut pas avoir continuellement monsieur Chirac qui dit partout que la terre brûle, et en même temps un gouvernement qui accepte des règles qui vont à l'encontre de ce que dit le président de la République."
Où est la voie de passage ? Elle est du côté de la société civile ? Je reviens sur ce que j'ai dit tout à l'heure, quand j'ai dit "porte-parole de la Confédération syndicale", plutôt que de dire "paysanne". C'est vrai que les syndicats se posent la question à eux-mêmes de leur représentativité. C'est vrai qu'on assiste aussi à l'émergence d'une conscience citoyenne à travers la planète. Comment les choses peuvent-elles s'équilibrer, se compléter ? Où y a-t-il divergence d'ailleurs ?
- "Tout d'abord - et je pense que c'est assez sain -, on voit naître aujourd'hui véritablement une société civile qui fait entendre sa voix et qui est de plus en plus autonome par rapport aux politiques. C'est quelque chose de très important et c'est très nouveau. C'est-à-dire que la société civile est devenue adulte, elle a gagné son autonomie, elle n'est plus une courroie de transmission. C'est vrai que pendant tout le XXème siècle, cela a été la catastrophe du syndicalisme ou du mouvement social, qui était la courroie de transmission des partis politiques. Je pense que, de manière claire, les gens sont devenus adultes et s'assument. Ensuite, il y a effectivement un vrai problème sur la représentativité des syndicats. Aujourd'hui, en agriculture, nous avons la chance d'avoir des élections nationales, qui permettent de déterminer la représentativité des organisations syndicales. Cela n'existe absolument pas dans le monde salarié, où les tests de représentation sont très émiettés. Et là, il y a nécessité aussi dans le monde des salariés, qu'il y ait des tests de représentativité et des critères clairs pour savoir qui est représentatif ou ne l'est pas. C'est un vrai débat. En même temps, on se rend compte qu'au niveau international, la société civile s'organise. Au niveau des paysans, nous avons créé Via Campesina, qui regroupe une centaine d'organisations paysannes, les syndicats de salariés se structurent et débattent de plus en plus, et l'ensemble des mouvements alternatifs se retrouvent au niveau international. Ce que l'on a fait à Porto Alègre, pendant trois ans, notre sommet mondial, est véritablement un test. Cette année, nous serons à Bombay. Il va y avoir le Forum social européen à Saint-Denis. Tout cela, ce sont aujourd'hui des façons de nous organiser pour un débat au niveau de la société civile."
(source : Premier ministre, Service d'information du gouvernement, le 5 septembre 2003)