Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux afffaires européennes, sur les effets de stabilisation du système monétaire international générés par la création de l'euro, Chicago le 15 mai 1998.

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Circonstance : Déjeuner - débat "Chicago mercantile exchange", à Chicago, le 15 mai 1998

Texte intégral

Je tiens, avant tout, à remercier les organisateurs de ce déjeuner-débat mais vous aussi, Mesdames et Messieurs, qui me faites l'honneur d'y participer. En tant que ministre des Affaires européennes du gouvernement français, cette rencontre me permettra, je l'espère, de vous expliquer quelle est l'ambition que les Européens attachent à l'euro et les conséquences que la monnaie unique devrait avoir sur l'économie mondiale.
Comme vous le savez, l'Union européenne est à la veille d'échéances très importantes : d'une part, le passage à la monnaie unique, l'euro, le 1er janvier 1999, pour onze pays européens ; d'autre part, l'élargissement de l'Union à 10 pays d'Europe centrale ainsi qu'à Chypre. Nous sommes bien au-delà des simples engagements : le passage à l'euro est désormais en cours et les négociations d'élargissement ont été ouvertes le 31 mars dernier avec une première série de 6 candidats.
L'Europe fait ainsi le double choix de son approfondissement et de son élargissement. Pour nous, Français, membres fondateurs de la Communauté européenne en 1957, la construction de l'Europe est une ambition politique très forte. Après le "serpent monétaire européen", puis le "Système monétaire européen", l'euro est un aboutissement. Il est aussi, j'en suis convaincu, une étape fondamentale vers une Union politique plus étroite entre les Etats membres de l'Union.
Les chefs d'Etat et de gouvernement des quinze Etats membres de l'Union européenne ont décidé les 2 et 3 mai derniers que onze pays vont participer à la zone euro, à partir du 1er janvier 1999; ils ont également désigné le président de la future Banque centrale européenne, le Néerlandais Wim Duisenberg, et celui qui lui succédera, Jean-Claude Trichet, l'actuel gouverneur de la Banque de France.
En termes purement monétaires, l'essentiel est donc fait. La date du 1er janvier 1999, à laquelle l'euro remplacera officiellement l'actuel Système monétaire européen, aura donc essentiellement une portée pratique. Nous aurons alors trois ans, jusqu'au 1er janvier 2002, pour concrétiser le passage à la monnaie unique, ce que nous appelons le "basculement". Au terme de cette période de transition, le 1er janvier 2002, les monnaies de ces onze pays auront disparu pour laisser la place à l'euro.
Bien entendu, les débats autour de la monnaie unique ne sont pas clos, y compris dans votre pays. J'observe cependant qu'ils ont évolué : ils portent non plus sur la faisabilité de l'euro, puisque l'euro fait désormais partie des anticipations des industriels, des opérateurs bancaires et financiers, et, de plus en plus, des consommateurs eux-mêmes, mais sur ses incidences à la fois sur l'économie européenne, sur les relations entre les deux premières puissances économiques au monde - l'Union européenne et les Etats-Unis -, enfin sur l'évolution du Système monétaire international.
Le passage à l'euro est, en effet, une certitude. Bien sûr, ce basculement aura un coût financier - par exemple, on estime à 20 milliards de francs les sommes investies par les banques françaises pour adapter leurs systèmes informatiques - et psychologique. Mais, comme vous le savez, le basculement des opérations interbancaires et des avoirs des Etats en euros aura lieu le 1er janvier 1999. Dès le lundi 4 janvier 1999, à l'ouverture des Bourses européennes, les cotations seront faites en euro.
En revanche, le débat demeure sur les incidences à court, moyen et long termes du passage à l'euro. En gros, j'observe deux écoles :
- Martin Feldstein, professeur d'économie à l'Université de Harvard, considère que l'euro va conduire à une exacerbation des oppositions à l'intérieur de l'Europe d'abord, entre Français et Allemands en particulier, entre l'Europe et le reste du monde ensuite. Pour lui, les pays européens seront inévitablement conduits, pour préserver leurs politiques sociales, à se protéger par la reconstitution des barrières douanières.
- Robert Mundell, de l'Université de Columbia, théoricien des "zones monétaires optimales", soutient une thèse rigoureusement opposée. Il explique que l'euro est un facteur de stabilisation monétaire mais aussi politique, un facteur de prospérité et de paix.
En ce qui me concerne, je ne peux souscrire aux thèses de M. Feldstein. S'il est probable que l'euro rendra nécessaire une certaine harmonisation des politiques fiscale et sociale dans l'Union européenne, il est exclu que celle-ci, qui est le plus grand marché dans le monde et le plus gros importateur, bascule dans le protectionnisme. J'observe d'ailleurs que l'Administration américaine exclut elle-même un tel risque. Comme le soulignait le président Clinton, le 3 mai, en saluant le passage à l'euro : "Une Europe forte et stable, avec des marchés ouverts et une croissance soutenue, est bonne pour l'Amérique et pour le monde".
En réalité, le Système monétaire international repose depuis une cinquantaine d'années sur la suprématie du dollar. Cette suprématie est certes, pour partie, le reflet de la puissance de l'économie américaine mais elle est aussi un facteur de cette puissance. En réalité, le dollar a acquis un statut et une stature dans les relations monétaires et financières internationales bien supérieure à celle qui devrait normalement résulter des seules données de l'économie américaine.
Ainsi, alors que les Etats-Unis d'Amérique représentent 26 à 27 % de la production mondiale, et moins de 20 % du commerce, le dollar constitue près de 63 % des réserves en devises des banques centrales, contre 14 % pour le deutsche mark et 7 % pour le yen. De même, 50% des exportations mondiales restent libellées en dollar et le dollar représentait 85% des transactions sur les marchés des changes, contre 37 % pour le mark et 24 % pour le yen.
Dans ce contexte, alors que la disparition du système des changes fixes au début des années 70 a principalement profité au dollar tout en contribuant à l'extrême volatilité des taux de change, la montée en puissance de l'euro pourrait rééquilibrer le Système monétaire international.
Tout le monde a intérêt à un système monétaire plus équilibré. L'Europe d'abord, qui aura enfin une monnaie à l'image de sa puissance économique. Vous connaissez les avantages économiques potentiels de l'euro ; permettez-moi seulement de les résumer ici :
- un euro large : avec onze pays, l'euro sera constitué sur une base large, et je suis convaincu que les autres pays, notamment le Royaume-Uni, la Suède et le Danemark, adhéreront à la monnaie unique dans les prochaines années. C'est un élément extrêmement important. Les pays qui ont été qualifiés ont réalisé des progrès extrêmement importants depuis plusieurs années, en termes d'inflation mais aussi de rééquilibrage de leurs déficits publics et de maîtrise de leur dette intérieure et extérieure.
- un euro stable : finies les dévaluations compétitives et les manques à gagner pour les pays dont la monnaie se trouve renchérie. L'euro, monnaie stable dans un contexte d'inflation maîtrisée, sera attractive pour les investisseurs européens et non-européens, ce qui permettra à aux pays de l'espace euro de bénéficier de taux d'intérêt plus bas.
- un euro, facteur de croissance : outre la suppression des coûts de transaction et des frais de couverture de change, la monnaie unique va "élargir" la circulation des capitaux et permettre une meilleure allocation des ressources. Par ailleurs, la limitation, volontaire ou coercitive, des déficits publics permettra de libérer de l'épargne au profit de l'investissement et de la croissance.
C'est pourquoi l'Union monétaire européenne, qui est une donnée fondamentale, pour nous, les Européens, me paraît être aussi l'événement le plus important de l'histoire du Système monétaire international depuis l'abandon des changes fixes en 1971. L'euro va en effet non seulement créer les conditions d'une croissance saine et durable en Europe mais aussi, j'en suis convaincu, il s'imposera rapidement comme une monnaie de réserve à l'échelle internationale.
J'observe d'ailleurs que, sur ce plan là encore, le débat de nombreux économistes, en Europe comme aux Etats-Unis, ne porte plus que sur le délai. Ainsi, C. Fred Bergsten, directeur de l'Institute for International Economics, à Washington, est d'avis que l'euro devrait devenir, dans les 3 à 5 ans qui viennent, la deuxième monnaie de réserve.
En effet, le rôle international d'une monnaie repose sur trois facteurs principaux : d'abord, la taille des économies sous-jacentes, bien sûr, mais aussi, ensuite, le dynamisme de ces économies et leur position externe; enfin, l'ampleur, la liquidité et la solidité du marché financier.
Or, le potentiel européen est d'ores et déjà comparable à celui des Etats-Unis et supérieur à celui du Japon. Avec 370 millions d'habitants, soit 6 % de la population mondiale et 90 millions de plus que les Etats-Unis, l'Union européenne à quinze pays représente déjà près de 20% du PNB mondial et près de 20 % du commerce mondial.
Si l'on se fonde sur les chiffres de 1996, la part de l'Union européenne dans le PIB de l'OCDE s'élève à 38,3 % contre 32,5 % pour les Etats-Unis et 20,5 % pour le Japon.
Que signifient ces données ? Certes, pour longtemps encore le dollar restera la principale monnaie de facturation pour le pétrole, les matières premières et la majeure partie des transactions internationales. Mais l'euro jouera un rôle de plus en plus important comme monnaie de facturation des échanges internationaux, au-delà des seuls échanges intra-européens, je pense par exemple au secteur aéronautique.
Par ailleurs, avec la politique de la future Banque centrale européenne, axée sur la stabilité, et les politiques nationales d'assainissement des finances publiques, l'euro devrait jouer un rôle majeur dans les portefeuilles d'actifs financiers au niveau mondial et devenir une importante monnaie de réserve. C'est pourquoi, les épargnants pourraient s'intéresser assez vite aux obligations européennes.
Je tiens toutefois à insister sur un fait : l'euro n'a pas été conçu comme une alternative au dollar. Ce n'est pas cela qui fera sa force. La force de l'euro, c'est qu'il contribuera à créer un environnement monétaire et financier plus stable dont l'économie mondiale a besoin.
Prenons, si vous le voulez bien, l'exemple de la crise financière asiatique qui s'est déclenchée le 2 juillet 1997 par la dévaluation du baht - la monnaie thaïlandaise - et s'est ensuite propagée à l'ensemble des Nouveaux pays industrialisés d'Asie (Malaisie, Indonésie, Thaïlande, Philippines, Corée du Sud). Cette question a fait l'objet d'une discussion approfondie lors de la réunion des Ministres des pays membres de l'OCDE, les 27 et 28 avril derniers, à Paris, à laquelle j'ai participé. Que constatons-nous ?
Cette crise a ébranlé les structures bancaires, financières et industrielles en Asie. Mais elle a aussi conduit les gouvernements de ces pays à s'interroger sur le lien étroit qui unissait jusqu'alors leurs monnaies au dollar. Je rappelle par ailleurs que la hausse quasi-ininterrompue du dollar depuis 1995 est, en partie au moins, à l'origine des difficultés de ces pays. C'est pourquoi, dès l'assemblée annuelle du Fonds monétaire international qui s'est tenue en octobre 1997, à Hong Kong, plusieurs pays d'Asie ont manifesté leur intention d'élargir la constitution de leurs réserves sous la forme d'un panier de devises.
Ce panier comprendrait des monnaies autres que le dollar, y compris le futur euro. Or, arithmétiquement, après son lancement le 1er janvier 1999, la part de l'euro dans les réserves des banques centrales, comprenant l'ancien deutschemark (14,1% des réserves mondiales), l'ancien franc français (1,7%), l'ancien écu (1,7%) et quelques autres monnaies européennes, devrait atteindre près de 18% du total, faisant de l'euro la deuxième monnaie de réserve. Cette situation devrait séduire les pays qui cherchent à diversifier leurs réserves de change.
C'est pourquoi, je suis convaincu que le monde entier a intérêt à l'euro, pas seulement les Européens. C'est aussi l'avis de Lawrence Summers, secrétaire-adjoint au Trésor, que j'ai rencontré hier à Washington. Pour lui, en effet, si l'euro marche pour les Européens, il marchera pour les Américains. Il indiquait d'ailleurs, dans une interview récente, que l'euro "will mean a larger, more rapidly growing market for our products and a stronger partner for the US around the world". L'unicité et l'homogénéité de l'espace euro sont, à l'évidence, dans l'intérêt des entreprises américaines qui verront ainsi largement supprimés les coûts de transaction entre les différentes monnaies européennes. Mais c'est aussi l'intérêt des Etats-Unis en tant que grande nation de voir l'Europe s'engager plus largement dans la bataille pour un nouvel ordre monétaire mondial.
C'est pourquoi je partage tout à fait l'avis de Robert Mundell, qui, dans le Wall Street Journal, écrivait récemment : "une Union monétaire bien gérée, comprenant la plupart des pays membres de l'Union européenne aujourd'hui, l'essentiel des nations européennes demain, apportera un bénéfice considérable pour les peuples d'Europe, mais aussi pour les peuples du reste du monde, les Américains en particulier".
Pour conclure, je voudrais insister sur quelques idées qui me paraissent importantes s'agissant de la relation euro-américaine.
Ici, à Chicago, vous travaillez quotidiennement sur l'un des plus grands marchés financiers au monde. Comme tous ceux qui, avant moi, ont eu le privilège de visiter une salle de marché ici, je suis, bien entendu particulièrement impressionné par la dimension et l'activité de cette place financière. Vous avez été les précurseurs de la mondialisation de l'économie et de la globalisation des marchés. Pour nous, gouvernements des nations, la réalité est évidemment très différente. Tout en étant conscients de l'apport de la mondialisation des échanges sur la croissance de nos économies, il est de notre responsabilité de tenter d'organiser les relations entre les nations qui restent, dans l'immense majorité des opinions publiques, le cadre de référence et, pour tout dire, le cadre de vie.
La mondialisation n'est pas en cause. Ses mérites sont très importants. La déréglementation et la dérégulation ont introduit dans nos économies nationales une mise en concurrence qui était dans bien des cas nécessaire. J'ai le sentiment cependant que cette situation évolue et qu'apparaît de plus en plus clairement la nécessité d'introduire des règles du jeu plus rigoureuses.
Pour tout dire, il me semble que l'époque des grands spéculateurs et de la manipulation des taux d'intérêt et de change a vécu. Aujourd'hui, c'est George Soros qui dénonce les gains éhontés de la spéculation et invoque des remèdes. De même, les assises récentes du Fonds monétaire international ont défini les grandes orientations d'une réforme qui comportera des obligations de transparence, de responsabilisation des agents économiques et de bonne gestion des finances publiques.
Comme l'a souligné le Ministre qui a présidé les travaux du Comité intérimaire du FMI, le Belge M. Maystadt, "On ne remet pas en cause le marché, mais on dit qu'il ne peut plus être livré à lui-même. Beaucoup de mesures retenues par le Comité représentent une interférence de l'autorité publique qui était inconcevable voilà un an."
Le débat est aussi vieux que les marchés, nous le savons tous et il n'est pas le fait de socio-démocrates ou de radicaux attardés. L'avenir appelle une évolution des esprits et des politiques.
Comme j'ai tenté de vous le montrer, l'euro introduira un degré de stabilité supplémentaire dans les relations financières internationales. Les Etats-Unis et l'Europe seront, dans cette situation, conjointement responsables, plus que tout autre pays, de la bonne gestion du système monétaire international. Ils devront coopérer davantage.
De même, je ne peux que me réjouir des idées exprimées par Mme Charlene Barshefsky qui a présenté comme doctrine officielle des Etats-Unis d'Amérique ce qui n'était avant que des prises de position au Congrès ou des expression plus ou moins isolées. Que dit-elle ? Que les échanges doivent progresser sans provoquer des dommages irréparables à la nature ; que certaines règles ne sont pas seulement des "valeurs occidentales" mais des droits de l'homme universellement reconnus, que presque la moitié des pays membres de l'Organisation mondiale du Commerce n'ont aucune règle de concurrence et que la corruption doit être condamnée sous toutes ses formes.
L'Europe, pour sa part, est très engagée dans ce débat. C'est pourquoi, et je conclurai sur ce point, j'ai la certitude que le vent de liberté qui souffle sur l'économie et la finance mondiales appellent l'établissement de nouveaux codes de conduite.
Dans ce débat qui apparaît, l'Union européenne et les Etats-Unis peuvent jouer un rôle décisif, dans un cadre multilatéral. Nous avons créé ensemble une Organisation mondiale du Commerce forte qui garantit la poursuite de la libéralisation des échanges dans le cadre de règles du jeu fixées en commun et qui permet d'assurer, de façon équitable, le règlement des différends. On a bien vu, à Marrakech, puis à Singapour que c'était l'action conjuguée des Etats-Unis et de l'Europe qui permettait les nouvelles avancées du commerce international.
Les négociations multilatérales vont reprendre à l'OMC dès la fin de 1999 : il nous semble utile que dès à présent l'Union européenne et les Etats-Unis engagent une concertation étroite afin de bien préparer cette échéance.
Pour leur part, les Européens sont prêts à cette coopération renforcée dans le domaine commercial et monétaire. Les économies, les valeurs et les intérêts des Etats-Unis et de l'Europe sont largement communs. La question est de savoir s'ils parviendront à définir des méthodes nouvelles de partage de la décision et des responsabilités.
S'il y parviennent ils pourront gérer ensemble ces intérêts communs, pour fonder enfin la relation transatlantique sur le "leadership partagé" (Shared leadership) que Mme Albright a appelé de ses voeux, et que nous souhaitons construire, entre les Etats-Unis et l'Europe./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2001)