Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, à France 2 le 24 mars 2003, sur la politique africaine de la France et la crise irakienne à l'Onu.

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Média : Emission Complément d'enquête - France 2 - Télévision

Texte intégral

Q - Que faut-il retenir de ce reportage sur l'Afrique, sommes-nous devenus des gardiens de la paix ?
R - Je crois qu'il faut d'abord se souvenir en permanence des liens très particuliers qui existent entre la France et l'Afrique, des liens de fidélité, des liens marqués par l'Histoire, par la géographie et par la culture, mais d'une exigence aussi. Un destin nous a lié et nous voulons être à la hauteur du partenariat entre la France et l'Afrique.
Q - On a l'impression que l'on se retirait plus ou moins de tous les pays d'Afrique ces dernières années. Nous réinvestissons-nous maintenant ? C'est ce que l'on a vu avec la Côte d'Ivoire.
R - Nous avons une ambition pour l'Afrique. Nous l'avons vu avec la Côte d'Ivoire, nous l'avons vu avant dans d'autres crises, la crise malgache où la France a joué un rôle déterminant pour réinsérer Madagascar dans le concert africain et pour organiser la réconciliation. Nous le voyons très clairement dans le cas de la Côte d'Ivoire, même si le processus est difficile.
Q - En s'interposant entre les rebelles et le pouvoir, on s'ingère ?
R - Oui, mais nous répondons en l'occurrence à la demande de toutes les parties et c'est pour cela que nous avons accepté d'envoyer des troupes en Côte d'Ivoire pour éviter des massacres. Rappelons-nous ce qui s'est passé au Rwanda. Combien de centaines de milliers de personnes ont été massacrées à l'époque ? Nous avions évidemment cela en tête dans la longue détérioration de la Côte d'Ivoire, sur près de dix années. Il fallait éviter cela, organiser donc le cessez-le-feu à l'Ouest, au Nord et avec l'appui des autres partenaires africains, des pays de la région de l'Union africaine, de l'Afrique du Sud, de l'ensemble de la communauté internationale et des Nations unies. Vous voyez que la politique africaine de la France a beaucoup changé. C'est une autre histoire dans laquelle la France assume son rôle de médiateur, de catalyseur. Elle est soucieuse de mettre l'Afrique davantage au coeur des problèmes du monde. Lorsque le président de la République, à Kananaskis, dans les grandes réunions internationales, à Monterrey, à Johannesburg, lors du Sommet du développement durable, demain au Sommet du G8 d'Evian, met l'Afrique au coeur des rendez-vous de la communauté internationale, elle montre bien à quel point l'Afrique est importante pour elle, pour le règlement des crises, pour le développement, pour la démocratie.

Q - Revenons à la crise irakienne, nous jouons notre partition en Afrique, la joue-t-on également en Irak ? Nous avons fait le choix que l'on connaît. Vous avez été très écouté à l'ONU, avec brio, cela a été souligné par tout le monde, n'en avez-vous pas fait un peu trop d'une certaine façon ?
R - D'abord, il faut resituer l'Irak dans la vision qui est celle de la France. Bien sûr, pour nous, la crise en Irak est une crise majeure de prolifération. Il y a peut-être des armes de destruction massive, nous ne pouvons pas accepter le statu quo et, avec l'ensemble des pays de la communauté internationale, nous avons décidé de mettre en oeuvre un outil à travers les inspections des Nations unies pour aller jusqu'au bout de ce risque, pour en avoir le coeur net et supprimer l'ensemble des ces armes si elles existent. A partir de là, et ne l'oublions jamais, c'est une des crises de prolifération. Il y en a d'autres, la Corée du Nord et il y a d'autres pays dans le monde, au Moyen-Orient notamment, qui sont susceptibles d'être des pays proliférants.
Q - Lorsque je dis que vous en avez peut-être un peu trop fait, sans refaire l'Histoire, fallait-il acculer les Américains à cet échec et à cette défaite à l'ONU ?
R - Je crois qu'il faut être précis. Certains de vos invités ont avancé un certain nombre d'arguments sur lesquels il faut revenir. La France ne s'est pas opposée, elle n'a pas cherché à s'opposer aux Etats-Unis. Nous avons défendu des principes, dans un cadre collectif qui est celui des Nations unies où elle a eu, du début à la fin, le soutien de la très large majorité des Etats comme le soutien de la majorité de la communauté internationale.
Q - Mais on voit aussi l'amertume des Américains de voir comment nous avons brandi ce drapeau et que nous avons été chef de file ?
R - Effectivement, c'est là où l'on peut se poser la question. La partie aurait-elle pu être jouée différemment, un compromis aurait-il pu être trouvé ?
Ce qui est intéressant, c'est que les propositions faites par l'un de vos invités, en particulier, un ultimatum de 30 jours qui aurait permis d'en faire un peu plus, cela a été rejeté par les Américains, c'est la proposition canadienne. La proposition chilienne faisait état de trois semaines.
Q - Oui, mais on a vu aussi que vous avez été tellement vite quelquefois pour repousser des propositions américaines !
R - Là, vous évoquez la proposition britannique qui vient en fin de parcours, alors même que d'ores et déjà, l'agenda militaire est lancé. Les choses sont faites et il s'agit là d'habiller l'ultimatum et la marche à la guerre. La France n'est pas la première à refuser, nous refusons le jeudi. Il faut le rappeler, dans la nuit de mercredi à jeudi, le Conseil de sécurité, nos représentants permanents à New York sont réunis, et l'ensemble des Etats, la grande majorité des Etats rejette cet habillage d'ultimatum. Pourquoi ? Tout au long de l'aventure de cette crise irakienne à New York, il y a une constante : nous avons vu que le schéma proposé par les Nations unies, le schéma des inspections était soutenu par la grande majorité des Etats et que ce schéma marchait. Or, et je veux insister sur ce point, ce qui a divergé à la fin du mois de décembre, au début du mois de janvier, c'est qu'un calendrier militaire a été mis en place, qui, inexorablement, a avancé.
Q - On s'est dit qu'il y avait un calendrier militaire qui remonte à très longtemps et on avait l'impression que le calendrier diplomatique n'était là que pour l'épouser.
R - C'est exactement cela.
Q - Et donc vous avez joué dans la partition ?
R - Non, à partir du mois de septembre, lorsque nous avons travaillé sur la fameuse résolution 1441, nous avons parlé dix fois par jour avec tous pour arriver à cet outil, très important une fois de plus, car il s'agit de régler la crise irakienne mais aussi toutes les autres, c'est donc important d'avancer. Que se passe-t-il fin décembre ? Il y a une montée militaire en puissance sur le terrain, inexorable et l'on voit peu à peu que la ligne diplomatique s'efface derrière la ligne militaire. Lorsque nous demandons à nos partenaires américains et britanniques de nous concerter, - je le fais à la mi-janvier -, je constate que ce dialogue devient de plus en plus difficile, qu'à chaque étape de nos rendez-vous du Conseil de sécurité, - c'est vrai le 5 février, à nouveau à la fin de ce même mois et tout au cours du mois de mars -, il n'y a pas de réponse diplomatique possible, tout simplement parce que c'est la marche vers une intervention militaire.
Q - Est-ce que cela veut dire qu'effectivement il fallait marquer le coup cette fois-ci pour dire aux Américains qu'ils ne peuvent pas faire ce qu'ils veulent lorsqu'ils le veulent, qu'il y a une communauté internationale et il faut composer avec cela ? Est-ce cela que l'on a voulu faire aujourd'hui ? Ou a-t-on "coulé" l'ONU d'une certaine façon ?
R - Nous avons voulu affirmer l'importance de la responsabilité collective dans le cadre de l'ONU. Ne l'oublions pas, nous sommes obsédés par cette crise, mais ne l'oublions pas, il y a beaucoup d'autres crises dans le monde. Je pense à la Corée du Nord, je pense au terrorisme, aux crises régionales, - pensons à la crise du Proche-Orient - et c'est pour cela que je voudrais dire ma confiance dans l'avenir, dans la capacité que nous aurons, sur le plan diplomatique à travailler tous ensemble avec les Américains, avec les Anglais comme avec toute la communauté internationale.
Q - Il y a pour vous un divorce terrible avec les Etats-Unis ?
R - Mais remettons-nous en perspective. Ce qui nous divise aujourd'hui sur les principales gestions dans la crise irakienne, nous serons obligés de le surmonter pour faire face à d'autres crises. Prenons le cas du Proche-Orient, nous voyons aujourd'hui les réactions dans le monde arabe à la suite de l'évolution de la crise irakienne. Nous voyons bien la tension.
Q - M. Chirac y est très apprécié.
R - Au coeur de la position française, il y a toujours eu cette inquiétude devant cette division du monde, devant ces fractures du monde, devant ce problème d'une opposition entre des sociétés et des cultures, des religions. C'est un véritable problème pour le monde, très au-delà de la crise irakienne. Nous allons être confrontés à toutes ces crises au lendemain même de la crise irakienne. L'un des éléments très intéressant de la position américaine tout au long de cette crise, c'est que l'on a eu le sentiment, peu à peu, qu'elle change d'objectif. Au départ, nous parlions du désarmement de l'Irak qui est le seul objectif légitime de la communauté internationale. Puis, doucement, on a parlé du changement de régime et ensuite, du remodelage du Proche-Orient. Peu à peu s'est fait ce lien assez subtil entre le 11 septembre qui est, je crois, au coeur de l'attitude américaine, et le terrorisme d'Al Qaïda. A notre connaissance, il n'y a, et je crois que c'est le sentiment de tous les grands services de renseignements du monde, aucun lien prouvé aujourd'hui entre les deux. Par un tour de passe-passe, nous passons de l'un à l'autre mais nous devrons nous rendre à la réalité, nous devrons affronter la crise régionale du Proche-Orient, nous devrons affronter le terrorisme.
Q - On le dit partout, lorsqu'il faudra revenir à l'ONU, les Américains seront plus que réticents.
R - Mais ce n'est pas la question, ils n'auront pas le choix, pas plus que nous, pas plus que toute la communauté internationale.
Q - L'ONU sans les Etats-Unis, cela veut-il dire encore quelque chose ?
R - Mais, on le voit bien aujourd'hui, y compris dans l'attitude des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, l'ONU est la seule instance de légitimité. Les Etats-Unis ont besoin tout de suite de l'ONU pour faire face à l'urgence humanitaire. Ils auront besoin demain, pour gagner la paix, de l'ONU et de nous tous. Il faut comprendre que face à ces crises du monde, nous avons besoin de nous retrouver.
Comment réglera-t-on la crise du Proche-Orient ? Un Etat peut-il, seul, régler la question du Proche-Orient ? Non.
Q - On a vu là que les Etats-Unis ont fait une sorte de coalition de circonstance avec la Grande-Bretagne et l'Espagne. C'est aussi une doctrine, ne s'orienteront-ils donc pas vers cela, disant que l'ONU ne fonctionne pas, ainsi nous ferons ce que nous voulons.
R - C'est bien là qu'est la tentation et si la position française s'est tenue à ces principes aussi fermement, c'est bien qu'il y a une tentation, celle du recours à la force. On pourrait effectivement imaginer demain que l'usage de la force soit à nouveau employé dans d'autres crises du monde. Nous pensons que la force ne doit être qu'un dernier recours car derrière cet usage de la force, il y a le risque effectivement d'aviver les plaies du monde. C'est donc un message très important que nous adressons, mais ce n'est pas la France qui l'adresse seule, c'est toute la communauté internationale, la majorité des membres du Conseil de sécurité. Et il est très important, vis-à-vis de nos amis américains, - c'est cela l'amitié, c'est cela la solidarité d'un allié -, lorsque nous ne partageons pas la même conviction, lorsque nous pensons que l'analyse qui est faite n'est pas tout à fait la bonne, d'essayer de trouver une solution. Il se trouve que dans la crise irakienne, la marge de manuvre était faible parce que la montée en puissance et la détermination à agir était trop forte.
Q - Aujourd'hui, lorsque l'on voit ce qui se passe sur le terrain, on voit cette guerre qui ne se déroule pas vraiment comme on l'avait espéré, - ce soir par exemple, le Pentagone demande une rallonge budgétaire de 62 milliards de dollars au Congrès -, on sent que cela va durer. Etes-vous pessimiste lorsque vous voyez cela ?
R - Je suis tout à fait en phase avec l'analyse de la France qui fait état de la complexité du monde. Oui, il y a de nombreuses menaces, oui, il y a une réalité complexe, face à cette crise complexe, il n'y a pas de solution simple, il n'y a pas de solution miracle, il n'y a pas de baguette magique qui permettrait de régler le problème à Bagdad et d'espérer qu'immédiatement, tous les problèmes du monde s'en trouveraient réglés.
Q - Vous dites donc que la force ne suffit pas, la force seule ne mène pas à grand chose. Mais les Américains disent, que le droit seul, sans la force, cela ne mène pas à grand chose non plus.
R - C'est bien pour cela que, si la force doit être employée, elle doit l'être dans le cadre de l'action collective. La France n'a jamais dit qu'il ne fallait jamais utiliser la force. De ce point de vue là, il y a eu de mauvais procès faits à la France. Nous avons toujours dit - et c'est tout l'esprit de la résolution 1441 - qu'il y avait deux temps : nous essayions de travailler avec les inspecteurs tant que les inspections fonctionnaient, nous continuions ; puis, si les inspections ne fonctionnaient plus, alors le Conseil de sécurité se réunissait à nouveau et nous en tirions toutes les conséquences, y compris un éventuel recours à la force. Mais notre conviction, c'est que la communauté internationale ne peut être efficace, y compris dans le recours à la force, que lorsqu'elle est unie. On le voit bien, les Etats-Unis, nous l'espérons, gagneront vite cette guerre mais pour reconstruire la paix, comment imaginer qu'un pays seul puisse le faire ?
Q - En même temps, on voit aussi que le conflit ne se passe pas comme prévu, je le disais et l'on voit aussi des manifestations dans tous les pays arabes autour, une sorte de sentiment musulman qui solidarise tout le monde. Etes-vous inquiet pour la suite en fonction de la durée qu'aura le conflit ?
R - Nous sommes convaincus qu'aujourd'hui, nous ne pouvons pas faire fi de ces cultures qui s'expriment, de ces religions qui s'expriment, que le respect et la tolérance sont de mise.
Q - Mais concrètement, pouvons-nous nous attendre à des choses graves ?
R - Mais je crois que cela fait partie de la gestion de crise. Il y a un risque effectivement de voir des mouvements s'organiser, c'est notre inquiétude depuis le départ. Le risque d'une recrudescence du terrorisme, le risque de voir des sociétés s'enflammer, de voir des Etats menacés de déstabilisation par une telle crise. Nous ne le souhaitons évidemment pas mais, compte tenu de la situation aujourd'hui, il y a un risque qu'il faut prendre en compte dans toute gestion de crise.
Q - L'Europe, on voit les dégâts terribles que cela a causés, les Anglais et les propos très durs qu'ils ont tenus sur nous, les Italiens que vous avez sermonnés aujourd'hui par le biais de votre ambassadeur concernant les propos tenus au moment du Sommet européen, il n'en reste pas grand chose de l'Europe, il faudra "tricoter" et cela aussi sera difficile.
R - Certains de vos invités ont dit des choses très justes. L'Europe s'est construite à travers un marché d'intérêts, à travers des politiques, la PAC par exemple. Et c'est vrai que nous n'avons pas suffisamment au fil des années, - car nous ne pouvons pas tout faire en même temps -, prêté attention à l'identité européenne, aux valeurs communes de l'Europe, à la politique étrangère, à la politique de sécurité qui, à bien des égards, sont embryonnaires. C'est cette Europe-là qu'il faut bâtir. Il faut aller plus vite, il faut établir des règles et c'est tout le sens de la Convention pour l'avenir de l'Europe présidée par M. Giscard d'Estaing et qui vise justement à trouver des règles ensemble. On a fait le reproche dans la crise irakienne d'un manque de concertation européenne, ce n'est pas tant cela le problème, nous nous sommes concertés ; le problème est que cette concertation n'a pas été respectée. On l'a vu au travers les lettres des Huit, les lettres des Dix alors même qu'il y avait une position commune au départ.
Q - A vous entendre, on se demande si vous n'avez pas un défaut quand même, car on ne vous en connaît pas beaucoup, n'êtes-vous pas trop optimiste ?
R - Je crois qu'il faut être volontaire en diplomatie. Nous sommes confrontés à des problèmes, personne ne peut le nier. Dire qu'il n'y a pas de chemin pour avancer, ce serait une erreur, dire aussi qu'il faut s'attarder aux difficultés avec l'oeil sur la vitre, c'est une erreur aussi. Regardons en arrière, il y a eu de nombreuses crises dans les relations franco-américaines : celle de 1966, celle de 1986, l'affaire de la Libye avec des mouvements de passion, - je l'ai vécu moi-même aux Etats-Unis -, extrêmement forts. Il faut s'atteler à dépasser cela tout simplement parce que la tâche qui est aujourd'hui la nôtre, est tellement importante que nous avons besoin de tout le monde. Aucun Etat aujourd'hui ne peut s'ériger en gardien du monde.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 mars 2003)