Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdames, Messieurs,
Lancée à l'initiative du Président de la République, la rédaction de la charte de l'environnement est un enjeu majeur pour notre pays.
Dans cette perspective, je me réjouis que cette journée ait permis une grande richesse de débats et que vous ayez pu aborder de nombreux thèmes. Les questions que vous avez soulevées sont lourdes de conséquences ; il est normal que les débats aient été animés.
Je remercie Robert Klapisch d'avoir entrepris de relever avec brio les quelques conclusions majeures de vos travaux. C'est un exercice difficile, mais il est vrai que Robert Klapisch a l'expérience de la présidence du Comité scientifique de la Charte de l'environnement.
Ce comité a accompli un remarquable travail d'analyse et de confrontation des points de vue. Je veux profiter de cette occasion pour saluer la qualité de sa démarche et remercier tous les scientifiques qui se sont mobilisés pour apporter leur contribution à cette réflexion.
L'élaboration d'une charte de l'environnement et sa formalisation au niveau constitutionnel voulues par le Président de la République sont un acte politique majeur.
Il s'agit bien d'une avancée décisive dans la construction de principes régissant la vie des sociétés.
En ce sens, les principes du développement durable sont des principes de civilisation. Ils tentent d'apporter une perspective aux aspirations de sociétés de plus en plus complexes, urbanisées et industrialisées, conscientes de l'impact de leurs actes sur des biens environnementaux, communs et fondamentaux pour l'avenir de l'humanité - dont ils mesurent en même temps la fragilité.
La Charte de l'environnement va définir les références constitutionnelles et législatives démocratiquement adoptées par la société pour encadrer ces principes.
La communauté scientifique est concernée par cette évolution à plusieurs titres.
Cette évolution engendre, d'abord, de nouveaux besoins de recherche. Et ces nouveaux besoins portent autant sur la connaissance et l'expertise que sur les formes dialectiques et délibératives de relations entre la science et la société. Toutes les contributions de l'expertise sont mobilisées: état des connaissances, caractérisation des risques, évaluation des mesures d'anticipation et de prévention, appréciation des dommages parfois et, bien sûr, demande de remédiations.
En réalité, je vois dans cette implication de la recherche trois aspects positifs.
L'appel à la recherche témoigne d'abord d'un souci de rationalité et d'un désir de connaître et de comprendre.
Le risque, en effet, existe que la préservation de l'environnement conduise à des formes de sacralisation d'états naturels idéalisés.
Cette sacralisation radicaliserait des prises de position idéologiques et porterait en germe de dangereuses dérives du point de vue de l'humanisme.
Certes, la science n'a pas la prétention d'incarner seule la raison. Nous savons que nous devons faire preuve d'une vigilance lucide et responsable.
De même, nous sommes conscients de l'immensité des connaissances qui manquent aux hommes pour comprendre le fonctionnement de l'univers, de la biosphère ou de la géosphère. Pourtant, l'évolution des ressources naturelles, les dynamiques des ressources renouvelables, l'impact de l'homme sur l'environnement obéissent à des lois scientifiques et, quelles que soient les limites de nos connaissances, c'est à partir de ces lois qu'il faut décider nos actions.
L'appel à la recherche a aussi pour motivation la réduction de l'incertitude. En cela, son exigence et son impatience sont sans limites.
Pourtant, nos sociétés devront apprendre à vivre avec les controverses, les incertitudes et les imprévisibilités. L'évolution des sociétés a, en effet, modifié simultanément de nombreux paramètres qui déterminent le fonctionnement des milieux.
Ces interventions sont intervenues à toutes les échelles, élargissant le spectre des impacts de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Cette évolution a mobilisé la recherche et la technologie. Elle a aussi été rendue possible par les avancées scientifiques.
Or, bien que nous nous soyons dotés d'instruments de mesures et de moyens de calculs sans précédent, nous n'avons pas intégré dans la même période, ni la modification des différentes corrélations, ni mesuré tous les changements de paramètres. C'est ce qui fait dire à Ulrich Beck que la science est devenue elle-même cause de risques. C'est un raisonnement de même nature qui conduit à la théorie de la contre-productivité d'Ivan Illitch.
Ulrich Beck et Ivan Illitch ont à la fois raison et tort.
Ils ont raison car ils nous font prendre conscience des déséquilibres que peut provoquer le fait que nos sociétés deviennent toujours plus complexes et artificielles. Mais cette vision s'inscrit dans un scénario reposant sur une absence de maîtrise et de contrôle des technologies. Or, il faut se garder de laisser croire que le remède serait une sorte de régression scientifique.
Certes, il faut une inflexion. Une inflexion vers un scénario de maîtrise et de responsabilité est vitale pour la survie de l'humanité.
Cette inflexion proviendra de la combinaison constructive de la démocratie, de l'éthique et de la recherche.
C'est en effet grâce à des moyens scientifiques et technologiques plus précis et plus prédictifs que nous pouvons piloter de façon plus économe nos ressources naturelles.
Nous savons maintenant que la réduction de l'incertitude est pour l'humanité une course sans fin. A mesure que nous répondons aux questions d'aujourd'hui, les demandes de certitude s'accroissent et se confondent dans nos sociétés avec l'exigence de sécurité.
Si nous admettons que l'exigence de sécurité est légitime, nous devons apprendre à distinguer la sécurité de la certitude.
Nous devons accroître la sécurité dans un univers incertain.
C'est toute la dialectique de la précaution.
Et c'est bien vers cet objectif que tendent tous ceux qui réfléchissent à cette question.
C'est la raison pour laquelle Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe intitulent leur ouvrage "Agir dans un monde incertain".
Ils proposent de compléter la séquence classique - connaissances /expertise /décision - par la recherche collaborative pour coproduire des connaissances et des innovations dans le cadre de procédures de démocratie technique.
Ils proposent aussi d'adjoindre à la démocratie de délégation que nous connaissons des formes de démocratie de dialogue qui permettent de partager les principes des décisions et les limites de nos connaissances.
Et quand Jean-Pierre Dupuy parle de catastrophisme éclairé et demande que l'on rende crédible la catastrophe pour mieux la prévenir, ne vise-t-il le même objectif ?
Lui aussi propose d'élargir la concertation. "Cette incertitude est si spécifique que seuls des outils neufs, seules des conceptions inédites de la rationalité permettraient de la traiter sinon de la réduire. Il faut imaginer des procédures de délibérations, de concertation et de décision qui feront de l'incertitude angoissante un fardeau partagé et partagé équitablement."
Une chose est certaine : tous concourent à nous dire que la précaution n'est pas l'abstention, mais bien l'action et que la recherche fait partie des dix commandements de la précaution.
L'obligation de recherche est le 5ème commandement du rapport de Philippe Kourilsky et de Geneviève Viney. C'est pourquoi la référence à un principe d'anticipation envisagé comme définition d'un principe général recouvre mieux ce qu'est une véritable attitude de précaution. L'exigence d'anticipation renvoie à l'action. Elle renvoie aussi à l'alerte qui constitue l'autre pilier permettant d'améliorer la sécurité dans un contexte d'incertitude.
De ces réflexions, la communauté scientifique doit retirer une deuxième retombée positive, la nouvelle conception de l'expertise, ou plutôt une exigence de vision intégrée de la connaissance et de l'expertise.
Une vision interactive et rétroactive où l'état de l'art, l'impact des innovations et évaluations des mesures d'anticipation réagissent de façon symphonique.
L'élaboration de ces nouvelles conceptions fait partie des fonctions des chercheurs. Ces tâches font partie des fonctions des chercheurs.
Elles ne peuvent être abandonnées à des tiers qui ne seraient pas en même temps des scientifiques reconnus.
De plus en plus, la bonne volonté et l'amateurisme ne peuvent suffire. Il faut des méthodes et des règles. C'est le sens des procédures d'expertise collégiale et de la création des agences d'expertise. Il s'agit bien de consacrer des méthodes, des compétences et des moyens à l'élaboration de l'expertise qui relève des chercheurs eux-mêmes.
L'expertise doit se doter de procédures et de règles qui garantissent son indépendance, sa sincérité, son professionnalisme.
Olivier Godard nous rappelle que l'expertise doit traiter la pluralité des thèses scientifiques pour désamorcer les luttes d'influence.
L'expertise n'est pas unidirectionnelle et le savoir et l'action ne sont plus alignés selon un schéma linéaire.
La confrontation répétée des théories et des modèles avec la réalité du fonctionnement des milieux et des sociétés est indispensable.
En retour, il est indispensable que les principes adoptés préservent l'indépendance des scientifiques et des experts et limitent leur responsabilité, faute de quoi l'opinion dominante ou l'intimidation militante risqueraient de biaiser l'avis des experts.
C'est donc bien une charte des droits et des devoirs qui est nécessaire.
Le troisième aspect positif est lié à la clarification des rôles et des responsabilités. La codification définit les fonctions des différents acteurs et la responsabilité qu'ils assument. De ce point de vue, le scientifique et le juriste se ressemblent dans deux registres complémentaires par le souci de précision, des mesures pour l'un, des concepts pour l'autre. Ils se rejoignent aussi dans la compréhension et l'anticipation des effets induits et différés.
Il est fondamental que la distinction entre l'expertise et la décision soit renforcée.
Il est fondamental que chacun respecte cette distinction, qu'il s'agisse du chercheur ou du politique. Il est aussi fondamental qu'aucun des deux ne fuie la responsabilité qui lui incombe.
Le scientifique expertise. Le politique décide.
Pour toutes ces raisons, il serait souhaitable qu'une charte de l'expertise soit élaborée et que les expertises fassent l'objet de contrats clairs précisant la commande et les responsabilités.
Tout le débat est de savoir si la reconnaissance constitutionnelle et législative de la préservation de l'environnement provoque des freins nouveaux à la recherche et à l'innovation.
En ce qui concerne la recherche, cette crainte ne me paraît pas fondée, dès lors que les textes situent bien la recherche du côté des mesures entrant dans l'anticipation et la précaution. La méthode de préparation de la charte, la commission scientifique que vous présidez, Monsieur Klapisch, cette journée même, les consultations que vous avez menées me semblent apporter toutes les garanties que l'on peut souhaiter. La connaissance ne sera pas entravée.
Les règles démocratiques ne sauraient d'ailleurs s'opposer à la créativité scientifique.
L'histoire de l'humanité ne nous enseigne-t-elle pas que l'obscurantisme est du côté du totalitarisme, pas du côté de la démocratie ?
L'innovation pourrait-elle, dans certains cas, être ralentie ? Je voudrais partager avec vous une conviction sur ce point.
La réduction de l'impact environnemental, la gestion raisonnée des ressources naturelles, la conception de technologies économes, une organisation des activités humaines mieux optimisée vont constituer dans l'avenir des facteurs décisifs de la compétitivité des économies et de l'équilibre des sociétés.
De plus, les citoyens et les élus vont prendre en considération les bilans environnementaux dans leur choix de systèmes de transports, de traitements de déchets ou de distribution des eaux.
Autrement dit, la formalisation juridique confère une valeur démocratique à des exigences économiques et sociales incontournables.
C'est pourquoi la reconnaissance du rôle de la recherche scientifique et de l'innovation technologique pour éclairer les pouvoirs publics et les citoyens et les aider à mettre en oeuvre les principes du développement durable est essentielle et légitime. C'est dans ce sens que travaille, je le sais, le comité préparatoire de la Charte.
Plus largement, la société française a besoin d'une recherche forte et indépendante, d'une recherche projetée vers l'avenir et assurée du soutien de ses responsables. Ce qui se passe ici est une preuve parmi d'autres de l'attention fondamentale que le Gouvernement porte à la recherche publique française et de la confiance qu'il accorde à ses chercheurs, à la qualité de leurs travaux comme de leur intégrité....
Aussi difficile que soit le contexte, tout en tenant compte des exigences de solidarité nationale, le Gouvernement fera tout pour assurer à la communauté scientifique les conditions de sa réussite, de sa reconnaissance et de son avenir.
Pour revenir à la Charte de l'environnement, nous devrons, en tant que scientifiques, veiller au respect de deux conditions.
La première concerne l'application du principe de précaution aux activités de recherche elles-mêmes. Dès lors que la recherche est une des actions d'anticipation, elle agit dans un contexte d'incertitude. Elle est conduite à mettre en oeuvre des expérimentations dans ce contexte.
Il ne doit pas y avoir de confusion ou d'amalgame.
Les programmes de recherche ne peuvent pas être contrôlés, au titre des principes de préservation de l'environnement, en fonction de l'application potentielle de leurs résultats.
Les scientifiques doivent mettre en oeuvre des dispositifs de prudence. Les expérimentations à risque doivent faire l'objet de procédures de contrôle et d'autorisation appropriée.
En revanche, s'il doit y avoir débat en fonction des finalités des recherches, de leurs résultats et des conditions de leur diffusion, ces discussions relèvent de critères éthiques appréciant les conflits de valeurs des sociétés. Ces critères ne doivent être confondus avec la précaution environnementale.
Enfin, il est essentiel que le travail du législateur dans ce domaine se situe dans une vision dynamique. Les moyens d'investigation et de simulation de la recherche continuent de progresser, les théories scientifiques évoluent, les sociétés s'organisent, la culture technique des individus progresse.
Nous ne connaissons pas le savoir de demain.
Il convient donc d'être à la fois humble et confiant dans le travail de rédaction de la charte.
Il est enfin essentiel que la normalisation s'inscrive dans cette dynamique et possède la capacité d'adaptation et de souplesse qui lui confère une pérennité.
Je vous remercie de votre attention.
(Source http://www.recherche.gouv.fr, le 17 mars 2003)