Déclaration de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, sur les relations franco-autrichiennes, le rôle de l'Europe en faveur de la paix, la construction européenne et les difficultés du processus de paix au Proche-Orient, Vienne, le 30 septembre 2003.

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Circonstance : Voyage en Autriche de Dominique de Villepin du 29 au 30 septembre 2003 : intervention à l'Assemblée nationale autrichienne le 30 septembre 2003

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Chers Amis,
Permettez-moi d'abord de vous dire tout le plaisir que j'ai d'être aujourd'hui parmi vous. Vous l'avez dit, Monsieur le Président, nous sommes des amis, et je pense qu'entre amis, on peut tout se dire. C'est vrai, nous avons passé des années difficiles. C'est vrai aussi que nous avons à coeur de rattraper le temps perdu. Ma visite aujourd'hui, celles de ministres français et autrichiens, dans votre pays et en France, au cours des prochains mois, la perspective de votre venue à Paris, Monsieur le Président, l'invitation que je vais transmettre au Président autrichien, de la part du Président français, témoignent des liens très forts qui existent entre nos deux pays, à un moment si important de la vie de nos deux nations, de la vie de l'Europe et de la vie du monde.
Je me réjouis de me retrouver parmi vous dans cette enceinte prestigieuse, au coeur de votre démocratie et de votre vie politique.
Avec le projet de Constitution de l'Europe, nous avons ensemble une nouvelle ambition. Cette ambition n'est pas seulement d'être cette grande puissance économique qui repose sur son marché et sa monnaie uniques. L'Europe doit jouer tout son rôle sur la scène internationale pour être cet acteur politique que tous les partenaires de l'Union appellent de leurs voeux. L'Europe avance chaque fois qu'elle ouvre de nouveaux horizons. L'audace et l'inventivité sont les conditions mêmes de son existence.
C'est ici, il faut le rappeler, à Vienne, dans cette ville cosmopolite que Montesquieu comparait à une Babel moderne et qui a accueilli tant d'artistes et d'intellectuels, de Beethoven à Brahms, de Kafka à Wittgenstein, que je veux réaffirmer l'espoir d'une Europe ouverte sur le monde. C'est ici, dans cette capitale culturelle européenne, que je veux revenir sur l'histoire commune de nos deux pays, une histoire dont découle notre besoin commun impérieux d'Europe.
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L'histoire de notre continent n'est-elle pas celle d'un long apprentissage, d'une alchimie qui a transformé notre diversité en complémentarité ? Ce qui fait notre richesse aujourd'hui, c'est bien cette possibilité enfin retrouvée de faire vivre nos différences au lieu de nous diviser en leur nom.
Les relations entre nos deux pays illustrent ce chemin partagé à travers les siècles.
Nous avons en commun l'héritage d'un passé glorieux, celui de deux grandes puissances européennes. Longtemps le regard du royaume de France fut tourné vers l'Empire habsbourgeois. Héritier du Saint-Empire romain germanique, il n'a pas cessé de nous fasciner, de Victor Hugo à Napoléon rêvant d'un couronnement à Aix-la-Chapelle.
Nos deux capitales portent la trace de cette histoire prestigieuse. Elle se lit partout, dans la splendeur des deux palais jumeaux, Versailles d'un côté et Schönbrunn, de l'autre, dans le tracé du Paris haussmannien comme dans la Vienne impériale qui, en des cercles concentriques, s'organise autour de la Ringstrasse.
A travers la culture, nous exprimons deux identités en miroir.
Au XVIIème siècle, le classicisme français reflète un génie national épris de rationalité cartésienne et du culte de la volonté qui a été illustré par Corneille ; le baroque habsbourgeois marque pour sa part le triomphe de la contre-réforme catholique qui s'épanouit dans une civilisation plus ouverte au plaisir des sens : songeons aux ornements de la Bibliothèque nationale et de l'abbaye de Melk. Nos oeuvres aussi ont exprimé notre angoisse face à un destin incertain. C'est dans les romans de Robert Musil que l'on comprend le mieux la fin de l'Empire habsbourgeois et, au-delà, celle d'un changement d'époque pour l'Europe tout entière. Les corps torturés de Schiele, les figures fabuleuses de Kokoschka, la femme sublimée de Klimt et les couleurs crues des Fauves nous offrent la même perception d'un monde exacerbé et qui doute. C'est un autre Viennois, Sigmund Freud, qui a donné de nouvelles clefs pour comprendre l'âme humaine et pour arpenter les territoires obscurs de l'inconscient.
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Toujours à l'écoute l'une de l'autre, nos deux cultures se sont nourries d'échanges exceptionnels.
Electrisée par la modernité de la Flûte enchantée, la France de Beaumarchais n'a jamais démenti son engouement pour Mozart. Notre admiration pour la musique autrichienne a aussi façonné notre propre histoire, de l'amour que nous portons à Schubert à la réinterprétation magistrale des oeuvres de Schönberg et de l'école viennoise par Pierre Boulez. Bien avant qu'une grande exposition au Centre Pompidou rende hommage à la Modernité viennoise, Rodin et les artistes de la Sécession avaient déjà noué des liens profonds et fructueux. Vous me permettrez cette notation personnelle : ces liens continuent de vivre, y compris très fortement en moi, puisque l'un des recueils de poésie que j'ai consacré à des poèmes s'appelle Sécession en hommage à ces artistes viennois.
Cet enrichissement mutuel entre nos cultures se poursuit aujourd'hui dans les belles pages que Peter Handke consacre à la banlieue parisienne délaissée ou dans l'interprétation par Isabelle Huppert, de l'écriture à vif d'Elfriede Jelinek, à travers la caméra d'un réalisateur autrichien, Michael Haneke.
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L'histoire nous a également unis par les blessures qu'elle nous a infligées : la guerre d'abord ; l'expérience de la barbarie ensuite.
Reconnaissons-le : l'opposition entre nos deux pays a, pendant des siècles, fait pencher l'Europe vers la guerre. Pouvait-il en aller autrement entre deux prétendantes catholiques à l'hégémonie européenne ? Heureusement, par le renversement d'alliances, nous nous sommes retrouvés enfin unis, et l'Europe put connaître trente ans de paix et de prospérité. Il fallait tout le courage d'un duc de Choiseul et d'un comte de Kaunitz pour mener à bien cette révolution des esprits. Elle fut de courte durée. A Vienne en 1815, Metternich, prince de la diplomatie, ne rêvait-il pas d'un équilibre continental en organisant la rivalité de nos puissances. Un siècle plus tard, à Versailles, on pensait avoir banni tout affrontement meurtrier hors du sol européen. Pourtant de part et d'autre, chez Stefan Zweig comme chez son ami Romain Rolland, on pressentait les menaces qui pesaient sur la paix, on partageait la même hantise de la guerre et de son cortège d'horreurs.
Nos deux histoires sont marquées aussi des plaies de la barbarie et je songe à tous ceux qui, à l'image de Joseph Roth ou de Soma Morgenstern, ont dû prendre le chemin de l'exil devant la menace nazie. Beaucoup d'entre eux se sont réfugiés en France d'où, hélas, la guerre les a chassés vers de nouveaux destins. Nous savons, en France comme en Autriche, que certaines pages de notre histoire ont été entachées des pires responsabilités. Nous savons également que l'intolérance, la xénophobie, la haine de l'autre sont toujours prêtes à renaître. Conscients de cette fragilité, nous mesurons le devoir de mémoire qui doit être le nôtre.
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De ces blessures, nous avons tiré ensemble la volonté de bâtir un véritable destin européen.
Après la Seconde Guerre mondiale, le besoin d'une Europe unie s'impose à tous. Rappelons-nous la clairvoyance du général Bethouart dans son livre Combat pour l'Autriche. En associant les Autrichiens du Tyrol à l'exercice de son mandat, il scelle avec eux une amitié dont ils se souviennent encore avec émotion, cinquante ans après son départ, nous en parlions il y a quelques instants, Monsieur le Président. C'est bien dans un souci de réconciliation qu'il lance l'idée du festival de musique de Bregenz ou encore s'engage pour la création, ici même à Vienne, d'un lycée et d'un institut français qui, aujourd'hui encore, font vivre notre amitié et le croisement de nos identités respectives.
Nous traversons désormais un temps d'épreuves. Dans l'incertitude qui nous entoure, je pense souvent à Stefan Zweig évoquant ce coup de feu de Sarajevo qui, en juin 1914, "fracassa en mille miettes comme un vase de terre creux ce monde de la sécurité, de la raison créatrice, dans lequel nous avions été élevés". Avec la chute du mur de Berlin, et plus récemment les attentats du 11 septembre, nous avons assisté à la fin d'un monde. Nous sommes maintenant à la recherche d'une cohérence nouvelle. Nous devons comprendre les nouveaux enjeux et les nouvelles menaces auxquels il nous faut faire face.
Le monde, aujourd'hui, est fragilisé par les attentats et la violence terroriste. Il suffit d'énumérer, de Djakarta à Bagdad, de Casablanca à Jérusalem, chaque fois que le terrorisme frappe, il répand la souffrance et la peur. Les blessures qu'il inflige sont bien aujourd'hui notre premier défi. Mettant à mal la sécurité mondiale, il s'attaque aveuglément aux populations civiles innocentes mais aussi aux institutions qui, comme l'ONU, incarnent pourtant les valeurs qui devraient rassembler la communauté internationale.
La menace terroriste est d'autant plus dangereuse qu'elle tire parti d'un ordre mondial encore en gestation. Utilisant toutes les possibilités d'un univers qui est devenu global, exploitant les technologies les plus modernes, le terrorisme a su mettre à profit l'accélération du rythme de la planète. Il conjugue le couteau, le cutter, et les technologies les plus sophistiquées. Il sait aussi se servir des failles du système international : les crises régionales, les peuples blessés ou appauvris, les zones de non-droit, les trafics illégaux. Ce sont autant de terreaux sur lesquels le terrorisme s'enracine et prospère. Plus grave encore, avec la prolifération des armes de destruction massive, il trouve la possibilité de décupler sa capacité de nuisance.
Dans ce monde incertain, nous assistons à l'apparition de nouveaux enjeux. Les aspirations identitaires, les revendications culturelles, le fondamentalisme religieux s'affirment aujourd'hui avec vigueur et parfois même avec violence. Dans les Balkans et en Afrique, nous avons vu resurgir les conflits interethniques. A travers les crises qui déchirent le monde arabo-musulman, nous mesurons le poids de ces nouvelles composantes de la stratégie internationale.
Soyons lucides : le monde d'aujourd'hui ne peut plus être maîtrisé par la seule force des armes. La puissance connaît une véritable révolution et elle dépasse désormais le poids économique, démographique, militaire ou technologique d'un pays. Au XIXème siècle, nous mesurions la puissance en ces termes : le poids d'un Etat sur le plan militaire, sur le plan technologique. Comme le constatait déjà Joseph Roth, "les frontières politiques ne sont plus des points, des traits, des lignes sur une carte, mais des querelles, des chemins de croix, des passions, des golgothas, des crucifixions".
Dans ce contexte, chacun mesure combien la confrontation entre les cultures, les religions et les civilisations est aujourd'hui l'un des risques les plus difficiles auxquels nous avons à faire face. C'est bien là le défi central qui se profile derrière les crises actuelles, à commencer par celles de l'Irak ou du Proche-Orient. Dans les deux cas, la souveraineté des peuples concernés constitue l'une des pierres d'angle d'un retour à la paix et à la stabilité. C'est vrai de l'Irak où l'on ne peut pas espérer mobiliser les populations de ce pays contre la violence et pour la reconstruction sans leur restituer la véritable maîtrise de leur destin. De même au Proche-Orient où l'affirmation d'un Etat palestinien, responsable et partenaire de celui d'Israël, est bien la clé d'une paix durable.
Qui sait mieux que l'Europe, qui sait mieux que nos pays, l'importance des identités et des cultures ? Nous avons connu en France les guerres fratricides. Nous avons connu également l'épreuve et les blessures, nous qui, plusieurs fois, avons combattu pour l'Alsace-Lorraine. Cette importance des identités culturelles, religieuses, linguistiques, vous la connaissez également, vous qui êtes issus d'un empire dont l'hymne était chanté en onze langues.
Face à ces dangers, nous devons avoir une certitude, celle de l'urgence, et une conviction, celle de la nécessité de l'action. Notre monde ne peut plus tergiverser. Il ne peut plus se diviser, il doit être pris en main, recadré, relancé. A trop attendre des solutions diplomatiques incertaines, il risque chaque jour davantage de s'enfoncer dans les conflits qui le minent et ébranlent sa cohésion. Il nous faut prendre, tous ensemble, conscience des périls de notre monde pour pouvoir y apporter les remèdes nécessaires.
Et comment le faire sinon par l'unité de notre communauté internationale, seule réponse véritable à la mesure d'un univers globalisé où chaque conflit en cours dans une partie de notre terre se relie immédiatement au reste de la planète ? Les ondes de choc qui se déroulent à l'autre bout du monde viennent secouer chacune de nos sociétés, évoquant cet univers annoncé par Paul Valéry, où l'écho des canons de Verdun parviendrait jusqu'aux Antipodes.
C'est donc l'exigence d'unité qui doit nous inspirer, Autrichiens et Français, dans toutes nos actions. Avec le souci de défendre les principes et les valeurs que nous devons porter au plus haut de nos priorités : premièrement, la justice et la solidarité en faveur des peuples qui souffrent de la pauvreté ou de la violence ; deuxièmement, le dialogue et le respect de l'autre parce qu'aucune de nos cultures, de nos religions ou de nos civilisations ne saurait s'ériger au-dessus des autres ; enfin la défense du droit et de la morale sans laquelle nos initiatives ne seront pas acceptées. Cette nécessaire unité de la communauté internationale, nous devons la promouvoir parce qu'elle est la seule à pouvoir donner toute sa légitimité à nos actions et, par là même, à lui assurer une véritable efficacité.
Comment ne pas être conscients, nous Autrichiens et Français, face aux menaces qui nous entourent, de cette urgence à rétablir un ordre multilatéral fort, dynamique et capable d'affronter les crises du monde ? En Irak, au Proche-Orient, en Afghanistan, dans les Balkans, c'est le multilatéralisme qui nous apportera les solutions durables, propres à rétablir la stabilité et la prospérité. On peut gagner seul une guerre ; aucun d'entre nous ne rétablira seul la paix. C'est par la cohésion de l'ensemble de nos pays que nous pouvons lutter pour vaincre le terrorisme, la prolifération ou le développement des filières du crime ; il n'y a pas d'alternative.
Cette conviction de mon pays, cet attachement au multilatéralisme, ne se nourrit pas d'une quelconque volonté de critique ou d'opposition systématique à l'encontre de nos amis et alliés américains, comme certains observateurs le répètent souvent à tort ; cette conviction est inspirée par l'analyse lucide de notre monde. Soyons conscients que les réalités de la société globalisée dans laquelle nous vivons ne nous laissent plus la liberté d'agir seuls sous peine de ne rencontrer qu'échec ou impasse. Lorsque la France évoque un monde multipolaire, elle ne fait rien d'autre que constater une situation existante, une situation de fait : les négociations menées ces derniers jours à Cancun ont clairement illustré cette émergence de plusieurs puissances régionales décidées à défendre leurs intérêts et leurs droits. On l'a vu avec le groupe de 22 pays conduit par l'Inde, le Brésil ou l'Afrique de Sud. A partir de cette réalité, notre responsabilité est de progresser à la fois vers une véritable démocratie mondiale, pour donner à chacun sa place dans l'ordre international, et vers un système multilatéral, seul à même d'établir des relations de coopération entre tous les Etats et toutes les régions du monde.
Dans ce monde fragile et incertain, l'Union européenne peut et doit apporter ses propres réponses. Telle est bien la conviction de la France.
D'abord parce que l'Europe est un pôle de stabilité, un pôle de paix. Elle a le devoir de projeter cette stabilité au-delà de ses frontières. Avec la guerre des Balkans, elle a pris conscience qu'il lui fallait agir pour empêcher les massacres qui étaient perpétrés à ses portes. Nous savons à quel point l'Autriche a ressenti dans sa chair la cruauté de cette guerre qui se déroulait à quelques centaines de kilomètres seulement de Vienne. Au Kosovo, mais aussi en Macédoine, l'Europe joue aujourd'hui un rôle essentiel dans la stabilisation de cette région dont les plaies n'ont pas encore cicatrisé. Elle s'engage pour la réconciliation qui, seule, permettra la paix entre les peuples et la perspective d'un avenir meilleur.
Nous devons assumer nos responsabilités, ensuite, parce que l'Europe, berceau des Droits de l'Homme, ne peut se montrer indifférente face à l'oppression. Je rends hommage à l'accueil chaleureux et dévoué que vous avez prodigué aux deux millions de réfugiés venus d'Europe de l'Est après 1945, fidèles à votre tradition d'ouverture. Je pense avec émotion aux 500.000 Juifs qui fuyaient alors l'Union soviétique et qui ont retrouvé leur liberté sur votre terre. Je connais aussi la mobilisation de votre pays en faveur des réfugiés bosniaques au moment du siège de Sarajevo. Ensemble, Autrichiens et Français, nous avons renouvelé notre attachement au respect des valeurs universelles en nous dotant d'une Charte européenne des Droits de l'Homme. Ensemble, nous voulons assurer le succès de la Cour pénale internationale. Mais nous devons aller plus loin encore et forger, à l'ONU notamment, des instruments qui permettent au monde d'avancer vers plus de justice et plus de liberté.
Enfin, l'Europe a vocation à rétablir le dialogue des cultures, trait d'union entre plusieurs continents, entre plusieurs religions, entre plusieurs histoires. Elle doit devenir ce médiateur qui, seul, peut faciliter la compréhension entre les peuples. La France le sait bien, elle dont l'histoire lui a permis de nouer des liens étroits et presque charnels avec l'Afrique. Avec l'Europe méditerranéenne, nous devons multiplier les ponts entre les deux rives, fidèles au partage et à l'échange qui, au fil des siècles, ont enrichi nos deux mondes.
Forte de ses convictions, l'Europe doit maintenant avancer sur le chemin de l'unité politique.
Elle doit réussir d'abord l'étape actuelle de l'élargissement. L'Autriche tient une place essentielle dans ce processus. C'est sous sa présidence que l'Europe a ouvert les négociations avec les pays que nous nous apprêtons à accueillir dans l'Union. Entourés par quatre de ces nouveaux membres, vous prolongez ainsi une tradition de coopération régionale dont l'Europe doit s'inspirer. Cette vocation d'interlocuteur des pays d'Europe de l'Est, vous l'assumiez déjà à l'époque de la guerre froide. L'Autriche de Bruno Kreisky, celle d'Aloïs Mock ensuite, était, comme l'a dit Jacques Delors, un "phare de liberté" pour ses voisins du bloc soviétique. A travers vos liens économiques mais aussi culturels, vous avez affirmé l'appartenance du "continent kidnappé" à l'Europe et nous partageons votre enthousiasme face à une Europe enfin unie.
Dans une Europe à vingt-cinq, nous devons ensuite nous doter d'institutions plus simples et plus efficaces. C'est tout le sens du projet de constitution élaboré par la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing. Le débat qui va s'ouvrir dans les prochains jours avec la Conférence intergouvernementale sera bien sûr un débat décisif pour nous tous. Nous devons l'aborder dans un esprit de confiance réciproque et de responsabilité si nous voulons préserver l'équilibre auquel ont abouti les travaux de la Convention. Je sais vos réserves, je connais vos doutes et nul plus que mon pays, qui a dû diriger les difficiles négociations du traité de Nice, n'ignore les principes auxquels l'Autriche est si fortement attachée. Mais nous pouvons, j'en ai la conviction, nous accorder sur la nécessité de donner à nos institutions européennes la lisibilité et la souplesse pour qu'elles soient reconnues et acceptées par nos citoyens. Il n'y a pas de place, au sein de l'Union, pour l'opposition entre "grands" et "petits" pays. Votre propre parcours depuis 1995 prouve que chacun, en vertu de son expérience et de son identité propre, a vocation à faire avancer l'Europe. Je reste donc persuadé que nous saurons trouver ensemble le chemin d'un accord qui donnera à l'Union européenne ces institutions solides et démocratiques dont elle a besoin.
Affirmons enfin notre présence sur la scène internationale avec deux objectifs majeurs.
Tout d'abord en nous dotant d'une véritable politique étrangère européenne. C'est tout le sens des propositions contenues dans le projet de constitution qui prévoient, en particulier, la nomination d'un ministre des Affaires étrangères responsable devant le Parlement et la Commission. Cette innovation correspond à une triple nécessité : faciliter nos relations avec nos partenaires au sein de la communauté internationale, améliorer la lisibilité de notre politique étrangère, rendre plus cohérente notre action dans le monde.
Nous devons ensuite encourager le développement d'une vraie politique de défense européenne. Nous connaissons et nous respectons la position particulière qui est celle de l'Autriche en ce domaine. C'est pourquoi nous apprécions d'autant plus la participation de votre pays aux opérations de l'Union dans les Balkans et au Congo. En effet, nous le voyons chaque jour, la multiplication des crises régionales exige un plus grand engagement de la part de notre Union. Présente en Afghanistan et dans les Balkans avec nos amis américains, l'Europe a franchi un cap décisif avec l'opération militaire autonome qu'elle a lancée en Afrique centrale, dans la province de l'Ituri, au Congo. Nous devons mettre en place une capacité d'action commune qui réponde aux exigences du monde d'aujourd'hui. En mettant en commun ses forces, l'Europe pourra répondre aux crises ; en mobilisant ses moyens civils, elle pourra uvrer pour la prévention des conflits et le maintien de la paix. Et nous savons les moyens, les capacités, l'expérience de l'Autriche à cet égard. Cette ambition, nous voulons la partager avec tous les Etats : les propositions formulées par l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg et la France au printemps dernier sont bien sûr ouvertes à tous. Cette ambition, nous souhaitons la mettre en oeuvre avec le Royaume-Uni : depuis le Sommet de Saint-Malo, la Grande-Bretagne a joué un rôle essentiel dans la construction de l'Europe de la défense ; avec elle, nous voulons aujourd'hui donner à la défense européenne une nouvelle impulsion décisive, et nos récents échanges à ce sujet confirment cette volonté commune.
Mais c'est aussi avec l'ensemble de la communauté internationale, que l'Europe doit relever le défi de la paix.
Au sein de la relation transatlantique d'abord, elle veut être un partenaire fiable, qui assume ses responsabilités. Une Europe plus responsable pourra enfin partager les risques d'un engagement dans le monde. Entre l'Europe et les Etats-Unis, il peut y avoir des divergences, des malentendus. Il n'y a là rien de surprenant : notre histoire commune a évolué lentement vers des réalités politiques, économiques ou sociales souvent différentes ; nos deux visions du monde ne coïncident pas toujours. Faut-il s'en inquiéter ? Je ne le pense pas : au-delà de cette diversité, nous savons nous retrouver dans une même communauté de valeurs, pour défendre les principes de la démocratie et les Droits de l'Homme. C'est bien là l'essentiel qui doit nous unir par-delà nos différences.
Avec les autres grands pôles ensuite, l'Asie, l'Amérique latine, l'Afrique, l'Europe veut établir de vraies coopérations en apportant son savoir-faire, ses moyens et, par-dessus tout, son écoute. Nous devons encourager la dynamique du regroupement régional qui est à l'oeuvre dans le monde, parce qu'elle est un facteur de stabilité et de démocratisation. Les organisations régionales sont aussi un espace de responsabilité et de légitimité, ayant vocation à régler les conflits régionaux. Nous l'avons vu avec la contribution apportée par la CEDEAO, la Communauté des Etats d'Afrique de l'Ouest, à la recherche d'une solution politique en Côte d'Ivoire, et à la pacification du Liberia il y a quelques semaines.
Dans les enceintes multilatérales enfin, l'Europe doit appuyer le renforcement et l'innovation des institutions pour maîtriser les nouveaux enjeux du monde. N'avons-nous pas appris, au cours de nos cinquante ans d'existence politique, que la concertation et le dialogue étaient le meilleur moyen pour trouver des solutions efficaces et acceptables par tous ? Aujourd'hui de plus en plus de domaines échappent à la seule maîtrise des Etats, si l'on songe aux questions d'environnement, de croissance économique ou de sécurité. Face à ces grands défis, mettons nos efforts en commun pour réfléchir aux réformes que nous pourrions encourager, tout particulièrement dans le cadre des Nations unies, qu'il s'agisse de l'élargissement de la composition du Conseil de sécurité ; de la mise en place de nouveaux organes pour promouvoir une vraie gouvernance de l'économie mondiale et assurer une authentique prise de conscience en faveur du développement durable ; ou encore du renforcement des instruments à la disposition de la communauté internationale pour la défense des Droits de l'Homme, ou la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive.
Mesdames et Messieurs, Chers Amis,
L'Autriche et la France sont des héritières de cette vieille Europe dont l'histoire est émaillée de déchirures et de querelles, de sursauts et de retrouvailles, mais aussi pétrie d'expérience.
Notre volonté aujourd'hui est bien d'avancer vers de nouveaux horizons, et d'abord de bâtir ensemble cette Union où la famille européenne se voit aujourd'hui enfin rassemblée. Cette unité retrouvée nous ouvre une opportunité historique qui est aussi le devoir de notre génération : nous mobiliser autour des valeurs qui forment le projet européen afin de leur donner une nouvelle vitalité et les mettre ainsi au coeur du nouvel ordre mondial.
Fortes de leurs expériences et de leurs complémentarités, l'Autriche et la France ont à cet égard une responsabilité particulière. Nous devons porter cette ambition partagée. Nos deux pays ont des atouts : notre conscience aiguë des changements en cours qui requièrent adaptation et mobilisation, notre commune exigence de justice pour panser les plaies d'un monde à l'épreuve, notre volonté permanente de dialogue. Sachons relever le défi ; notre riche histoire commune nous y oblige.
Je vous remercie.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez mentionné le problème du Proche-Orient et le système du multilatéralisme. La politique israélienne a conduit à la situation actuelle. Le rôle de l'Union européenne a été, pour parler gentiment, modeste jusqu'à maintenant. Est-ce qu'au Quai d'Orsay et à Bruxelles, il y a des réflexions, des plans, pour changer cette situation regrettable ?
R - Monsieur l'Ambassadeur, vous posez une question qui nous tient à cur, Autrichiens et Français. Je peux dire que lorsque nous siégeons ensemble avec Benita Ferrero-Waldner au Conseil Affaires générales de l'Europe, les positions de la France et les positions de l'Autriche sur la question du Proche-Orient sont extrêmement proches. Nous partageons la même préoccupation et nous partageons la même conviction : c'est que l'attentisme ne peut faire que le jeu de la violence et du terrorisme au Proche-Orient. Donc l'interrogation qui est la votre, "que peut-on faire aujourd'hui ?", c'est l'interrogation constante de l'Europe. Vous avez dit "rôle modeste de l'Europe". Je voudrais quand même rappeler que l'Europe est le premier partenaire commercial d'Israël, et l'Europe est évidemment le premier partenaire qui aide, en matière de coopération, le peuple palestinien. Par ailleurs, l'Europe est très largement l'inventeur de la Feuille de route, nous avons contribué à la porter sur les fonds baptismaux. Certes, cette Feuille de route a été reprise en main et suivie par les Américains, qui se sont réengagés, nous nous en félicitons, depuis Aqaba. Mais aujourd'hui, nous le voyons bien, le risque au Proche-Orient, c'est l'impasse, l'enlisement, et donc plus de violence. Alors, des idées, il y en a. D'abord, comme toujours quand il y a des difficultés, accélérer : accélérer le processus de la Feuille de route, en trouvant des raisons fortes de mobiliser la communauté internationale. Nous pensons que la Conférence internationale, qui rassemblerait l'ensemble des Etats de la région, l'ensemble des Etats concernés et en particulier les grands représentants du Quartet, permettrait de faire avancer plus vite la perspective de création d'un Etat palestinien : permettre aux Palestiniens de retrouver une vie normale, retrouver la perspective et l'espoir de création d'un Etat, permettre aux Israéliens de trouver la sécurité à laquelle ils aspirent.
L'autre perspective, c'est celle d'un déploiement d'une force d'interposition dans la région, qui permettrait de garantir un processus de sécurité.
Des idées, il y en a encore beaucoup, qui pourraient venir renforcer l'initiative de la communauté internationale. Pourquoi ne pas accélérer, par exemple, le processus de reconnaissance d'un Etat palestinien ? Il est clair que des Palestiniens capables de prendre en main leur destin, ce serait un élément de sécurité pour la région, ce serait une incitation pour ce peuple à prendre ses responsabilités véritablement. Faut-il attendre en ne faisant rien qu'un mur, sur un tracé qui remet en cause l'accord international sur les frontières de 1967, ne vienne créer une solution qui ne puisse qu'inciter à davantage de haine et de violence. Nous ne le pensons pas. C'est pour cela que, y compris avec la perspective d'élections américaines, nous sommes convaincus que le devoir de la communauté internationale, c'est plus que jamais d'être en initiative, et qu'en particulier, c'est la responsabilité des Européens que de proposer sans relâche de nouvelles pistes, de nouveaux éléments de réflexion.
Q - Monsieur le Ministre, nous avons suivi votre discours aux Nations unies au mois de février. Je dois dire qu'en tant qu'Autrichienne, en tant qu'Européenne, j'étais fière d'entendre votre voix. Ma question portera sur une Europe séculaire, nous suivons aussi le débat actuel à propos de l'inclusion de la religion. Dans votre discours, vous avez relevé la question des cultures, vous avez parlé des dangers de la "libanisation" de l'Irak, à cause de cette formule libanaise qu'on essaie d'imposer à l'Irak. Ma question est quelle Europe séculaire avez-vous en tête, et comment on pourra l'avoir par opposition à une hyperpuissance qui fait un peu la politique au nom du Bon Dieu ?
R - Sur cette question de l'Europe et de l'identité européenne, entre une Europe fidèle, bien sûr à ses valeurs, fidèle à ses principes, mais qui ne fait pas interférer les éléments de religions dans la vie de cette Europe, eh bien je crois que la Convention a trouvé un équilibre assez sage avec son préambule, en mentionnant l'héritage spirituel de l'Europe. Alors faut-il rouvrir le débat pour y mentionner de façon plus précise des références à l'héritage chrétien ? Nous pensons qu'il faut être très prudents, parce qu'il y a le risque de voir à nouveau ces questions enflammer les pays européens, et chacun sait que cela suscite des débats extrêmement vifs. Je crois qu'il est important de travailler dans l'unité de l'Europe plutôt que dans la division.
Au-delà, votre question pose la grande question d'aujourd'hui, qui est celle de la diversité des identités, de la diversité des cultures, du respect entre les peuples. Nous pensons que l'un des grands risques dans le monde d'aujourd'hui, après la fin des blocs, après l'effondrement du mur de Berlin, après la disparition de l'Union soviétique, c'est de voir se recréer deux blocs, l'un face à l'autre. La chrétienté, l'Occident d'un côté, l'Orient ou l'Islam de l'autre. Rien ne serait pire que d'avoir reconstitué cette logique de fracture entre les peuples, entre les religions, entre les civilisations. C'est pour cela, pour éviter justement que les crises ne servent d'éléments de gangrène qui attirent en quelque sorte la crispation identitaire, qu'il nous faut travailler à une résolution des conflits.
Permettez-moi de vous dire à chacun merci et tout le plaisir et l'immense honneur qui a été le mien de pouvoir m'adresser à vous dans cette enceinte.
Merci Monsieur le Président.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 octobre 2003)