Interviews de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, à Radio France internationale le 27 décembre 1999, dans "Le Figaro" le 28 et à TV5 le 29, sur la situation en Côte d'Ivoire après le coup d'état militaire, Paris le 27 décembre 1999.

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Circonstance : Coup d'Etat en Côte d'Ivoire le 23 décembre 1999, suivi de la destitution du président Henri Konan Bédié le 24

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro - Radio France Internationale - Télévision - TV5

Texte intégral

ENTRETIEN AVEC RADIO FRANCE INTERNATIONALE LE 27 DECEMBRE :
Q - Après le coup d'Etat en Côte d'Ivoire, le général Gueï, le nouvel homme fort du pays, semble donc avoir la situation en main. Est-ce que la France était informée qu'un coup de force se préparait à Abidjan, Monsieur le ministre ?
R - Non, bien entendu. Des inquiétudes apparaissaient, qu'il s'agisse de la situation économique et sociale, marquée par une baisse très forte, d'un pouvoir d'achat dépendant très largement du coton, du cacao ou du café. Nous avions mis en garde le gouvernement, le chef de l'Etat et son gouvernement contre ce qui nous apparaissait comme des dérives, des erreurs de pilotage.
Q - Quels genres de dérives ?
R - Nous pensons, en particulier, à la manière dont le débat autour de " l'ivoirité ", avait été conduit. Le durcissement des conditions de candidature, non seulement à la présidence, mais à la direction des partis politiques, qui de toute évidence, même s'il était pigmenté par la présence d'une communauté étrangère considérable - il y a 35 % de population étrangère en Côte d'Ivoire - apparaissait bien comme étant un des moyens pour le pouvoir d'éviter la candidature de M. Ouattara. Ajoutons-y les derniers événements qui ont, là encore, marqué une dégradation supplémentaire, je pense à l'emprisonnement des dirigeants du parti de M. Ouattara, du RDR. Le mandat d'arrêt lancé contre celui-ci, le discours enfin, mercredi à l'Assemblée nationale, qui faisait la preuve qu'il n'y avait pas d'évolution dans l'attitude du pouvoir, qui était sur une situation en quelque sorte bloquée.
Q - Vous aviez essayé de convaincre le président de changer d'attitude.
R - Nous l'avons fait discrètement, nous l'avons fait parfois plus publiquement, dans un but d'apaisement, mais surtout afin de prendre autrement cette question de la préparation des élections présidentielles, puisque l'an prochain il y a ce rendez-vous important. Bref, il y avait des signes inquiétants, mais rien qui pouvait laisser prévoir ce coup d'Etat militaire.
Q - Est-ce qu'il a été facile de convaincre les dirigeants français qu'il fallait prendre acte de la nouvelle donne à Abidjan ? On connaît les liens très étroits qui unissaient le président Chirac, le président Houphouet-Boigny et puis le président Henri Konan Bédié.
R - D'une manière générale, la Côte d'Ivoire est un de nos premiers partenaires. C'est avec ce pays que nous avons des liens particulièrement étroits, avec des assistances techniques et militaires importantes.
Mais, je dois dire que la communication a été très présente entre l'Elysée et Matignon et, bien entendu, le Quai d'Orsay et le ministère de la Défense. Il y a eu débat, il y a eu dialogue sur la manière d'appréhender cette situation, pour arriver, vous le savez, à l'évacuation du président Bédié hier midi, qui a été suivie d'ailleurs, dans la nuit, par l'évacuation de quelques-uns de son entourage.
Q - Est-ce que l'on peut dire que la France a privilégié la continuité de ses relations privilégiées avec la Côte d'Ivoire, plutôt que la survie politique du président Bédié ?
R - D'une manière générale, ce qui vient de se passer illustre la nouvelle politique française en Afrique. Il n'est plus question de nous ingérer dans le débat de politique intérieure, il n'est pas question de maintenir contre la volonté populaire tel ou tel dirigeant, mais il est évident aussi que cette non-ingérence ne signifie pas indifférence, encore moins abandon, la France, je le rappelle, a été le premier pays à condamner publiquement le coup de force, à appeler au rétablissement de la démocratie et de l'Etat de droit. Il nous reste maintenant et nous allons nous y employer dans les jours qui viennent, dans les heures qui viennent, à établir le dialogue avec nos partenaires européens, occidentaux, africains. Je rappelle que les pays de la CEDEAO de la région concernée sont réunis, enfin les chefs d'Etat sont réunis par le président Konare qui désormais préside cette instance mercredi prochain, c'est avec tous ceux là que nous allons désormais regarder l'avenir.
L'avenir, c'est le rétablissement le plus rapide possible, de la situation démocratique, cela veut dire la mise en uvre de nouvelles élections. Nous sommes prêts à appuyer ce processus, en observant et il faut s'en féliciter qu'il y a eu peu de violence ; en tout cas la communauté française, dont je voudrais saluer à cette occasion le sang froid remarquable dont elle a fait preuve, n'a pas eu à connaître de trop grandes difficultés, ni de trop grandes violences, hormis quelques pillages sur la communauté franco-libanaise en particulier. Mais désormais, je le répète, c'est l'avenir de nos relations avec la Côte d'Ivoire qu'il s'agit de préserver, nous y avons des intérêts importants, mais c'est surtout, je le répète, un pays qui joue un rôle considérable sur l'équilibre de la sous-région. Le Mali, le Burkina, le Niger, dépendent très largement de cette grosse locomotive qu'est, ou que devrait être, la Côte d'Ivoire et nous allons évidemment nous y employer.
Q - Pas question donc, pour l'instant, de suspendre la coopération de la France avec la Côte d'Ivoire, comme la France l'a fait avec le Niger après le coup d'Etat du 9 avril.
R - Il y a, dans le cadre des Accords de Lomé, une disposition qui s'appelle l'article 366 bis, et qui est en quelque sorte une procédure d'instruction à laquelle les pays concernés ne peuvent pas se soustraire et qui est l'obligation faite de donner des explications, d'indiquer les intentions, mais surtout les moyens de rétablir, le plus rapidement possible, la démocratie et l'Etat de droit. C'est l'affaire des Ivoiriens, mais il est clair que nous allons très probablement obliger la mise en uvre de cette instruction. C'est seulement au terme de celle-ci, si les explications données et si les propositions surtout qui nous serons faites n'apparaissaient pas convenables, par rapport à ce que nous entendons en matière de fonctionnement des institutions, que nous pourrions suspendre la coopération.
Q - Le général Gueï prônait en tout cas de remettre le pouvoir aux civils dès que les conditions seront réunies pour organiser les élections démocratiques. Etes-vous à moitié rassuré sur ses intentions démocratiques ?
R - Ce que nous savons de lui nous laisse espérer que cette promesse pourrait être tenue. Il appartient maintenant, je le répète, aux acteurs politiques ivoiriens à prendre leurs responsabilités, à faire prévaloir la réconciliation nationale et faire en sorte que la Côte d'Ivoire préserve cette situation très pacifique qui était la sienne, jusqu'à encore ces derniers jours.
Q - Des élections sont, en principe, prévues en octobre 2000, ce calendrier doit-il être respecté ?
R - Respecté au moins, d'aucuns voudront peut-être l'avancer, c'est aux Ivoiriens d'en décider.
Q - Est-ce que l'attitude de la France dans cette crise, son refus d'intervenir auprès de l'ancien président Bédié, peut-être interprété comme un signal, un avertissement aux autres pays africains qui ne respectent pas les règles du jeu démocratique ?
R - Je pense que c'est un signal pour ceux qui ne respectent pas les règles démocratiques, c'est aussi un signal à l'intention de ceux qui les respectent en montrant que la France a eu, au cours de cette crise, le souci de la sécurité de sa communauté, bien évidemment. Et le renforcement qui a été interprété comme une volonté d'ingérence cette fois, le renforcement de nos moyens militaires, avait bien cet objectif. Mais c'est aussi le rappel de notre position constante, qui est de refuser que la force soit le mode normal de transmission du pouvoir. Nous ne voulons pas transiger sur ce point et, je le répète, nous allons mettre la pression pour que, très vite, la situation démocratique, donc de nouvelles élections puissent être organisées.
Q - Mais à l'inverse, on peut aussi s'interroger sur les conséquences régionales de cette crise dans d'autres pays, où les règles démocratiques ne sont pas toujours respectées, je pense à la Guinée-Conakry et même au Togo, est-ce que le coup d'Etat à Abidjan ne risque pas de donner des idées aux opposants, dans d'autres pays de la région ?
R - Sur la Guinée-Conakry, il y a un contentieux. Les observateurs ont bien voulu considérer les élections qui se sont déroulées il y a quelques mois comme normales, si tant est que l'on veuille bien admettre que les choses ne se passent pas forcément comme elles peuvent se passer dans un pays comme le nôtre, qui est totalement rôdé à ce type de procédure. Je ne voudrais pas que l'on confonde, mais en tout cas, retenez que la France, à l'occasion de cette crise de la Côte d'Ivoire, illustrait sa nouvelle politique : ni ingérence, ni indifférence, encore moins abandon.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 décembre 1999)
INTERVIEW DANS LE FIGARO LE 28 DECEMBRE :
Q - Le coup d'Etat a-t-il pris de court les autorités françaises ?
R - Voilà des semaines que nous mettions en garde le pouvoir à Abidjan contre les effets de décisions politiques qui le conduisaient à l'impasse dans un contexte économique et social fortement dégradé. L'économie du pays, brutalement fragilisée par la chute des cours du cacao, du coton et du café, était aussi minée par une corruption que les derniers mois avaient mise à jour. La surexploitation du thème de "l'ivoirité" dans un pays comptant 35 % de populations venues de toute la sous-région pour travailler en Côte d'Ivoire, menaçait la stabilité du pays. Le débat sur les élections présidentielles, programmées pour octobre 2000, ne préparait pas la population à des choix démocratiques ouverts. L'ensemble de ces phénomènes nous faisait diagnostiquer une crise d'autorité politique profonde. De là à prévoir un coup de force, non.
Q - Pourquoi la France est-elle restée passive ?
R - Je viens de rappeler les mises en garde des autorités françaises. Elles étaient claires. Mais notre diplomatie en Afrique, comme partout dans le monde, ne l'est pas moins. Cet appel à la responsabilité trace nettement la frontière avec une politique d'ingérence que ce gouvernement a toujours refusée. Vous remarquerez d'autre part que la France a été le premier des partenaires de la Côte d'Ivoire à condamner le coup de force et à appeler au retour à l'ordre public, à la sécurité et à une vie démocratique normale. Enfin, les dispositions que nous avons prises durant la crise visaient toutes à garantir la sécurité de nos ressortissants au cas où elle aurait été mise en cause. Toutes ces dispositions montrent notre attention à la situation d'un pays dont nous restons très proches.
Q - Quelle est votre position par rapport aux putschistes ?
R - La France a condamné le coup de force parce que ce n'est pas un mode normal ni acceptable de transmission du pouvoir. D'autres l'ont également condamné, comme les pays de la CEDEAO et nombre de nos partenaires occidentaux. Nous attendons maintenant tous de ses auteurs qu'ils manifestent concrètement leur intention de rétablir un processus démocratique qui conditionne le dialogue des partenaires de la Côte d'Ivoire avec elle.
Q - Le non-ingérence française ne risque-t-elle pas de donner des idées aux militaires des autres pays du pré carré ?
R - Le principe de non-ingérence n'est pas un abandon, c'est tout le contraire : c'est un appel à la responsabilité. Il appartient à ceux qui détiennent la légitimité politique d'en répondre devant les populations. Ce qui s'est passée en Côte d'Ivoire n'est pas excusable mais rappelle ce principe fondamental de toute démocratie.
ENTRETIEN AVEC TV5 LE 29 DECEMBRE :
Q - Une première question, quelle est la position de la France après ce coup d'Etat en Côte d'Ivoire ? Pas de soutien à l'ancien régime, mais en même temps, pas de condamnation du coup d'Etat ?
R - Je voudrais d'abord dire qu'un coup de force, c'est toujours un échec et qu'il faut évidemment s'en émouvoir. La France a été parmi les premiers pays à condamner ce coup de force car elle refuse de considérer que c'est la bonne manière pour transmettre le pouvoir et en même temps, elle fait pression pour que, très vite, un processus démocratique permette à la Côte d'Ivoire, - je pense à des élections - d'afficher, non seulement vis-à-vis de la France mais aussi de ses partenaires africains, européens, l'image d'un pays qui justifie l'aide qu'on lui apporte.
Q - Le nouvel homme fort du pays, le général Gueï a accusé la France aujourd'hui, et surtout la présidence de la République de vouloir rétablir et imposer Bedié à la Côte d'Ivoire. Un retour de Konan Bedié vous semble-t-il complètement impensable et improbable ?
R - Il semble, - mais la réunion des ministres de la CEDAO aujourd'hui nous en apprendra un peu plus, elle se tient en ce moment - que la perspective d'un rétablissement du président Bedié risque de se heurter d'abord à une réalité de faits, à savoir que la totalité des forces militaires, y compris la gendarmerie, s'est ralliée au général Gueï, et que la population semble recevoir positivement le changement qui est en cours. Ceci témoigne bien que la "maison Bedié ", si je puis employer cette expression, était en réalité profondément minée par une situation sociale très douloureuse, notamment du fait de l'effondrement du prix du cacao qui est quand même la première ressource de ce pays, et qui faisait vivre un nombre considérable de petits planteurs, la corruption révélée autour de l'aide publique européenne au secteur de la santé, et ce débat autour de " l'ivoirité " qui a certainement fragilisé le président Bédié. Tous ces éléments cumulés expliquent très probablement la rapidité avec laquelle finalement, le nouveau pouvoir a pu s'installer.
Q - Sur cette analyse, il n'y a pas de différences, de divergences entre le président Chirac et le gouvernement Jospin ?
R - C'est ce matin, en Conseil des ministres que la question a été évoquée, et c'est de manière concertée que la crise a été gérée. Ce matin, c'est la position de la France qui a été exprimée, laquelle condamne, je le répète, le coup de force mais attend avec impatience les propositions que le général Gueï va nous faire pour rétablir la démocratie en Côte d'Ivoire.
Q - Justement, l'une des questions que beaucoup de gens se posent aujourd'hui c'est de savoir si la France va reprendre rapidement sa coopération bilatérale avec la Côte d'Ivoire et à quelles conditions ?
R - Elle n'a pas été interrompue, elle est importante - 2 milliards de Francs en 1998 - ce qui nous met très très loin, non seulement devant les bailleurs de fonds multilatéraux, mais bien entendu, devant l'Allemagne, l'Espagne, le Japon qui sont des bailleurs importants, très loin devant les Etats-Unis. Nous sommes en train d'évaluer ce que va devenir cette coopération : il y aura probablement modification de notre coopération militaire, mais en préservant la coopération militaire en matière de santé, en préservant aussi le centre régional de formation de maintien de la paix que j'ai inauguré il y a quelques mois avec le Premier ministre, M. Dinkin. Quant à la coopération civile, nous voudrions évidemment éviter que l'arrêt ou l'attente dans la mise en oeuvre de certains programmes ne vienne finalement porter atteinte à la situation de la société civile.
Il ne faut pas que les populations souffrent de cette situation.
Q - La France posera-t-elle des conditions ? Par exemple des élections libres ?
R - De toute évidence. Non seulement la France, mais je rappelle que, dans le cadre européen, nous avons demandé que soit appliqué l'article 366 bis de la Convention de Lomé, qui est une sorte de procédure d'instruction obligée, qui va amener la général Gueï à nous dire comment les choses se sont passées, pourquoi ce coup de force et surtout quelles propositions fera-t-il pour remettre en marche la démocratie. C'est au vu de cette instruction que l'Europe décidera si elle maintient, si elle poursuit ou si elle suspend sa coopération et la France, bien évidemment sera solidaire de ses partenaires.
Q - La crise couvait depuis longtemps en Côte d'Ivoire, malgré tout, avez-vous été surpris par ce dénouement ?
R - Oui, surpris, mais je dois rappeler que la France avait déjà, depuis plusieurs mois mis en garde le gouvernement et les autorités ivoiriennes quant aux tensions que certaines décisions avaient provoquées au besoin d'apaisement qui, malheureusement ne s'est pas manifesté. Nous avons été surpris, mais on peut aujourd'hui, hélas, expliquer assez facilement la manière dont les choses se sont passées.
Q - Ce sera ma dernière question : malgré tout, il y avait un président élu, il a été renversé par l'armée, il n'y a pas si longtemps, la France serait peut-être intervenue. Cela veut-il dire que c'est une autre époque, a-t-on changé d'époque en Afrique ?
R - Je crois que nous avons fait le choix d'une politique qui se caractérise par la non ingérence, ce qui ne veut pas dire l'indifférence, encore moins l'abandon. Nous entendons bien être partenaire de la Côte d'Ivoire, c'est un pays considérable qui joue un rôle important pour l'équilibre de toute cette sous-région, l'Afrique de l'Ouest. Espérons que très vite, je le répète, les conditions politiques nous permettent de considérer la Côte d'Ivoire à nouveau comme un bon partenaire.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 décembre 1999)