Texte intégral
Prince,
Madame la Comtesse,
Monsieur le Président, cher Pierre-Christian TAITTINGER,
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais tout d'abord vous remercier de m'avoir convié à m'exprimer aujourd'hui devant vous, et dire au Prince de BROGLIE combien j'ai été sensible à son accueil chaleureux.
Le débat sur la mondialisation et la ruralité présentent pour moi une importance particulière, alors que reprennent en mars les discussion agricoles devant l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC).
Pour les économistes, vous l'avez compris aujourd'hui, la cause est entendue : la mondialisation est le premier moteur du progrès et de notre enrichissement à tous, comme le furent en leur temps l'invention de l'imprimerie au Moyen-âge, ou la découverte de l'électricité au XIXème siècle.
Soit. J'appartiens à un gouvernement qui croit en l'importance de l'initiative économique pour l'épanouissement des sociétés et souhaite libérer les forces du marché pour la promouvoir.
En juin dernier, j'ai participé au Sommet mondial de l'alimentation organisé à Rome par la FAO. Selon cette institution, 840 millions de personnes souffrent de malnutrition dans le monde, un chiffre qui n'a cessé de croître ces dernières décennies. Pour moitié africains, ces citoyens du monde sont aussi asiatiques et latino-américains. La grande majorité d'entre eux vit en milieu rural.
Je voudrais aujourd'hui vous faire partager mon expérience de Ministre et vous montrer combien, vu à travers le prisme du monde rural, la mondialisation impose prudence et pragmatisme et ne justifie aucun excès idéologique, qu'il tende à la soutenir ou à la combattre.
Il y a cinq ans, le Sommet mondial de l'alimentation de la FAO avait fixé l'objectif d'une réduction du nombre de mal-nourris de moitié d'ici 2015. Il avait, à cet effet, adopté un plan d'action et un programme spécial pour la sécurité alimentaire.
En juin dernier, les Ministres de l'Agriculture et du Développement rural du monde entier se sont réunis pour en dresser le bilan. Le constat fut sans appel : les moyens financiers, techniques et humains mobilisés ne seront pas à l'hauteur de l'ambition poursuivie.
Aujourd'hui, la réponse à la faim dans le monde ne peut être que globale. Elle exige aussi une modification des règles régissant la mondialisation de nos échanges.
Et c'est bien là toute notre difficulté.
La mondialisation des échanges économiques et financiers, que les Anglo-saxons qualifient si froidement de " globalisation ", ne porte en elle aucune ambition de résoudre les maux de la planète. Elle pose un constat, mais n'apporte pas de solution. A mon sens, le monde rural en est une des premières victimes.
Pour les pays les plus pauvres, la mondialisation agricole résultant des politiques d'ajustement structurel et de l'accord de Marrakech de 1994 s'est, en effet, traduite par une désorganisation de leurs agricultures, sous l'effet d'importations massives. Concrètement, chaque quintal supplémentaire d'aliment étranger introduit sur le sol national est venu priver les paysans locaux d'un débouché. Sans revenu, les paysans quittent leur terre, et rejoignent alors les agglomérations les plus proches pour mendier leur survie. Ces pays ne générant pas suffisamment d'emplois dans les secteurs secondaires et tertiaires comme ce fut le cas en Europe à partir du XVIIIème siècle, les paysans qui ont rejoint la ville, viennent alors grossir le flot des bidonvilles et se trouvent condamnés à des vies de misère.
S'enchaînent alors les troubles sociaux inévitables que l'on connaît : les favelas de Ciudad d'El Este, au Paraguay, à la croisée des axes commerciaux du sous-continent " latino ", se sont progressivement reconverties en une plate-forme mondiale de la contrefaçon, un passage obligé entre les dragons asiatiques et l'Europe des marchés à la sauvette.
Pendant ce temps, sensiblement plus au Nord, les latifundia du Chaco, sont rachetées par des multinationales de la viande bovine, dont les coûts de production n'intègrent pas les mêmes exigences sociales, environnementales ou tenant à la qualité des productions.
Le même processus est à l' oeuvre sur tous les continents. En Afrique du Sud, les faubourgs de Johannesburg accueillent des trafiquants d'armes irriguant l'ensemble du marché africain. Les terres des anciens paysans agglutinés à Soweto sont désormais aux mains d'exportateurs de maïs en boîte ou de poulets congelés, qui feront le succès de la prochaine promotion d'un supermarché en franchise de la région parisienne.
Pour participer à l'intégration de l'Ethiopie dans le commerce international, les éleveurs nomades de la Corne de l'Afrique ont été sédentarisés. Cette évolution les oblige désormais à exploiter leurs sols, jusqu'à ce que la famine les pousse à Addis-Abeba où ils dépendront des approvisionnements du Programme Alimentaire Mondial (PAM)...
Faut-il citer plus d'exemples pour prouver que l'agriculture n'est pas un secteur comme un autre, et qu'à ce titre, on ne saurait l'exposer sans discernement dans le grand concert du libre-échange mondial ?
La mondialisation constitue, certes, un moteur indispensable à la croissance économique, mais pour autant qu'elle n'éradique pas, ce faisant, les structures essentielles de production, entraînant ainsi un effet précisément inverse à celui escompté.
L'exemple de la Côte d'Ivoire me paraît le plus représentatif de ce danger. Voilà un pays qui, conformément au modèle à la mode des années 1990, s'est lancé dans une libéralisation totale de son agriculture d'exportation. Le coton, le cacao et le café, et même l'ananas et la banane ont été touchés. Les exportations se sont développées, mais au prix d'un flot incontrôlé d'importations vivrières, qui a rejeté hors des campagnes une part considérable de paysans sans terre et sans ressource. Le gouvernement n'a disposé que de très peu de moyens pour accompagner cet important bouleversement social et culturel.
Ce fléau est aujourd'hui identifié comme le premier terreau des troubles politiques récents. Un des principaux différends entre les deux camps actuellement en conflit porte, en effet, sur le partage de la terre. Je me suis entretenu de ce sujet, le mois dernier, avec le Ministre de l'Agriculture mauritanien, dont le pays a suivi le même modèle que la Côte d'Ivoire. En m'exposant le programme de soutien aux agricultures vivrières que son gouvernement prépare, à l'instar de programmes similaires actuellement en rédaction au Maroc, au Sénégal et au Bénin, ce dernier ne m'a pas caché ses inquiétudes.
Ces exemples - que mes intentions soient bien claires - ne veulent pas éveiller chez vous un quelconque ressentiment contre la mondialisation. Ce sentiment est déjà attisé avec assez de démagogie par les agitateurs anti-mondialistes de nos sommets internationaux. Ils prouvent seulement que la mondialisation ne doit pas être abordée avec idéologie mais avec pragmatisme. Au cas par cas. Et parmi ceux-ci, la ruralité est un des aspects les plus délicats et doit, pour cela, faire l'objet d'un traitement particulier.
De nombreuses voix s'élèvent dans le monde pour affirmer que la mondialisation profiterait aux agricultures du Sud si les pays du Nord, et en premier l'Europe, acceptaient de renoncer à leurs subventions agricoles et à ouvrir encore davantage leurs marchés.
Pourtant les marchés européens sont déjà très ouverts : les trois quarts des exportations des pays les moins avancés y trouvent leur débouché, soit presque autant que l'Amérique du Nord, le Japon et l'Océanie et plus que l'ensemble des pays du groupe de Cairns réunis. Les produits exportés par les Européens et donnant lieu à des restitutions ne concurrencent, par ailleurs, que 6 % de la production agricole des pays en développement. Enfin, les subventions européennes à l'agriculture servent avant tout - on l'oublie trop souvent - à compenser les efforts sociaux et environnementaux accomplis par nos agriculteurs - des efforts sans commune mesure avec ceux des pays du Sud - et à rémunérer les services qu'ils rendent à la collectivité, en animant nos campagnes et en maintenant notre identité rurale .
En outre, un des premiers méfaits de la mondialisation sur le monde rural est d'avoir indexé le revenu de leurs paysans aux aléas des cours mondiaux des marchés de matières premières, et non de les avoir mis en concurrence avec les productions subventionnées du Nord. Particulièrement bas et en décroissance tendancielle depuis le début du siècle, ces prix mondiaux sont déconnectés des coûts des facteurs de production, et soumis aux spéculations des bourses d'échanges et des marchés à terme de Londres et de Chicago.
Les économistes néoclassiques ont une interprétation de ce phénomène. Ils avancent - modèle de MUNDELL-FLEMING à l'appui - que les fluctuations constatées tiennent au caractère marginal des échanges mondiaux par rapport à la production totale. Ils en concluent qu'en augmentant le volume du commerce mondial, une libéralisation accélérée des échanges suffirait à en stabiliser les prix.
Après dix mois de consultations et d'observations sur ce sujet, je ne le crois pas. Les marchés du cacao ou du café, libéralisés dès la fin des années 1980, connaissent une volatilité de leurs cours bien supérieure à ceux des céréales ou de la viande, alors même que la quasi-totalité de la production est désormais échangée sur le marché mondial. La mondialisation brutale de ces marchés s'est, par ailleurs, traduite par la disparition d'un grand nombre de paysans, pour la plupart incapables de gérer les variations de trésorerie, en l'absence de mécanismes et d'institutions financières appropriées.
Si ce schéma de libéralisation était appliqué aux denrées vivrières, il se traduirait donc inévitablement par une augmentation du nombre de personnes souffrant de malnutrition - comme le confessait récemment le Président des agriculteurs de l'Inde, lors du congrès mondial de la FIPA : " Moi qui représente 800 millions d'agriculteurs, je peux affirmer que nous avons sauvé notre peuple grâce à une politique un peu similaire à la PAC, c'est-à-dire assurer un minimum de règles pour éviter des fluctuations de prix trop importantes ".
Vous le comprenez bien, les dangers que la mondialisation fait peser sur le monde rural du Sud ne seront pas réglés en réduisant le nombre de paysans au profit des multinationales de l'agrobusiness du Nord. Au Nord comme au Sud, c'est l'équilibre entre ces deux populations de producteurs agricoles que la mondialisation doit préserver.
Nous devons renforcer la solidarité entre les milieux ruraux du Nord et du Sud, pour convaincre les milieux urbains de l'intérêt qu'ils ont à les défendre. C'est d'ailleurs tout le sens de la diplomatie agricole que j'ai initiée depuis ma prise de fonctions, en mai dernier.
En reprenant l'initiative sur des bases nouvelles, l'Europe peut proposer à ses partenaires une nouvelle politique répondant pleinement aux exigences du développement et de la moralisation des échanges agricoles.
Quels en sont les piliers ? Ils sont au nombre de trois :
- D'abord, l'affirmation sans ambiguïté du droit des Etats à conduire des politiques agricoles, notamment pour des raisons de souveraineté alimentaire et d'aménagement du territoire. Cela implique notamment, fût-ce dans le long terme, que la disparition des subventions et des droits de douanes ne constitue pas un horizon indépassable pour notre agriculture ;
- Ensuite, l'adoption de disciplines équilibrées et équitables, garantissant que les politiques agricoles des Etats ne nuiront pas indûment à celles de leurs partenaires et ne distordront pas plus qu'il n'est nécessaire les échanges internationaux. Car on ne peut accepter sans nuance la loi du plus fort et le laisser-faire/laisser-aller comme des principes directeurs de la société internationale. Certaines pratiques pour lesquelles les règles actuelles sont inexistantes ou insuffisantes doivent, en effet, obéir à des disciplines strictes. Je pense notamment aux crédits à l'exportation, aux marketing loans américains ou à l'utilisation détournée de l'aide alimentaire pour gérer les excédents ;
- Enfin, le rétablissement de préférences tarifaires pour les pays les plus pauvres. Les préférences ont été progressivement érodées dans une certaine indifférence de l'Europe, qui, avec les accords de Lomé, en était pourtant la pionnière. Or, je vous le dis en toute franchise, l'application généralisée de la clause de la nation la plus privilégiée tend à favoriser les plus favorisés. Les combats juridiques et politiques perdus à l'OMC - je pense notamment à la banane - ainsi que les actions en préparation - je pense au panel que le Brésil prépare contre l'Europe sur le sucre - appellent de notre part un sursaut. La possibilité de réserver certaines concessions aux pays les plus pauvres doit être précisément consacrée et les efforts en direction de ces pays être distribués de façon plus homogène parmi la communauté des pays riches. Plus d'un an après avoir mis en oeuvre son dispositif " tout sauf les armes ", l'Europe attend toujours que ses principaux partenaires développés lui emboîtent le pas.
C'est pourquoi, la négociation en cours à l'OMC, celle d'un cycle dit du développement ne peut continuer à traiter de la même manière les grandes puissances exportatrices agricoles et les pays les plus pauvres. Que les pays du groupe de Cairns qui souhaitent augmenter leurs parts de marché à l'export ne fassent plus croire qu'ils volent au secours des paysans peuls du Sahel ! Si l'on veut progresser à la Conférence de Cancun en septembre, il faut aborder le sujet avec lucidité et courage.
De son côté, le Président de la République a proposé lors du Sommet des chefs d'Etat franco-africains, le 20 février, un moratoire sur les subventions aux exportations agricoles les plus pénalisantes pour le développement rural des pays pauvres. Sa proposition fait actuellement l'objet de discussions au sein du groupe des 8 pays les plus industrialisés, en préparation de leur prochain sommet qui se tiendra le 1er juin à Evian, sous présidence française.
Pour donner sens à ces concessions économiques et commerciales, nous développons, en parallèle, un dialogue avec les représentants des paysans du Sud. Ce point me paraît essentiel si nous voulons réconcilier ruralité et mondialisation. Car si les ruraux de la planète sont parmi les premières victimes de la mondialisation, ils en sont au contraire rarement les acteurs. Isolées, enclavées, éloignées des axes de transport, du littoral ou des grands axes de communication, les campagnes ne se mondialisent qu'en disparaissant. Je veux dire, vous l'aurez compris, qu'en s'urbanisant.
C'est pourquoi j'ai souhaité lancer un dialogue entre les défenseurs du monde rural de la planète. Au Salon de l'Agriculture, il y a quinze jours, j'ai invité une vingtaine de Ministres de l'Agriculture africains. Plus de la moitié d'entre eux ont répondu à l'appel. Pourquoi l'Afrique ? Parce que les trois-quarts de sa population active sont des ruraux, dont les deux tiers sont des paysans vivriers.
Comme en Europe, ces paysans sont à leur façon garants de l'animation des campagnes. Dépositaires du patrimoine culturel et historique - souvent oral - de leurs peuples, ils sont également responsables de l'approvisionnement de leurs parents des villes, trop pauvres pour avoir accès aux plates-formes de l'alimentation mondialisée.
Comme en Europe, ces paysans doivent cohabiter avec les agriculteurs de pointe, dont les exportations sur le marché mondial constituent le seul moyen à court terme de brancher leur croissance sur le moteur de la mondialisation des échanges.
Bref, parce que l'Afrique, comme l'Europe, doit trouver une politique agricole qui assure l'équilibre entre la performance économique et la préservation du monde rural.
J'ai proposé à mes homologues africains de définir ensemble les valeurs qui doivent présider à une politique agricole garantissant cet équilibre, au niveau national comme dans les règles du commerce international, pour une agriculture mondiale " durable et humaniste ", comme nous l'avons ensemble baptisée.
Les acteurs de la mondialisation se côtoient chaque jour. Si ceux de la ruralité commencent à le faire aussi, le fossé qui sépare ces deux réalités pourra alors, peut être, commencer à se résorber.
Je vous remercie.
(Source http://www.agriculture.gouv.fr, le 21 mars 2003)