Texte intégral
Q - Est-ce que vous souhaitez, oui ou non, une victoire de la coalition britannique américaine en Irak ? Je vous pose cette question parce que vous avez fait une conférence devant l'Institut international d'études stratégiques à Londres, la semaine dernière, et la presse britannique vous reproche d'avoir éludé précisément cette question, alors votre réponse ?
R - Oui, j'étais surpris par la question tant cela me paraissait évident. Une guerre c'est toujours tragique, c'est souvent imprévisible, et bien sûr, nous sommes du côté de nos alliés, nous sommes du côté du droit, du côté de la paix. Nous l'avons dit clairement tout au long de ces longs mois, mais maintenant nous sommes dans une situation différente, nous sommes dans la guerre, et dans la guerre évidemment, nous sommes aux côtés de nos alliés, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
Q - Mais quand vous faite l'analyse de cette guerre et des difficultés que rencontrent précisément sur le terrain vos alliés, est-ce que vous avez le sentiment qu'il y a eu des erreurs d'analyse faites ? Notamment sur la capacité de résistance, voire sur le nationalisme irakien ?
R - Il ne m'appartient pas évidemment de commenter le cours de la guerre. Ce que l'on peut dire c'est que la guerre se révèle avec, à la fois, ses horreurs et ses surprises. Parmi les données souvent avancées avant les combats, il y avait l'idée que le régime irakien tomberait comme un "château de cartes", et dans la position française, vous vous le rappelez, nous n'avons cessé de dire : attention, il s'agit d'une région du monde couverte de fractures, il s'agit d'une région où le nationalisme, le risque de radicalisation d'un islamisme sont évidemment toujours présents, il faut donc agir avec beaucoup de précautions et le recours à la force ne peut être qu'un dernier recours. Nous avons toujours pensé que, tant que le désarmement pacifique de l'Irak était possible, il fallait aller aussi loin que possible dans cette voie. Et nous avons évidemment beaucoup regretté que ce cours soit interrompu.
Q - Alors aujourd'hui, vous avez dit et redit que vous souhaiteriez évidemment une guerre la plus brève possible et la moins meurtrière possible. Mais quand on voit ce qui se passe sur le terrain, est-ce qu'on n'est pas parti pour une guerre longue et meurtrière et jusqu'au bout de cette guerre, est-ce qu'on peut faire quoi que ce soit, pour empêcher ce cours qui semble de plus en plus inéluctable ?
R - Vous avez raison, quel que soit le regard que l'on porte sur cette guerre, la situation à l'intérieur de l'Irak, le drame et la souffrance des populations civiles, la situation des armées, que l'on prenne la situation régionale avec la très forte mobilisation dans le monde arabe, que l'on voie les opinions publiques telles qu'elles s'expriment, partout à travers le monde, on se rend compte qu'il y a là une émotion, un bouleversement extrêmement importants. Il faut le prendre en compte. Alors devant une guerre, la tentation, la volonté c'est d'essayer de tout faire pour réduire ces souffrances, pour réduire cette horreur, d'où l'idée bien sûr - et cela a été le premier sursaut des Nations unies - de décider une résolution humanitaire pour essayer de trouver le moyen d'alléger la souffrance des populations. Ceci a été créé vendredi par un vote à l'unanimité de la communauté internationale, à l'unanimité du Conseil de sécurité, décidant donc de se mobiliser pour cette aide d'urgence.
Q - Est-ce que vous diriez aujourd'hui que - je ne parle pas militairement, mais politiquement - les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont déjà perdu cette guerre ?
R - Je me garderai bien de ce genre de propos, pour une raison simple, c'est que nous sommes déjà dans une situation qui est par trop difficile. Le rôle de la France, à chaque étape, c'est d'avoir cherché à jouer un rôle utile, un rôle constructif, d'aider à porter le droit, d'aider à porter la paix. Je crois que, encore dans cette situation de crise, de guerre que nous connaissons, il faut jouer ce rôle, faire en sorte que tout soit préservé pour faciliter les choses. Que la guerre soit la plus courte possible, la moins meurtrière possible, cela implique évidemment que nous ne rajoutions pas d'huile sur le feu.
Q - Vous avez toujours dit qu'une guerre préventive de ce type risquait d'ouvrir une boîte de Pandore, est-ce qu'on n'est pas en train d'assister à l'ouverture de cette boîte de Pandore ? On a vu, par exemple, la Syrie, à laquelle les Etats-Unis ont reproché d'avoir transféré des armes à l'Irak, apporter son soutien clair désormais, au régime de Bagdad. Qu'est-ce que vous dites à Damas ?
R - Bien évidemment, nous demandons et nous l'avons fait publiquement, fortement à tous les pays de la région, d'observer la plus stricte retenue face à ce conflit, rien ne serait pire que de voir cette région s'embraser davantage. Nous connaissons tous la souffrance qui existe dans cette région du fait du conflit israélo-palestinien, nous connaissons tous les susceptibilités, les tensions et évidemment tout cela est avivé par la souffrance de la population irakienne. Nous devons donc être extrêmement vigilants, extrêmement attentifs pour ne pas ajouter de nouvelles fractures, de nouvelles tensions à la situation présente.
Q - On va parler de l'après-guerre, parce que vous êtes très focalisé sur l'après-guerre. Auparavant, une curiosité de ma part, est-ce que vous avez jamais cru pouvoir empêcher une guerre dont il apparaît de plus en plus clairement, et toute la presse américaine et britannique en fait l'écho, qu'elle était déjà décidée depuis un an, en tout cas depuis le mois de juin 2002 ?
R - Il y a clairement eu une détermination américaine, il y a eu un calendrier militaire, une accélération qui s'est faite vraisemblablement au tournant de l'année, mais je pense qu'il faut toujours essayer jusqu'au bout de modifier le cours des choses. Et je crois que la diplomatie a permis de faire évoluer assez considérablement les mentalités et de voir quelle était cette réalité. On n'a pas pu renverser le cours des choses mais je crois que cette prise de conscience par les populations, fait qu'aujourd'hui dans la communauté internationale, on observe peut-être avec plus de lucidité, plus de responsabilité. Je crois que le maître mot dans cette crise c'est, aujourd'hui, la responsabilité, car nous voyons bien les drames, nous les voyons quotidiennement sur nos écrans et nous les connaissons, mais nous devons avoir conscience qu'il y a d'autres drames encore plus grands qui peuvent surgir si nous cédons à la tentation systématique du recours à la force, si nous cédons à la peur. Il va falloir éviter tout cela, éviter des enchaînements dramatiques et cela implique évidemment, vis-à-vis du monde arabe, vis-à-vis de l'islamisme, que nous ayons une attitude extrêmement scrupuleuse, attentive pour éviter que ce choc des cultures, ce choc des civilisations, ce choc des religions ne provoquent à nouveau de grandes catastrophes.
Q - Précisément, ce qui va se passer au lendemain de cette guerre, à la fin de cette guerre, dans la gestion de l'Irak, va être très important du point de vue de ce que vous venez d'évoquer. Très souvent vous avez dit, vous avez répété, il faut placer l'ONU au coeur de la reconstruction et de l'administration de l'Irak, est-ce que ce n'est pas là encore un voeu pieux, comme le voeu que vous aviez de ne pas recourir à la guerre, un voeu pieux, quand on entend les Américains dire qu'il y aura une administration militaire et civile américaine en attendant le transfert à une administration irakienne ?
R - Je ne crois pas du tout. Je crois que c'est un travail difficile, mais il faut regarder le monde tel qu'il est. Il y a un devoir de lucidité, de responsabilité, je l'ai dit, et dans ce travail de lucidité il faut reconnaître une vérité que nous avons essayé de défendre sur la scène internationale depuis de longs mois. C'est la nécessité de l'unité de la communauté internationale. Un bref retour en arrière : le 11 septembre, la communauté internationale a été unie face au terrorisme. A partir du début septembre dernier, nous avons été unis pour rédiger cette résolution 1441 et travailler ensemble contre le risque de prolifération. N'oublions jamais la prolifération, c'est bien sûr l'Irak, mais ce sont beaucoup d'autres pays avec beaucoup d'autres menaces. Nous devons donc éviter justement que ce risque de prolifération ne s'accroisse et ne fasse éventuellement le lien avec le terrorisme. Ce sont les crises régionales. Face à tout cela, nous avons besoin d'être unis, unis dans le cadre des Nations unies, unis dans le cadre de l'Europe, unis dans le cadre des relations outre-atlantiques. C'est pour vous dire à quel point je crois que le meilleur atout de cette communauté internationale, c'est d'éviter justement qu'aucun ne fasse cavalier seul, c'est d'éviter justement que des actions unilatérales ne soient prises. Nous voyons aujourd'hui que si nous voulons arriver, non seulement à régler cette guerre dans des délais brefs mais à gagner la paix, nous ne pourrons pas le faire sans l'unité de la communauté internationale. Et pour avoir cette unité, pour que cette unité puisse être le plus efficace possible, il faut des instruments de légitimité. L'instrument de légitimité dont nous disposons aujourd'hui, ce sont les Nations unies, c'est l'instrument qui peut intervenir dans un théâtre aussi douloureux, aussi difficile que l'Irak, sans être critiqué par les uns et les autres, en étant le moins critiqué. C'est je crois - imaginez que les Etats-Unis ou que la Grande-Bretagne puissent gagner seuls la période de paix -, se tromper sur la réalité, sur des phénomènes de rejet, sur les phénomènes de passion, de cristallisation. Quand nous regardons la situation sur le terrain, quand nous regardons la situation dans le monde arabe, je crois qu'il faut être prudent, faire preuve de respect, de tolérance, prendre en compte ces données culturelles, spirituelles, religieuses qui font que, évidemment, il faut avancer à pas comptés et les Nations unies sont les mieux placées pour le faire.
Q - Alors, précisément pour mettre très concrètement en oeuvre le scénario que vous venez de décrire, d'abord il convient, vous l'avez dit, de refaire l'unité entre notamment la France et la Grande-Bretagne ? Où en sont vos relations avec Jack Straw et où en sont les relations de la France avec Tony Blair ?
R - Sur la question que nous évoquons, la reconstruction, la France, comme la Grande-Bretagne, sont sur la même ligne : donner aux Nations unies un rôle central. Le président de la République s'est longtemps entretenu durant le week-end avec Tony Blair, je me suis entretenu moi-même avec Jack Straw que je vais rencontrer dans quelques jours.
Q - Et là il peut y avoir un travail commun qui efface la brouille qui a quand même été sévère avec Londres ?
R - Je crois qu'aujourd'hui chacun des deux pays a conscience des risques encourus dans cette région. Et nous sommes soucieux à la fois de la sécurité de tous ceux qui vont intervenir en Irak et de prendre en compte la réalité de la situation actuelle du peuple irakien. Pour ce faire, l'ONU est de toute évidence l'organe le mieux placé. Et avec nos amis britanniques, je crois que nous avons une approche commune, c'est d'ailleurs l'approche de la majorité et de tous les pays membres de l'Union européenne et c'est l'approche qui est partagée par toute la communauté internationale.
Maintenant les Américains sont engagés avec des centaines de milliers d'hommes ; c'est donc une population extrêmement importante ; ils ont des impératifs de sécurité, ils font d'abord confiance à eux-mêmes et souhaitent donc garder l'entier contrôle de ces opérations. Mais notre sentiment c'est que justement l'exigence de sécurité de toute intervention dans le cadre d'une reconstruction en Irak implique cette légitimité, implique que nous soyons extrêmement précautionneux et prudents dans la façon dont nous abordons ce temps de reconstruction. Il faut donc avoir le souci très vite de reconnaître l'unité, l'intégrité, la souveraineté de l'Irak. Nous avons besoin d'un gouvernement légitime irakien qui prenne très vite les rênes dans ce pays et nous avons besoin des Nations unies pour accompagner, pour servir de chapeau, pour servir d'outil de légitimité et pour ordonner, coordonner l'action de la communauté internationale.
Q - Mais est-ce que le modèle qui pourrait être imaginé ressemblerait à ce qui s'est passé par exemple un peu au Kosovo, mais ça signifie de réintroduire, si je comprends bien l'OTAN qui a disparu dans l'affaire ?
R - Les modèles historiques, nous pouvons en choisir plusieurs. Il est évident que les Nations unies sont l'outil politique de légitimité. Introduire une alliance militaire défensive, comme c'est le cas de l'OTAN, c'est prendre le risque, là encore, d'un phénomène de rejet, de marquer un camp contre un autre. Vous voyez bien à quel point aujourd'hui il y a un risque d'anti-américanisme, un risque d'anti-occidentalisme. Nous devons donc être prudents et choisir des systèmes qui permettent d'éviter ces rejets, d'éviter la division, d'éviter la rupture, l'antagonisme. A cet égard, je crois que l'immense avantage qu'a l'ONU, c'est de pouvoir travailler en liaison avec tout le monde, le fait que l'ONU exerce une responsabilité à la fois pour la reconstruction économique et pour la reconstruction politique fait de lui le partenaire idéal puisque l'ONU représente l'ensemble de la communauté internationale et que contrairement à l'OTAN, il n'a pas une dimension militaire particulière. Je crois que dans ces régions du monde, une région comme le Moyen-Orient, il faut faire attention à ne pas accroître, aviver les sensibilités, aviver les rapports de force parce que nous aurions alors le risque d'avoir une période de paix qui serait aussi dramatique que la période de guerre, c'est-à-dire une paix armée, une paix dangereuse, une paix très fortement marquée par l'insécurité et avec le risque à tout moment de rupture très importante dans l'ordre local.
Q - Mais comment éviter de créer à la fois ces réactions de rejet et en même temps éviter un éclatement d'un pays dont vous souhaitez la préservation de l'intégrité territoriale et dont on sait très bien, l'histoire le montre, qu'il a toujours fallu un pouvoir très fort pour le maintenir de manière cohérente ?
R - Nous savons tous que l'avenir de l'Irak, comme tout pays au Moyen-Orient, ne sera pas maintenu par un ordre militaire imposé de l'extérieur. Je crois que nous sommes tous attentifs aux évolutions du monde.
Q - Mais dans un premier temps, là on ne voit pas très bien la transition.
R - Qu'il y ait une présence militaire qui soit maintenue sur place c'est une chose, que l'autorité et le pouvoir politique soient exercés par les Nations unies, évidemment, ce n'est pas du tout incompatible. Le problème c'est de savoir comment on coordonne ce système, et c'est justement tout le but du travail que nous faisons dans le cadre des Nations unies, que nous allons faire dans le cadre des prochains jours avec l'Union européenne, que nous ferons éventuellement avec nos amis américains, puisque Colin Powell, comme vous le savez, viendra en fin de semaine à Bruxelles.
Q - Alors vous allez en parler, j'imagine, avec Colin Powell, vous lui en parlez de temps en temps, vous l'avez au téléphone ?
R - Je l'ai eu au téléphone il y a encore quelques jours.
Q - Et alors, comment réagit-il quand vous lui tenez ce discours ?
R - Je crois qu'il comprend évidemment ce qu'est aujourd'hui la position d'une très large majorité de la communauté internationale, qui est la position aujourd'hui de quasiment tous les membres du Conseil de sécurité, mais je crois que, vous savez, il faut souvent comme dans la vie, franchir une haie à la fois. Les Etats-Unis comme la Grande-Bretagne sont engagés dans un conflit extrêmement difficile. Il faut que nous parlions, que nous nous concertions. Je crois qu'il faut le faire dans un esprit d'ouverture, dans un esprit de compréhension mutuelle, je crois qu'au bout du compte il faut accepter de faire jouer un principe de réalité. Vous savez, on peut rêver le monde, le monde est là, avec ses douleurs, avec ses fractures, avec ses visions, et nous devons prendre en compte ces réalités-là quand nous voulons bâtir un schéma diplomatique.
Quand nous avons défendu le système des inspections, non seulement nous pensions que la force prématurée était dangereuse en Irak, mais nous avions aussi la forte conviction que, face à tous les problèmes de prolifération auxquels nous allons être confrontés, - voyez la Corée du Nord, voyez d'autres régions, d'autres pays qui possèdent des armes de destruction massive -, si nous n'avons pas l'outil dans le cadre des Nations unies pour agir, eh bien nous sommes démunis, la tentation de la fuite en avant militaire devient alors fortement dangereuse.
Q - Demain il va falloir reconstruire l'Europe qui a connu une fracture ou que la crise a révélé cette fracture, vous parliez du principe de réalité, vous allez, je crois, rencontrer tout à l'heure M. Xavier Solana, est-ce que le principe de réalité ce n'est pas de constater qu'il est très difficile, sinon impossible d'avoir une politique étrangère commune ?
R - Le principe de réalité c'est d'abord de constater que l'Europe a fait beaucoup de chemin. Certes, les sujets dont vous parlez, la politique étrangère, la politique de défense, tout ceci reste en grande partie à construire, même s'il y a des éléments au fil des dernières années, qui sont apparus. Regardez la politique commune dans les Balkans. Des progrès existent et il y a d'ores et déjà des résultats. Regardez la première opération faite par la politique de défense commune en Macédoine, d'autres sont en préparation à l'initiative franco-britannique pour prendre la relève de l'OTAN en Bosnie. Nous ne partons pas de rien, mais évidemment tout ceci n'est pas suffisant, il y a l'épreuve de la crise irakienne, nous constatons tous qu'il faut faire bien davantage. Pour cela, il faut s'atteler à cette nouvelle étape de la construction européenne au-delà du marché intérieur, au-delà des politiques communes. Il faut maintenant s'attaquer à ce noyau dur et nous voyons derrière ce noyau dur qu'il y a un préalable. Ce préalable c'est : quelle identité, quelle identité pour l'Europe ? Quelle volonté commune voulons-nous exprimer, quelles valeurs communes avons-nous en partage ? Quelles relations voulons-nous avec les Etats-Unis ?
Q - La relation avec les Etats-Unis qui en fait va qualifier notre volonté de faire ou non l'Europe ?
R - Je crois, et de ce point de vue il faut faire preuve d'imagination, qu'il n'y a pas d'un côté des Etats qui voudraient se passer des Etats-Unis et de l'autre ceux qui au contraire voudraient fidèlement n'avancer que sous l'ombrelle américaine. On a besoin d'un monde multipolaire où il y ait de la place pour chacun et où chacun prenne pleinement ses responsabilités ; dans le monde que nous souhaitons, un monde multipolaire, le pôle européen comme le pôle américain n'ont pas vocation à être des pôles de rivalité mais de complémentarité. Une des grandes convictions françaises qui je crois, chemine depuis maintenant plusieurs mois et plusieurs années, c'est l'idée que les menaces du monde sont si graves : terrorisme, prolifération, crises régionales, intégrismes, que nous n'avons pas d'autre choix, je dis bien, pas d'autre choix que de nous entendre, sans quoi la menace ne cessera de s'accroître et les réseaux, les groupes, ceux qui conspirent contre l'aide internationale se verront alors en permanence encouragés. Nous devons, par une détermination commune, marquer clairement notre unité, notre esprit de responsabilité.
Q - La déclaration d'indépendance que Valéry Giscard d'Estaing veut faire figurer dans la probable prochaine Constitution européenne, une Europe européenne, ce qui signifie une Europe qui n'est pas dans la vassalité vis-à-vis des Etats Unis, cela vous paraît une bonne chose ?
R - Je crois que la notion même d'indépendance - et Dieu sait si pour nous, Français, c'est évidemment un principe auquel nous sommes attachés -, est très importante. L'Europe a d'abord des devoirs vis-à-vis d'elle-même, vis-à-vis de ses peuples, elle a des intérêts à défendre, elle a une vision du monde à défendre. Et je le dis souvent, l'Europe est trait d'union entre plusieurs cultures. Elle est trait d'union entre plusieurs groupes humains. Et vis-à-vis du Moyen-Orient - ne l'oublions jamais, nous sommes voisins de cette région du Moyen-Orient - nous avons une responsabilité particulière, sans doute une capacité particulière aussi à comprendre ses peuples, nous devons faire entendre notre voix et nous devons agir ensemble.
Q - Le sommet qui est projeté, le mini-sommet de la défense qui va avoir lieu à Bruxelles à la fin du mois d'avril à l'initiative de la Belgique réunirait la France, la Belgique, le Luxembourg si je ne me trompe, a-t-il un sens pour imaginer prolonger une défense commune sans la présence de la Grande-Bretagne ?
R - C'est une première étape, il s'agit de réfléchir, de poser des jalons dans la perspective de cette Europe de la défense. C'est le fruit d'initiatives prises conjointement par la France et l'Allemagne dans le cadre de contributions pour la Convention sur l'avenir de l'Europe, c'est le fruit aussi d'initiatives prises par nos amis belges. Nous voulons avancer. Cette initiative c'est un processus, un processus qu'il faudra bien évidemment compléter, qu'il faudra ouvrir. Nous ne sommes pas là dans la volonté de fermer le jeu mais bien au contraire, de l'ouvrir, d'avancer, de regrouper toutes les volontés, parce qu'il s'impose à nous comme une évidence. L'Europe doit être à même de prendre bien davantage en compte sa sécurité. Il nous faut faire un effort supplémentaire et de ce point de vue je crois que l'ensemble des quatre pays dont vous parlez souhaitent clairement aller de l'avant. Et je me rends compte, par les prises de position des uns et des autres, qu'évidemment beaucoup d'autres Européens souhaitent en faire de même. Il y a donc un mouvement qui est lancé, il faudra le développer, le raffermir.
Q - Encore un mot, le dernier si vous permettez sur un tout autre sujet qui est le sujet de l'Afrique sur la Côte d'Ivoire. Les Accords de Marcoussis ne sont pas toujours mis en uvre puisque le Premier ministre n'a pas la délégation de pouvoir donnée par le président Gbagbo, et parce que les neuf ministres de son gouvernement qui appartiennent au siège des rebelles ne siègent toujours pas au sein du gouvernement ?
R - Ce n'est pas tout à fait juste. La délégation de pouvoir a été adoptée, le Premier ministre est en fonction, les Conseils des ministres se sont réunis et devraient se réunir au grand complet au cours des prochains jours. Donc il y a des progrès, on le voit bien sur le terrain, nous ne sommes pas dans la situation de tension que nous avons connue, il y maintenant plusieurs mois. Il y a des progrès qui sont le fait bien évidemment de l'engagement de tous, de l'engagement de la France - et vous savez que nous avons trois mille soldats sur place qui jouent un rôle essentiel pour sécuriser le cessez-le feu. Ils sont le fait de l'ensemble des pays de la région, car tout ce qui a été fait à Marcoussis et depuis, l'est en liaison avec les pays de la région, en liaison avec l'Union africaine, en liaison avec le Conseil de sécurité des Nations unis qui a appuyé le mouvement par une résolution. C'est un processus lent et difficile mais, vous savez, on ne passe pas de la crise ouverte comme celle que nous avons connue en Côte d'Ivoire avec un risque majeur de catastrophe qui a été évité, et nous nous en félicitons, à une situation évidemment totalement réglée. C'est vers cela que nous devons travailler, il ne faut pas relâcher l'effort et je me réjouis de voir qu'aujourd'hui la plupart des parties ivoiriennes sont mobilisées pour avancer dans cette direction.
Q - L'aboutissement de ce processus ce ne sera pas un jour le départ de Laurent Gbagbo comme il y a eu le départ forcé d'Ange Patassé en République
centrafricaine ?
R - Aujourd'hui il y a un président ivoirien, conformément à la Constitution, élu par son peuple, il y a par ailleurs un Premier ministre de réconciliation qui a établi un gouvernement réunissant l'ensemble des groupes politiques ivoiriens. Une fois de plus regardons devant et voyons le chemin parcouru, il y a encore beaucoup à faire donc il ne faut certainement pas se décourager.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 avril 2003)
R - Oui, j'étais surpris par la question tant cela me paraissait évident. Une guerre c'est toujours tragique, c'est souvent imprévisible, et bien sûr, nous sommes du côté de nos alliés, nous sommes du côté du droit, du côté de la paix. Nous l'avons dit clairement tout au long de ces longs mois, mais maintenant nous sommes dans une situation différente, nous sommes dans la guerre, et dans la guerre évidemment, nous sommes aux côtés de nos alliés, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.
Q - Mais quand vous faite l'analyse de cette guerre et des difficultés que rencontrent précisément sur le terrain vos alliés, est-ce que vous avez le sentiment qu'il y a eu des erreurs d'analyse faites ? Notamment sur la capacité de résistance, voire sur le nationalisme irakien ?
R - Il ne m'appartient pas évidemment de commenter le cours de la guerre. Ce que l'on peut dire c'est que la guerre se révèle avec, à la fois, ses horreurs et ses surprises. Parmi les données souvent avancées avant les combats, il y avait l'idée que le régime irakien tomberait comme un "château de cartes", et dans la position française, vous vous le rappelez, nous n'avons cessé de dire : attention, il s'agit d'une région du monde couverte de fractures, il s'agit d'une région où le nationalisme, le risque de radicalisation d'un islamisme sont évidemment toujours présents, il faut donc agir avec beaucoup de précautions et le recours à la force ne peut être qu'un dernier recours. Nous avons toujours pensé que, tant que le désarmement pacifique de l'Irak était possible, il fallait aller aussi loin que possible dans cette voie. Et nous avons évidemment beaucoup regretté que ce cours soit interrompu.
Q - Alors aujourd'hui, vous avez dit et redit que vous souhaiteriez évidemment une guerre la plus brève possible et la moins meurtrière possible. Mais quand on voit ce qui se passe sur le terrain, est-ce qu'on n'est pas parti pour une guerre longue et meurtrière et jusqu'au bout de cette guerre, est-ce qu'on peut faire quoi que ce soit, pour empêcher ce cours qui semble de plus en plus inéluctable ?
R - Vous avez raison, quel que soit le regard que l'on porte sur cette guerre, la situation à l'intérieur de l'Irak, le drame et la souffrance des populations civiles, la situation des armées, que l'on prenne la situation régionale avec la très forte mobilisation dans le monde arabe, que l'on voie les opinions publiques telles qu'elles s'expriment, partout à travers le monde, on se rend compte qu'il y a là une émotion, un bouleversement extrêmement importants. Il faut le prendre en compte. Alors devant une guerre, la tentation, la volonté c'est d'essayer de tout faire pour réduire ces souffrances, pour réduire cette horreur, d'où l'idée bien sûr - et cela a été le premier sursaut des Nations unies - de décider une résolution humanitaire pour essayer de trouver le moyen d'alléger la souffrance des populations. Ceci a été créé vendredi par un vote à l'unanimité de la communauté internationale, à l'unanimité du Conseil de sécurité, décidant donc de se mobiliser pour cette aide d'urgence.
Q - Est-ce que vous diriez aujourd'hui que - je ne parle pas militairement, mais politiquement - les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont déjà perdu cette guerre ?
R - Je me garderai bien de ce genre de propos, pour une raison simple, c'est que nous sommes déjà dans une situation qui est par trop difficile. Le rôle de la France, à chaque étape, c'est d'avoir cherché à jouer un rôle utile, un rôle constructif, d'aider à porter le droit, d'aider à porter la paix. Je crois que, encore dans cette situation de crise, de guerre que nous connaissons, il faut jouer ce rôle, faire en sorte que tout soit préservé pour faciliter les choses. Que la guerre soit la plus courte possible, la moins meurtrière possible, cela implique évidemment que nous ne rajoutions pas d'huile sur le feu.
Q - Vous avez toujours dit qu'une guerre préventive de ce type risquait d'ouvrir une boîte de Pandore, est-ce qu'on n'est pas en train d'assister à l'ouverture de cette boîte de Pandore ? On a vu, par exemple, la Syrie, à laquelle les Etats-Unis ont reproché d'avoir transféré des armes à l'Irak, apporter son soutien clair désormais, au régime de Bagdad. Qu'est-ce que vous dites à Damas ?
R - Bien évidemment, nous demandons et nous l'avons fait publiquement, fortement à tous les pays de la région, d'observer la plus stricte retenue face à ce conflit, rien ne serait pire que de voir cette région s'embraser davantage. Nous connaissons tous la souffrance qui existe dans cette région du fait du conflit israélo-palestinien, nous connaissons tous les susceptibilités, les tensions et évidemment tout cela est avivé par la souffrance de la population irakienne. Nous devons donc être extrêmement vigilants, extrêmement attentifs pour ne pas ajouter de nouvelles fractures, de nouvelles tensions à la situation présente.
Q - On va parler de l'après-guerre, parce que vous êtes très focalisé sur l'après-guerre. Auparavant, une curiosité de ma part, est-ce que vous avez jamais cru pouvoir empêcher une guerre dont il apparaît de plus en plus clairement, et toute la presse américaine et britannique en fait l'écho, qu'elle était déjà décidée depuis un an, en tout cas depuis le mois de juin 2002 ?
R - Il y a clairement eu une détermination américaine, il y a eu un calendrier militaire, une accélération qui s'est faite vraisemblablement au tournant de l'année, mais je pense qu'il faut toujours essayer jusqu'au bout de modifier le cours des choses. Et je crois que la diplomatie a permis de faire évoluer assez considérablement les mentalités et de voir quelle était cette réalité. On n'a pas pu renverser le cours des choses mais je crois que cette prise de conscience par les populations, fait qu'aujourd'hui dans la communauté internationale, on observe peut-être avec plus de lucidité, plus de responsabilité. Je crois que le maître mot dans cette crise c'est, aujourd'hui, la responsabilité, car nous voyons bien les drames, nous les voyons quotidiennement sur nos écrans et nous les connaissons, mais nous devons avoir conscience qu'il y a d'autres drames encore plus grands qui peuvent surgir si nous cédons à la tentation systématique du recours à la force, si nous cédons à la peur. Il va falloir éviter tout cela, éviter des enchaînements dramatiques et cela implique évidemment, vis-à-vis du monde arabe, vis-à-vis de l'islamisme, que nous ayons une attitude extrêmement scrupuleuse, attentive pour éviter que ce choc des cultures, ce choc des civilisations, ce choc des religions ne provoquent à nouveau de grandes catastrophes.
Q - Précisément, ce qui va se passer au lendemain de cette guerre, à la fin de cette guerre, dans la gestion de l'Irak, va être très important du point de vue de ce que vous venez d'évoquer. Très souvent vous avez dit, vous avez répété, il faut placer l'ONU au coeur de la reconstruction et de l'administration de l'Irak, est-ce que ce n'est pas là encore un voeu pieux, comme le voeu que vous aviez de ne pas recourir à la guerre, un voeu pieux, quand on entend les Américains dire qu'il y aura une administration militaire et civile américaine en attendant le transfert à une administration irakienne ?
R - Je ne crois pas du tout. Je crois que c'est un travail difficile, mais il faut regarder le monde tel qu'il est. Il y a un devoir de lucidité, de responsabilité, je l'ai dit, et dans ce travail de lucidité il faut reconnaître une vérité que nous avons essayé de défendre sur la scène internationale depuis de longs mois. C'est la nécessité de l'unité de la communauté internationale. Un bref retour en arrière : le 11 septembre, la communauté internationale a été unie face au terrorisme. A partir du début septembre dernier, nous avons été unis pour rédiger cette résolution 1441 et travailler ensemble contre le risque de prolifération. N'oublions jamais la prolifération, c'est bien sûr l'Irak, mais ce sont beaucoup d'autres pays avec beaucoup d'autres menaces. Nous devons donc éviter justement que ce risque de prolifération ne s'accroisse et ne fasse éventuellement le lien avec le terrorisme. Ce sont les crises régionales. Face à tout cela, nous avons besoin d'être unis, unis dans le cadre des Nations unies, unis dans le cadre de l'Europe, unis dans le cadre des relations outre-atlantiques. C'est pour vous dire à quel point je crois que le meilleur atout de cette communauté internationale, c'est d'éviter justement qu'aucun ne fasse cavalier seul, c'est d'éviter justement que des actions unilatérales ne soient prises. Nous voyons aujourd'hui que si nous voulons arriver, non seulement à régler cette guerre dans des délais brefs mais à gagner la paix, nous ne pourrons pas le faire sans l'unité de la communauté internationale. Et pour avoir cette unité, pour que cette unité puisse être le plus efficace possible, il faut des instruments de légitimité. L'instrument de légitimité dont nous disposons aujourd'hui, ce sont les Nations unies, c'est l'instrument qui peut intervenir dans un théâtre aussi douloureux, aussi difficile que l'Irak, sans être critiqué par les uns et les autres, en étant le moins critiqué. C'est je crois - imaginez que les Etats-Unis ou que la Grande-Bretagne puissent gagner seuls la période de paix -, se tromper sur la réalité, sur des phénomènes de rejet, sur les phénomènes de passion, de cristallisation. Quand nous regardons la situation sur le terrain, quand nous regardons la situation dans le monde arabe, je crois qu'il faut être prudent, faire preuve de respect, de tolérance, prendre en compte ces données culturelles, spirituelles, religieuses qui font que, évidemment, il faut avancer à pas comptés et les Nations unies sont les mieux placées pour le faire.
Q - Alors, précisément pour mettre très concrètement en oeuvre le scénario que vous venez de décrire, d'abord il convient, vous l'avez dit, de refaire l'unité entre notamment la France et la Grande-Bretagne ? Où en sont vos relations avec Jack Straw et où en sont les relations de la France avec Tony Blair ?
R - Sur la question que nous évoquons, la reconstruction, la France, comme la Grande-Bretagne, sont sur la même ligne : donner aux Nations unies un rôle central. Le président de la République s'est longtemps entretenu durant le week-end avec Tony Blair, je me suis entretenu moi-même avec Jack Straw que je vais rencontrer dans quelques jours.
Q - Et là il peut y avoir un travail commun qui efface la brouille qui a quand même été sévère avec Londres ?
R - Je crois qu'aujourd'hui chacun des deux pays a conscience des risques encourus dans cette région. Et nous sommes soucieux à la fois de la sécurité de tous ceux qui vont intervenir en Irak et de prendre en compte la réalité de la situation actuelle du peuple irakien. Pour ce faire, l'ONU est de toute évidence l'organe le mieux placé. Et avec nos amis britanniques, je crois que nous avons une approche commune, c'est d'ailleurs l'approche de la majorité et de tous les pays membres de l'Union européenne et c'est l'approche qui est partagée par toute la communauté internationale.
Maintenant les Américains sont engagés avec des centaines de milliers d'hommes ; c'est donc une population extrêmement importante ; ils ont des impératifs de sécurité, ils font d'abord confiance à eux-mêmes et souhaitent donc garder l'entier contrôle de ces opérations. Mais notre sentiment c'est que justement l'exigence de sécurité de toute intervention dans le cadre d'une reconstruction en Irak implique cette légitimité, implique que nous soyons extrêmement précautionneux et prudents dans la façon dont nous abordons ce temps de reconstruction. Il faut donc avoir le souci très vite de reconnaître l'unité, l'intégrité, la souveraineté de l'Irak. Nous avons besoin d'un gouvernement légitime irakien qui prenne très vite les rênes dans ce pays et nous avons besoin des Nations unies pour accompagner, pour servir de chapeau, pour servir d'outil de légitimité et pour ordonner, coordonner l'action de la communauté internationale.
Q - Mais est-ce que le modèle qui pourrait être imaginé ressemblerait à ce qui s'est passé par exemple un peu au Kosovo, mais ça signifie de réintroduire, si je comprends bien l'OTAN qui a disparu dans l'affaire ?
R - Les modèles historiques, nous pouvons en choisir plusieurs. Il est évident que les Nations unies sont l'outil politique de légitimité. Introduire une alliance militaire défensive, comme c'est le cas de l'OTAN, c'est prendre le risque, là encore, d'un phénomène de rejet, de marquer un camp contre un autre. Vous voyez bien à quel point aujourd'hui il y a un risque d'anti-américanisme, un risque d'anti-occidentalisme. Nous devons donc être prudents et choisir des systèmes qui permettent d'éviter ces rejets, d'éviter la division, d'éviter la rupture, l'antagonisme. A cet égard, je crois que l'immense avantage qu'a l'ONU, c'est de pouvoir travailler en liaison avec tout le monde, le fait que l'ONU exerce une responsabilité à la fois pour la reconstruction économique et pour la reconstruction politique fait de lui le partenaire idéal puisque l'ONU représente l'ensemble de la communauté internationale et que contrairement à l'OTAN, il n'a pas une dimension militaire particulière. Je crois que dans ces régions du monde, une région comme le Moyen-Orient, il faut faire attention à ne pas accroître, aviver les sensibilités, aviver les rapports de force parce que nous aurions alors le risque d'avoir une période de paix qui serait aussi dramatique que la période de guerre, c'est-à-dire une paix armée, une paix dangereuse, une paix très fortement marquée par l'insécurité et avec le risque à tout moment de rupture très importante dans l'ordre local.
Q - Mais comment éviter de créer à la fois ces réactions de rejet et en même temps éviter un éclatement d'un pays dont vous souhaitez la préservation de l'intégrité territoriale et dont on sait très bien, l'histoire le montre, qu'il a toujours fallu un pouvoir très fort pour le maintenir de manière cohérente ?
R - Nous savons tous que l'avenir de l'Irak, comme tout pays au Moyen-Orient, ne sera pas maintenu par un ordre militaire imposé de l'extérieur. Je crois que nous sommes tous attentifs aux évolutions du monde.
Q - Mais dans un premier temps, là on ne voit pas très bien la transition.
R - Qu'il y ait une présence militaire qui soit maintenue sur place c'est une chose, que l'autorité et le pouvoir politique soient exercés par les Nations unies, évidemment, ce n'est pas du tout incompatible. Le problème c'est de savoir comment on coordonne ce système, et c'est justement tout le but du travail que nous faisons dans le cadre des Nations unies, que nous allons faire dans le cadre des prochains jours avec l'Union européenne, que nous ferons éventuellement avec nos amis américains, puisque Colin Powell, comme vous le savez, viendra en fin de semaine à Bruxelles.
Q - Alors vous allez en parler, j'imagine, avec Colin Powell, vous lui en parlez de temps en temps, vous l'avez au téléphone ?
R - Je l'ai eu au téléphone il y a encore quelques jours.
Q - Et alors, comment réagit-il quand vous lui tenez ce discours ?
R - Je crois qu'il comprend évidemment ce qu'est aujourd'hui la position d'une très large majorité de la communauté internationale, qui est la position aujourd'hui de quasiment tous les membres du Conseil de sécurité, mais je crois que, vous savez, il faut souvent comme dans la vie, franchir une haie à la fois. Les Etats-Unis comme la Grande-Bretagne sont engagés dans un conflit extrêmement difficile. Il faut que nous parlions, que nous nous concertions. Je crois qu'il faut le faire dans un esprit d'ouverture, dans un esprit de compréhension mutuelle, je crois qu'au bout du compte il faut accepter de faire jouer un principe de réalité. Vous savez, on peut rêver le monde, le monde est là, avec ses douleurs, avec ses fractures, avec ses visions, et nous devons prendre en compte ces réalités-là quand nous voulons bâtir un schéma diplomatique.
Quand nous avons défendu le système des inspections, non seulement nous pensions que la force prématurée était dangereuse en Irak, mais nous avions aussi la forte conviction que, face à tous les problèmes de prolifération auxquels nous allons être confrontés, - voyez la Corée du Nord, voyez d'autres régions, d'autres pays qui possèdent des armes de destruction massive -, si nous n'avons pas l'outil dans le cadre des Nations unies pour agir, eh bien nous sommes démunis, la tentation de la fuite en avant militaire devient alors fortement dangereuse.
Q - Demain il va falloir reconstruire l'Europe qui a connu une fracture ou que la crise a révélé cette fracture, vous parliez du principe de réalité, vous allez, je crois, rencontrer tout à l'heure M. Xavier Solana, est-ce que le principe de réalité ce n'est pas de constater qu'il est très difficile, sinon impossible d'avoir une politique étrangère commune ?
R - Le principe de réalité c'est d'abord de constater que l'Europe a fait beaucoup de chemin. Certes, les sujets dont vous parlez, la politique étrangère, la politique de défense, tout ceci reste en grande partie à construire, même s'il y a des éléments au fil des dernières années, qui sont apparus. Regardez la politique commune dans les Balkans. Des progrès existent et il y a d'ores et déjà des résultats. Regardez la première opération faite par la politique de défense commune en Macédoine, d'autres sont en préparation à l'initiative franco-britannique pour prendre la relève de l'OTAN en Bosnie. Nous ne partons pas de rien, mais évidemment tout ceci n'est pas suffisant, il y a l'épreuve de la crise irakienne, nous constatons tous qu'il faut faire bien davantage. Pour cela, il faut s'atteler à cette nouvelle étape de la construction européenne au-delà du marché intérieur, au-delà des politiques communes. Il faut maintenant s'attaquer à ce noyau dur et nous voyons derrière ce noyau dur qu'il y a un préalable. Ce préalable c'est : quelle identité, quelle identité pour l'Europe ? Quelle volonté commune voulons-nous exprimer, quelles valeurs communes avons-nous en partage ? Quelles relations voulons-nous avec les Etats-Unis ?
Q - La relation avec les Etats-Unis qui en fait va qualifier notre volonté de faire ou non l'Europe ?
R - Je crois, et de ce point de vue il faut faire preuve d'imagination, qu'il n'y a pas d'un côté des Etats qui voudraient se passer des Etats-Unis et de l'autre ceux qui au contraire voudraient fidèlement n'avancer que sous l'ombrelle américaine. On a besoin d'un monde multipolaire où il y ait de la place pour chacun et où chacun prenne pleinement ses responsabilités ; dans le monde que nous souhaitons, un monde multipolaire, le pôle européen comme le pôle américain n'ont pas vocation à être des pôles de rivalité mais de complémentarité. Une des grandes convictions françaises qui je crois, chemine depuis maintenant plusieurs mois et plusieurs années, c'est l'idée que les menaces du monde sont si graves : terrorisme, prolifération, crises régionales, intégrismes, que nous n'avons pas d'autre choix, je dis bien, pas d'autre choix que de nous entendre, sans quoi la menace ne cessera de s'accroître et les réseaux, les groupes, ceux qui conspirent contre l'aide internationale se verront alors en permanence encouragés. Nous devons, par une détermination commune, marquer clairement notre unité, notre esprit de responsabilité.
Q - La déclaration d'indépendance que Valéry Giscard d'Estaing veut faire figurer dans la probable prochaine Constitution européenne, une Europe européenne, ce qui signifie une Europe qui n'est pas dans la vassalité vis-à-vis des Etats Unis, cela vous paraît une bonne chose ?
R - Je crois que la notion même d'indépendance - et Dieu sait si pour nous, Français, c'est évidemment un principe auquel nous sommes attachés -, est très importante. L'Europe a d'abord des devoirs vis-à-vis d'elle-même, vis-à-vis de ses peuples, elle a des intérêts à défendre, elle a une vision du monde à défendre. Et je le dis souvent, l'Europe est trait d'union entre plusieurs cultures. Elle est trait d'union entre plusieurs groupes humains. Et vis-à-vis du Moyen-Orient - ne l'oublions jamais, nous sommes voisins de cette région du Moyen-Orient - nous avons une responsabilité particulière, sans doute une capacité particulière aussi à comprendre ses peuples, nous devons faire entendre notre voix et nous devons agir ensemble.
Q - Le sommet qui est projeté, le mini-sommet de la défense qui va avoir lieu à Bruxelles à la fin du mois d'avril à l'initiative de la Belgique réunirait la France, la Belgique, le Luxembourg si je ne me trompe, a-t-il un sens pour imaginer prolonger une défense commune sans la présence de la Grande-Bretagne ?
R - C'est une première étape, il s'agit de réfléchir, de poser des jalons dans la perspective de cette Europe de la défense. C'est le fruit d'initiatives prises conjointement par la France et l'Allemagne dans le cadre de contributions pour la Convention sur l'avenir de l'Europe, c'est le fruit aussi d'initiatives prises par nos amis belges. Nous voulons avancer. Cette initiative c'est un processus, un processus qu'il faudra bien évidemment compléter, qu'il faudra ouvrir. Nous ne sommes pas là dans la volonté de fermer le jeu mais bien au contraire, de l'ouvrir, d'avancer, de regrouper toutes les volontés, parce qu'il s'impose à nous comme une évidence. L'Europe doit être à même de prendre bien davantage en compte sa sécurité. Il nous faut faire un effort supplémentaire et de ce point de vue je crois que l'ensemble des quatre pays dont vous parlez souhaitent clairement aller de l'avant. Et je me rends compte, par les prises de position des uns et des autres, qu'évidemment beaucoup d'autres Européens souhaitent en faire de même. Il y a donc un mouvement qui est lancé, il faudra le développer, le raffermir.
Q - Encore un mot, le dernier si vous permettez sur un tout autre sujet qui est le sujet de l'Afrique sur la Côte d'Ivoire. Les Accords de Marcoussis ne sont pas toujours mis en uvre puisque le Premier ministre n'a pas la délégation de pouvoir donnée par le président Gbagbo, et parce que les neuf ministres de son gouvernement qui appartiennent au siège des rebelles ne siègent toujours pas au sein du gouvernement ?
R - Ce n'est pas tout à fait juste. La délégation de pouvoir a été adoptée, le Premier ministre est en fonction, les Conseils des ministres se sont réunis et devraient se réunir au grand complet au cours des prochains jours. Donc il y a des progrès, on le voit bien sur le terrain, nous ne sommes pas dans la situation de tension que nous avons connue, il y maintenant plusieurs mois. Il y a des progrès qui sont le fait bien évidemment de l'engagement de tous, de l'engagement de la France - et vous savez que nous avons trois mille soldats sur place qui jouent un rôle essentiel pour sécuriser le cessez-le feu. Ils sont le fait de l'ensemble des pays de la région, car tout ce qui a été fait à Marcoussis et depuis, l'est en liaison avec les pays de la région, en liaison avec l'Union africaine, en liaison avec le Conseil de sécurité des Nations unis qui a appuyé le mouvement par une résolution. C'est un processus lent et difficile mais, vous savez, on ne passe pas de la crise ouverte comme celle que nous avons connue en Côte d'Ivoire avec un risque majeur de catastrophe qui a été évité, et nous nous en félicitons, à une situation évidemment totalement réglée. C'est vers cela que nous devons travailler, il ne faut pas relâcher l'effort et je me réjouis de voir qu'aujourd'hui la plupart des parties ivoiriennes sont mobilisées pour avancer dans cette direction.
Q - L'aboutissement de ce processus ce ne sera pas un jour le départ de Laurent Gbagbo comme il y a eu le départ forcé d'Ange Patassé en République
centrafricaine ?
R - Aujourd'hui il y a un président ivoirien, conformément à la Constitution, élu par son peuple, il y a par ailleurs un Premier ministre de réconciliation qui a établi un gouvernement réunissant l'ensemble des groupes politiques ivoiriens. Une fois de plus regardons devant et voyons le chemin parcouru, il y a encore beaucoup à faire donc il ne faut certainement pas se décourager.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 avril 2003)