Texte intégral
ENTRETIEN AVEC FRANCE 3 :
Q - Monsieur le Ministre, vous-même et Colin Powell avez essayé de décrisper les débats entre la France et les Etats-Unis. Le président Chirac a téléphoné au président Bush durant dix minutes hier. Mais sur le fond, on a quand même l'impression que le malaise entre les deux administrations n'est pas tout à fait dissipé même s'il y a des progrès. Est-ce que la dernière résolution sur l'Irak votée à l'ONU correspond à vos aspirations en commun ? Est-ce que vous n'êtes pas quand même déçu ? A mon avis ce n'est pas vous qui avez dû faire plus de concessions ?
R - Nous avons traversé une période difficile. La France a pris des décisions fortes, appuyées sur des principes. Ces principes sont les nôtres et nous les maintenons. Il n'a jamais été question de légitimer, à aucun moment, la guerre. Nous restons fidèles aux principes qui sont les nôtres mais nous sommes dans une étape différente. Il faut maintenant construire la paix. Et pour construire la paix, il faut le faire ensemble si l'on veut être efficace. L'unité est aujourd'hui la condition du succès, la condition de l'efficacité. Et l'enjeu irakien, comme d'ailleurs l'enjeu de tout le Moyen-Orient, nous concerne tous. Nous nous rendons compte, jour après jour, de ce que notre sécurité, notre stabilité dépendent largement de ce qui se passe dans cette région. C'est dire à quel point il est important que nous soyons capables de travailler ensemble. C'est ce que nous avons fait tout au long des dernières semaines. Il y a eu quatre projets de résolutions, quatre projets sur l'Irak. Et nous avons fait des propositions, fait des amendements pour justement prendre en compte les préoccupations qui sont les nôtres. Nous l'avons fait avec l'ensemble de nos partenaires du Conseil de Sécurité, avec l'Allemagne, avec la Russie, avec la Chine. Et je crois que le texte que nous avons aujourd'hui et pour lequel nous avons voté, 14 voix et 1 abstention, marque bien la prise en compte de nos préoccupations. Alors, vous avez raison, nous aurions souhaité davantage encore. Nous aurions voulu véritablement que soit conféré un rôle central aux Nations unies. Mais nous pensons que dans ce texte et à travers ce texte, les Nations unies sont de retour et que la voie est ouverte à cette action.
Q - Mais au niveau des Nations unies, retour au niveau souhaité ?
R - Je l'ai dit, une fois de plus, nous aurions souhaité davantage. Mais regardez le chemin parcouru. Prenez en compte, par exemple, la nomination d'un représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, prenez en compte le fait que nous avons maintenant un mécanisme de supervision pour l'ensemble des ressources pétrolières, prenez en compte le fait que le désarmement est clairement mentionné, il n'en était pas question dans les propositions initiales. Aujourd'hui, il y a un rôle pour la Commission de contrôle des Nations unies, pour l'Agence internationale de l'énergie atomique qui auront pour tâche de certifier le processus de désarmement. S'agissant de la levée des sanctions, des procédures permettent de garantir la qualité du processus. Ainsi le dispositif "Pétrole contre nourriture", le dispositif onusien est prolongé de six mois et nous avons des rendez-vous, un contrôle permanent tout au long des prochains mois, qui nous permettra non seulement d'être tenu informé mais de participer véritablement à ce devenir irakien. Dans douze mois le dispositif sera réévalué par la communauté internationale. Il nous paraissait essentiel, compte tenu de l'incertitude qui pèse actuellement dans cette région et dans le monde, de résolument nous tourner vers l'avenir. Nous avons besoin d'agir ensemble.
Q - Les Américains l'ont-ils compris ?
R - Les Américains l'ont compris parfaitement et vous savez que c'est ce qui donne tout ce prix aux relations personnelles que j'entretiens avec Colin Powell, relations de confiance et d'amitié, quelles que soient les vicissitudes et les difficultés. Et je ne minimise en rien, croyez-le bien, ce qui nous a séparés, les différences que nous avons sur un certain nombre de sujets. Il y a la volonté commune de prendre toutes nos responsabilités. De la même façon, le président de la République a eu longuement hier au téléphone le président Bush pour préparer le Sommet du G8. Le Sommet du G8, dans quelques jours, sera un grand rendez-vous de la communauté internationale. Il sera précédé d'une réunion élargie avec beaucoup de grands pays du Sud et c'est donc le moment, pour cette communauté internationale, de mesurer tous les défis qui sont les siens et de se mobiliser ensemble. C'est dire à quel point l'enjeu est important et cette responsabilité, nous, Français, nous, Européens, avons voulu l'assumer pleinement.
Q - Est-ce que l'attitude américaine qui est souvent qualifiée d'arrogante dans le monde arabe ou dans le reste du monde, mais dans le monde arabe en particulier, ne risque pas de favoriser cette poussée d'intégrisme islamique et cette haine vis-à-vis de l'Occident. Puis on vient de le voir, récemment, tous ces attentats qui ont été perpétrés contre les cibles occidentales, en Arabie Saoudite et même en plein cur du Maghreb, au Maroc. C'est une raison supplémentaire pour agir ensemble, pour faire preuve de l'unité indispensable sur la scène internationale et en particulier dans cette région. C'est une raison supplémentaire pour permettre aux Nations unies de jouer tout leur rôle.
R - Nous avons besoin de cette légitimité parce que cette légitimité donne le moyen d'être efficace. Vous parlez de la situation et de la perception du monde arabe. Il est évident que pour nous tous, au-delà de l'Irak, il y a un enjeu immédiat, c'est la relance du processus de paix. Nous avons une feuille de route. Cette feuille de route a été signée. Il faut maintenant la mettre en uvre. Il faut l'appliquer concrètement et il est très important que nous puissions, tous, les uns et les autres, faire preuve de l'influence qui est la nôtre, pour relancer ce processus. Je serai dimanche en Israël, je serai lundi dans les Territoires. Et c'est bien l'ambition de la France que d'appuyer ce processus, il faut l'enclencher, il faut rentrer véritablement dans cette logique du dialogue et de la coopération indispensable entre les parties, avec le soutien de la communauté internationale.
Q - Mais cela fait des années que cela dure ? La feuille de route est en pleine "déroute " et les Américains, les Israéliens n'ont peut-être pas tout compris sur ce qui se passait dans la région dans leur approche. Comment peut-on changer tout cela ? Vous-même allez voir M. Abbas et M. Arafat. Est-ce que là vous n'allez aussi déclencher de nouveau la colère des Américains et des Israéliens qui ont mis M. Arafat hors-jeu depuis un certain temps ?
R - Je ne crois pas. Soyons réalistes ! La position de la France traditionnelle, c'est de parler avec tout le monde. C'est de parler avec Yasser Arafat, président élu du peuple palestinien, c'est de parler avec le Premier ministre palestinien, c'est de parler évidemment avec l'ensemble des peuples de la région et évidemment au premier chef, avec les Israéliens. Donc dans ce contexte, nous sommes fidèles à la position qui est la nôtre et qui est d'ailleurs la même position que celle de tous les Européens. Les Américains ont une position différente. Je crois qu'il faut savoir aussi utiliser nos capacités, utiliser notre diversité. Nous avons le même objectif, faire avancer la paix, faire avancer la feuille de route. Si cette feuille de route n'avance pas, si nous ne sommes pas capables de franchir les étapes, nous nous retrouverons dans une situation de vide au Proche Orient et ce vide, nous savons tous comment il est rempli, par plus de violence, plus de terrorisme, plus de sentiments d'injustice d'un côté, plus de risques de violence et d'insécurité de l'autre, il faut sortir de cette spirale.
Ma conviction est qu'aujourd'hui, les uns et les autres - je l'ai vérifié lors de cette réunion que nous avons eue avec nos huit partenaires - chacun mesure bien l'enjeu. Les Américains souhaitent se mobiliser pour faire avancer ce processus. Tous les Européens sont là pour appuyer ces efforts. Je crois qu'il est temps que nous franchissions cette étape indispensable pour rentrer véritablement dans le processus de paix.
Q - On disait à l'instant que l'on sait qu'il y a eu des attentats perpétrés contre des sites occidentaux, on redoute d'autres attentats. Est-ce que la France redoute ces attentats, alors que l'on sait pertinemment que la France s'est quand même bien démarquée des Etats-Unis dans cette guerre contre l'Irak ?
R - Il n'y a pas de sanctuaire qui puisse être totalement à l'abri. Nous le voyons bien quand nous regardons les cibles du terrorisme international. Que l'on aille de Karachi au Golfe, de Riyad à Casablanca, aujourd'hui, véritablement, chacun doit être vigilant. C'est notre responsabilité de tout faire, prendre toutes les mesures, toutes les dispositions. Mais la seule véritable garantie que nous puissions obtenir, c'est véritablement d'être à l'initiative politique. Régler les foyers de crises qui sont les véritables zones de gangrène internationale. C'est là que se nourrit ce sentiment d'injustice, que se nourrissent les violences. Avançons dans la recherche de solutions en Irak, au Proche-Orient ! Avançons dans les solutions des crises, partout sur la scène internationale, c'est là, véritablement que nous sommes susceptibles de pouvoir diminuer le risque.
Prenons en compte l'ensemble des facteurs et en particulier le crime organisé. Nous avons réuni hier une grande conférence sur les routes de la drogue en provenance de l'Afghanistan, une conférence qui a réuni soixante Etats et des organisations internationales et qui a permis de prendre la mesure des choses : 25 milliards de dollars de revenus de cette drogue, 80 % de l'héroïne qui arrive en Europe, c'est dire à quel point il y a là une force de déstabilisation qui peut nourrir toutes les mauvaises actions, tous les terrorismes, toutes les instabilités, tous les crimes. Il faut donc que nous agissions ensemble. Une fois de plus, c'est un grand défi pour la communauté internationale.
Q - Avec cette poussée anti-américaine, anti-occidentale, la poussée des Islamistes, dans la région, redoutez-vous l'instauration d'une république islamique de type iranien en Irak ?
R - Le risque de l'islamisme radical, nous le voyons poindre un peu partout. Cela ne doit pas signifier que nous cédions évidemment à la tentation de l'amalgame entre l'Islam et l'islamisme radical. Nous devons, au contraire, faire preuve d'une capacité de dialogue, une capacité de respect vis-à-vis de cette culture et l'un des éléments importants pour la France, dans sa diplomatie, c'est évidemment de prendre en compte cette croyance, ces religions de l'autre, de façon à éviter de tomber dans ces pièges que nous tendent aujourd'hui la violence et le terrorisme.
Q - Les Américains ne prennent pas en compte ces éléments ?
R - C'est une exigence de la diplomatie française, ce dialogue des cultures, cette meilleure compréhension des civilisations. C'est un travail difficile car il y a, en permanence, des sollicitations, des menaces qui sont celles de la violence et qui, évidemment, font courir le risque des simplifications. La peur ne doit pas l'emporter. Ne devenons pas otages du terrorisme ! Gardons nos propres convictions ! Gardons surtout nos propres exigences : défendre aujourd'hui la croissance, le développement sur la scène internationale, défendre les idéaux qui sont les nôtres, les valeurs qui sont les nôtres. Justement, ne cédons pas à cette menace qui serait de laisser la violence prendre le dessus sur tout le reste, devenir la seule et unique préoccupation. La sécurité doit s'accompagner bien évidemment du respect de nos valeurs, du respect de nos croyances, du respect de nos idéaux.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 mai 2003)
ENTRETIEN AVEC DES RADIOS ET DES TELEVISIONS :
Q - Sur le Proche-Orient.
R - La situation dans l'ensemble du Proche-Orient montre bien que nous devons être mobilisés. C'est avec le soutien de toute la communauté internationale, c'est avec l'engagement des Nations unies que nous pensons que nous pourrons, avec le plus de chances, régler les problèmes. Or, les difficultés du monde sont si nombreuses que nous avons besoin de résultats.
Q - En ce qui concerne l'Irak, avez-vous parlé du rôle des Etats de l'Union et surtout du rôle de la France avec M. Powell ?
R - Bien sûr, nous avons longuement abordé cette question. Nous l'avons fait, d'ailleurs, tout au long des dernières semaines. Je vous rappelle qu'il y a eu quatre projets de résolutions qui ont été présentés aux Nations unies. C'est dire à quel point la discussion, même si elle a été discrète, a été une discussion soutenue. Entre le texte initial et le texte qui a finalement été retenu, je crois que nous avons fait beaucoup de chemin : qu'il s'agisse de la nomination d'un représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies, qu'il s'agisse du désarmement où la responsabilité de la CCVINU, de l'AIEA est reconnue dans la phase de contrôle, de certification finale, qu'il s'agisse du maintien du dispositif "Pétrole contre nourriture" pendant six mois, qu'il s'agisse de la constitution d'une autorité légitime ou encore qu'il s'agisse du contrôle des ressources pétrolières avec la nécessité et l'exigence de transparence. Je crois que nous avons fait beaucoup de progrès. Bien sûr, nous aurions souhaité davantage, mais une fois de plus, prenons en compte les réalités sur le terrain, prenons en compte les défis dans l'ensemble du Moyen-Orient, nous avons besoin d'agir. Nous avons besoin d'agir vite. Nous avons besoin de le faire ensemble et l'unité est la condition de l'efficacité.
Q - Vous vous rendez dans la région après-demain, quel sera le message de la France ? Vous allez vous entretenir avec les dirigeants israéliens de même que M. Arafat, quel sera le message de la France et où en est la feuille de route ? A-t-elle des chances de démarrer après les discussions que vous venez d'avoir avec Colin Powell ?
R - Notre message, le message de la France, est celui de l'urgence. Vous savez que l'Union européenne est mobilisée depuis de longs mois pour essayer de faire aboutir cette feuille de route. Au sein du Quartet, nous n'avons cessé de faire pression pour que, justement, cette feuille de route puisse aboutir. Aujourd'hui elle est signée, il faut la mettre en uvre. Il est essentiel que nous engagions très rapidement les premières étapes de cette feuille de route, car, on le voit bien, sans feuille de route, c'est la violence qui est finalement le maître du jeu. Nous ne devons pas nous laisser prendre en otage par cette violence et par le terrorisme.
C'est bien la volonté de la communauté internationale. C'est la volonté de l'ensemble des parties que de sortir de ce cycle et c'est pour cela, je crois, que dans les discussions que j'aurai avec l'ensemble des responsables de cette région, l'essentiel est bien la nécessité d'avancer, la nécessité de répondre immédiatement aux nécessités d'application de cette feuille de route. Ne nous embarrassons pas éternellement de préalables ! Sortons de cette logique qui dit que c'est à l'autre de faire l'effort, le premier geste ! Aujourd'hui, la paix est l'intérêt de tous. La paix est véritablement l'objectif pour l'ensemble de cette région et la paix doit être globale. C'est dire que, bien sûr, elle concerne Israël et les Palestiniens, mais elle doit inclure l'ensemble des pays de la région, je pense à la Syrie, au Liban. Et la mobilisation de la communauté internationale doit se faire en ce sens.
Q - Les retrouvailles avec M. Powell, qu'elles se situent dans le cadre de ce voyage ou dans le cadre du G8, pensez-vous que cela permettra d'aboutir à une déclaration finale concernant l'adoption et la nécessité de l'application de la feuille de route à Evian. Vous partez dans la région, pensez-vous que vous disposez d'une marge de manuvre suffisante pour convaincre les Israéliens de se retirer des territoires puisque le problème est là selon Abou Mazen ?
R - Il y a clairement, et les entretiens que nous avons eus hier et aujourd'hui l'ont bien montré, une détermination de chacun de nos pays à avancer, à rechercher des solutions.
Compte tenu de cette prise de conscience, de cette conviction commune qui nous amène à penser qu'il faut appliquer d'urgence la feuille de route, il faut sortir de cette situation d'incertitude qui fait le jeu des violences, du terrorisme. Nous ne devons pas accepter d'être pris en otage par la violence. Je suis donc convaincu qu'il y a une véritable chance de progresser, de rallier l'ensemble des pays qui sont concernés et au premier chef, Israël, dans l'application de cette feuille de route. Je veux donc croire que dans les prochains jours, nous aurons de bonnes nouvelles, qu'il y a une opportunité à saisir et que chacun est conscient de la nécessité de le faire.
C'est donc dans cet esprit que je vais dans la région car je suis convaincu de l'urgence et de la chance qui est entre nos mains et qu'il faut donc tout faire pour avancer.
Q - La France a voté, hier, la résolution. Cela veut-il dire que les Etats-Unis sur le plan économique ont les mains totalement libres ou est-ce que l'on peut espérer que les intérêts de la France soient pris en compte en Irak, que les engagements pris avant la guerre puissent être repris en compte ?
R - Je crois qu'il ne faut pas se méprendre sur cette résolution. Beaucoup ont en tête le premier projet tel qu'il a été présenté. Beaucoup a été fait au cours des dernières semaines et je peux dire que le projet de résolution, tel qu'il a été voté, est solidement amendé. Il prend en compte nos préoccupations, les exigences de contrôle, de transparence, le rôle et la responsabilité des Nations unies à travers un représentant spécial du Secrétaire général.
Le texte initial ne parlait que d'un coordonnateur, je crois donc qu'il y a des avancées significatives. Je l'ai dit, les Nations unies sont de retour, la voie est ouverte pour une véritable responsabilité des Nations unies en Irak et notre conviction est que, sans la participation de tous les membres de la communauté internationale, sans le plein engagement des Nations unies qui apportent la légitimité et donc l'efficacité, de cette communauté internationale, nous nous privons de beaucoup de capacités. C'est pour cela que je me réjouis que ce vote ait été possible. A partir delà, il nous appartient de continuer d'avancer. Ce n'est pas la dernière résolution sur l'Irak, c'est un point de départ. Il y aura d'autres résolutions et notre volonté est de faire en sorte que, jour après jour, semaine après semaine, la capacité de la communauté internationale à régler les problèmes avec un esprit d'ouverture, dans un esprit constructif s'affirmera. C'est dans cet esprit que la France travaillera avec tous ses partenaires de l'Union européenne, du G8 comme de la communauté internationale.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 mai 2003)