Editorial de M. Guy Hascoët, secrétaire d'Etat à l'économie solidaire, sur l'économie sociale et solidaire, notamment par rapport au traitement social du chômage et les statuts du mouvement associatif et coopératif dans le cadre d'une stratégie nationale de l'économie plurielle, Paris mai 2000.

Prononcé le 1er mai 2000

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Circonstance : Postface de l'ouvrage "L'économie solidaire, une perspective internationale", mai 2000

Texte intégral

On vit une époque où on nous assène l'idée qu'il n'existerait plus qu'un modèle ayant vocation à couvrir toutes les sphères de la société. Or, nos économies ne se sont pas construites de cette façon. Historiquement, les grands secteurs paritaires dans la protection sociale, la santé, l'assurance-vieillesse ont contribué à leur développement.
La réalité plurielle de l'économie
Par ailleurs, on voit apparaître depuis plusieurs années ce qu'on a appelé le tiers secteur, recouvrant une réalité : il existe une capacité de services, d'emplois dans la société ne relevant ni du marché, au sens du capitalisme, ni de la redistribution organisée sous l'égide de l'État. D'où l'idée de la pluralité de l'économie concrète mettant l'accent sur la complémentarité et l'interactivité entre différentes composantes de celle-ci. La question est bien de combattre une idéologie ultra-libérale qui voudrait précipiter tous les champs économiques dans une concurrence débridée au niveau global, ce qui revient à accepter une rémunération forte pour une élite partout dans le monde au risque de remettre en cause les constructions sociales et les protections environnementales durement conquises après des décennies de luttes.
Il y a une vie économique en dehors du capitalisme. C'est ce qu'il convient d'affirmer face à la tentative oppressante de nous expliquer qu'il n'y a plus qu'une réalité sociale : le gagnant de vingt-trois ans, impitoyable, sans règles sociales, travaillant nuit et jour, s'auto-exploitant et exploitant son entourage. Ce " Zola " moderne doit être dénoncé. Il va falloir civiliser la nouvelle économie. Elle est dotée d'un indéniable dynamisme générateur de croissance, elle bouscule la société par sa capacité d'innovations, pour autant elle n'échappera pas à la régulation ; après l'effervescence, il y aura des regroupements et des règles du jeu devront être établies.
Le grand risque est que les gens croient qu'il y a création de richesses là où il n'y a qu'enrichissement. L'argent ne peut se faire que sur la captation d'une valeur ajoutée. La rémunération du capital n'est pas un gain pour la collectivité, quand elle ne correspond pas à une production de biens ou services supplémentaires. Ce n'est qu'un mécanisme de pillage sophistiqué.
Contre une économie qui ne serait plus gouvernée que par l'obsession du retour sur investissement, il importe donc, plus que jamais, de conforter et de consolider une économie plurielle. Dans cette économie plurielle, l'économie solidaire peut être abordée à partir de deux affirmations et d'une articulation.
Première affirmation : dans l'économie solidaire, il y a d'abord des acteurs de l'économie marchande. Dans le monde bancaire ou mutualiste, ils sont de plain-pied dans le marché avec des règles qui leur sont propres. D'autres, dans le commerce équitable ou les énergies renouvelables, mettent sur pied des circuits de distribution ou privilégient des productions qui contribuent à humaniser l'économie. Ils s'inscrivent dans l'économie de marché mais ils se fixent des normes, des cahiers des charges qui renvoient à des valeurs porteuses de sens. Ils organisent pour ce faire la maîtrise de filières ou de partenariats associant producteurs, consommateurs et intermédiaires distributeurs pour socialiser l'économie, pour introduire du " welfare " diraient les Anglo-Saxons. Ces démarches doivent pourvoir constituer une part de l'économie de marché et bénéficier d'une légitimité au moins égale à celle des entreprises à but lucratif.
Deuxième affirmation : l'économie solidaire désigne toute une série d'activités, de services présentant des caractéristiques d'utilité collective unanimement reconnues mais pour lesquelles les conditions de solvabilisation ne sont pas réunies, ce qui fait obstacle à la qualité des prestations. Le chantier des règles de solvabilisation est à ouvrir pour que ces activités nouvelles puissent s'installer durablement partout en France et concerner tous les citoyens.
La confusion majeure à éviter consiste à identifier l'économie solidaire au traitement social du chômage. Ce serait un pan de l'économie réservé aux laissés-pour-compte de la croissance. Cette représentation est erronée et dangereuse. Par contre, il est nécessaire de reconnaître la place de l'insertion. Les services émergents, par leur dimension de citoyenneté active et de proximité, peuvent plus que d'autres proposer des débouchés pour des parcours d'insertion. Si elles ne doivent pas être confondues, insertion et activités nouvelles peuvent être articulées. La préoccupation conséquente est alors de ménager les ouvertures en termes de formation et de professionnalisation grâce auxquelles les personnes auparavant en insertion peuvent aller vers les nouveaux services.
L'économie solidaire dans les mutations
L'économie solidaire est également à situer dans des mutations de deux ordres qui ont un point commun : la dématérialisation de l'économie.
L'aspect des mutations le plus commenté est celui qui concerne la déterritorialisation tendancielle induite par les réseaux d'informations liés aux nouvelles technologies. La course à la performance technologique est engagée et va se poursuivre, le biologique va se substituer en partie au physique. Cette évolution présente un avantage, celui de réduire le gaspillage des ressources en diminuant l'intensité énergétique de la production, c'est-à-dire la consommation d'énergie et de matières premières. En même temps, si ce n'est pas régulé, on risque de voir les effets pervers déjà constatés avec la financiarisation de l'économie, née de la micro-informatique et de la mise en réseau des ordinateurs. Dans le contexte actuel, de nouvelles régulations sont incontournables si on ne veut pas mettre en concurrence des territoires dotés d'acquis sociaux importants et d'une protection environnementale avec d'autres où le droit social et environnemental est réduit à la portion congrue.
Un autre aspect des mutations est à prendre en compte de façon concomitante. Il est beaucoup plus souvent oublié, c'est le potentiel représenté par de nombreux services d'une autre nature, ceux qui reposent sur l'intelligence du faire ensemble. Basés sur l'échange social et la coopération parce qu'ils ne nécessitent guère d'investissements matériels, ils sont susceptibles de renforcer l'activité locale en améliorant la qualité de la vie. Ce sont des services qui peuvent être les vecteurs d'une reterritorialisation de l'économie.
Quand on dit qu'il n'y a pas de marges de manuvre politiques parce que nos contraintes économiques sont trop lourdes, ce n'est pas entièrement exact. Pour avoir travaillé sur diverses questions de flux (énergie, transport, eau), je me suis aperçu qu'aujourd'hui, on continue de mobiliser des ressources considérables en perpétuant les méthodes productives des années 1960, alors qu'on peut faire autrement. Grâce aux nouvelles technologies, des économies notables peuvent être réalisées en bien des domaines. L'interrogation qui découle de ce constat est alors : comment organiser la reterritorialisation, au moins partielle, des volumes financiers dégagés ? Sur dix francs, si on libère trois francs, ce qui est l'ordre de grandeur du possible dans les budgets des ménages, des communes et de l'État, il est de la responsabilité publique de favoriser une offre de services d'une telle diversité qu'elle puisse capter une large partie des sommes concernées. Les services de proximité, dans leur variété, sont ainsi le complément territorialisé de services en réseaux qui engendrent une déterritorialisation croissante.
Le mouvement historique auquel nous assistons est de grande ampleur. Les scénarios à construire ont comme tripe enjeu : la régulation de la déterritorialisation de certaines activités productives, le soutien à la consolidation de services territorialisés, la conduite d'un processus de réduction des flux pour remplir nos obligations internationales sur les grands défis de la planète comme le réchauffement ou la consommation énergétique. La probabilité d'avancer dans ces trois directions dépend de notre aptitude collective à mettre en évidence leur interdépendance.
Les filières du commerce équitable, les services de proximité, la production d'énergies propres dans les pays du Nord et du Sud font bien partie, si l'on considère ces trois axes, du même ensemble de l'économie solidaire. Des pratiques, qui pourraient apparaître à première vue comme disparates, s'avèrent en fait convergentes.
On s'aperçoit que les initiatives essayant de démocratiser l'économie se multiplient. C'est une autre forme de globalisation. Comment accompagner ces efforts sur le plan du droit pour que la référence à des valeurs corresponde vraiment à la certitude que l'engagement ne peut être mis en doute sur sa validité et sa probité ? Il y a un travail à effectuer pour rendre plus lisibles ces expériences, les aider à finaliser des signes distinctifs, par exemple des labels, les soutenir dans l'obtention d'une reconnaissance aux niveaux national et européen. L'accès à des financements doit aussi être facilité, d'abord à travers une législation sur l'épargne solidaire. En outre, le mouvement vers des services solidaires est à accélérer. Des services ont réussi mais il pourrait y en avoir beaucoup d'autres si les règles du jeu étaient plus adaptées.
L'exemple d'une politique régionale
A cet égard, la politique adoptée en 1996 par le Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais fournit un exemple, parmi d'autres, de politique innovante en faveur des services de proximité. Elle a été basée sur des principes clairs : les services de proximité peuvent contribuer à la création d'emplois, mais aussi à la cohésion sociale et à une nouvelle citoyenneté ; l'action publique peut favoriser la construction conjointe de l'offre et de la demande comme l'hybridation des ressources en s'appuyant sur les réseaux d'acteurs et en veillant à l'accessibilité de tous à ces services. Dans la dynamique des Assises pour le travail et l'emploi auxquelles plusieurs milliers de personnes avaient participé, la finalité était de concevoir des outils pour augmenter le taux de réussite des projets, en lien avec d'autres créations comme la Caisse solidaire adossée au Crédit coopératif. Les actions de la politique régionale ont été déclinées en trois volets principaux : reconnaissance d'un droit à l'initiative, renforcement et développement de l'offre existante, adaptation des financements.
La reconnaissance d'un droit à l'initiative a voulu remédier à l'inégalité qui règne lorsque des appuis institutionnels sont réservés aux seuls entrepreneurs disposant de moyens financiers ou de relations notabiliaires. Pour ce faire, les pouvoirs publics se sont engagés dans le financement de l'investissement immatériel des projets ; à condition que les porteurs de projet acceptent de travailler avec une structure de conseil qui soit en capacité de les aider dans la formalisation de leur projet. Cette prise en compte de l'investissement immatériel ne peut cependant suffire si les porteurs de projet sont condamnés à un bénévolat subi qui opère une sélection de fait entre les différents promoteurs. C'est pourquoi le Conseil régional a voulu organiser des formations rémunérées pour les porteurs de projet ayant déjà réalisé une formalisation de leur projet, afin que ceux-ci puissent disposer d'un temps de travail reconnu pour animer l'ensemble des activités liées à la conception des activités. Pour compléter cette aide à l'ingénierie de projet et à la formation, le démarrage est aussi accompagné. Afin d'éviter le recours à divers expédients, une aide est attribuée sous deux modalités : une aide dégressive sur trois ans à la création des emplois de direction et d'encadrement ou une aide à la constitution du fonds de roulement.
Enfin, pour ce qui est de l'adaptation des financements et de la solvabilisation de la demande et face à l'ampleur de ces tâches, le Conseil régional a délimité son domaine d'intervention. Il a refusé de participer à des formes de solvabilisation qui pouvaient concourir à de nouvelles segmentations dans la demande et à l'accentuation des inégalités face aux services. Par contre, il s'est engagé à aider les expériences qui avaient pour but de veiller à l'accessibilité des services à partir de mécanismes de solidarité.
Le passage à une stratégie nationale
Des avancées ont été possibles grâce à une telle politique régionale. Mais elles doivent désormais être systématisées et amplifiées par une stratégie nationale. Citons quelques points cruciaux. Des plates-formes de services sont à définir juridiquement et organiser pour fédérer les acteurs. Les statuts disponibles, principalement associatifs et coopératifs, sont à examiner pour résoudre les problèmes récurrents de trésorerie, de pluri-annualité, d'implication des usagers, des salariés et d'autres parties prenantes. Les passages d'un statut à l'autre sont à envisager pour jouer sur les synergies et les essaimages, c'est le débat sur l'entreprise sociale. Enfin la solvabilisation suppose de ne pas prélever autant sur les services de proximité que sur des entreprises ordinaires. Il est normal que la puissance publique pratique cette différenciation si l'État et les collectivités locales sont intéressées à ce que ces services prospèrent. Mais elle n'est pas la seule en cause. De grands donneurs d'ordre et partenaires nationaux (établissements publics, organismes de protection sociale, caisses d'allocations familiales) peuvent apporter une quote-part de financement. En tout cas, par grands secteurs, une concertation est à promouvoir pour préciser les contributions respectives des principales institutions.
Entre le financement public intégral dans la prévention de quartier (information sur les violences familiales ou les drogues, accès à la contraception) et l'autofinancement sur le marché que l'on peut atteindre dans les économies d'énergie, il importe de structurer des financements durablement mixtes. On sait que dans les services aux personnes, une réduction de quinze à vingt pour cent des prélèvements et l'obtention de conventionnements stables seraient en mesure d'entraîner un saut quantitatif. On rejoint d'ailleurs la question de la pérennisation des " emplois-jeunes ". Ces " nouveaux emplois " dans de " nouveaux services " sont confrontés au maintien des équilibres budgétaires après les cinq ans de financement initial. Il y a eu une formidable vague d'initiatives décentralisées dans les associations et les collectivités locales, il est indispensable d'approfondir les règles d'installation définitive des activités.
Si l'on veut résumer, l'économie capitaliste a nécessité la conquête de droits sociaux, l'intervention de l'État et des grands systèmes paritaires. Au dix-neuvième siècle, actions mutualistes et syndicales, pourtant issues du même creuset, se sont séparées. Les partis centralisés se sont opposés aux organisations de base. La structuration verticale l'a emporté sur l'auto-organisation horizontale. Mais un siècle plus tard, les systèmes pyramidaux se révèlent obsolètes quand la société elle-même découvre les réseaux. On est à un carrefour culturel. Soit cette mise en réseau se fait sur un mode sauvage, soit elle se fait sur un mode coopératif.
Ce choix politique fondamental appelle une réflexion sur la transformation de l'action publique. On n'est plus à une époque où le pouvoir peut par son autorité plaquer des politiques sur la société. L'économie solidaire n'est donc aucunement le cheval de Troie du désengagement de l'État. C'est un levier de transformation de l'État, vers un rôle d'animation, d'impulsion, d'encadrement et d'accompagnement de la mise en mouvement de la société. La société admet plus de transversalité, d'où l'actualité des formes associatives, coopératives et mutualistes. L'économie solidaire est donc bien un enjeu de démocratisation de l'économie, donc de la société.
Il est parfois difficile d'expliquer à un large public ce qu'elle recouvre. Le mérite du présent ouvrage et d'une équipe avec laquelle j'ai eu l'occasion de travailler souvent, c'est d'avoir su non seulement mettre en lumière des exemples mais aussi faire comprendre quels processus étaient à l'uvre dans différents pays. Les nouveaux partenariats qui se nouent entre la société civile, l'État et le monde entrepreneurial interpellent les manichéismes anciens. Oui, il y a une vie en dehors du capitalisme et ce dernier n'est pas l'alpha et l'omega de chaque chose. Mais plus encore, la pluralité de l'économie réelle, bien éloignée du discours idéologique simplificateur qu'on nous ressasse, intime à la collectivité locale ou internationale d'intégrer stratégiquement cette nouvelle donne.
(source http://www.social.gouv.fr, le 25 août 2000)