Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie de l'industrie et des finances, dans "Le Nouvel Observateur" le 24 septembre 1998, sur la nécessité d'accroître les pouvoirs de régulation du FMI afin de sécuriser le système financier international, intitulée "Ce que je propose pour sortir de la crise mondiale".

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Média : Le Nouvel Observateur

Texte intégral

Q - La Bourse de Paris a perdu 25 % en deux mois. L'action Alcatel a dévissé de 40 % en une seule journée. Pourquoi cette tourmente boursière ? Est-ce le signal du retrait des fonds de pension anglo-saxons ?

R - Il ne faut pas tricher avec les faits. Oui, la Bourse traverse des turbulences préoccupantes. Pour autant, évitons les slogans millénaristes. Ce n'est pas parce qu'il existe des marchés globaux qu'il doit y avoir une crise globale. Sur la Bourse, la croissance des derniers mois à Paris (+ 30 % en 1997, + 45 % dans les sept premiers mois de 1998) était sans doute excessive. Une correction était nécessaire. Mais il ne faudrait pas qu'après une période d'excès à la hausse intervienne un excès à la baisse.

Q - Le gouvernement prévoit en France pour 1999 une croissance de 2,7 %. Comment pouvez-vous être aussi confiant alors qu'une crise financière et économique ébranle le monde ? La plupart des conjoncturistes révisent d'ailleurs à la baisse leurs prévisions.

R - La plupart des organismes internationaux sont plus optimistes que nous ; ainsi, le FMI prévoit pour la France une croissance de 2,8 %. Certains conjoncturistes nous avaient déjà reproché l'année dernière de pécher par excès d'optimisme. Or c'est l'inverse qui s'est passé : nous terminerons l'année 1998 avec une croissance de plus de 3 %, c'est-à-dire au-dessus de nos prévisions. Cela dit, la demande mondiale adressée à la France va progresser seulement de 5 % contre 10 % en 1997. Ce n'est pas rien.

Q - Et pourtant, vous n'avez réduit vos prévisions que de 0,1 point à peine l'épaisseur d'un trait.

R - La révision est modeste parce que nous enregistrons deux mouvements contradictoires. Nous avons nettement révisé à la baisse nos exportations, mais les bonnes nouvelles sur le front intérieur nous amènent à réajuster fortement à la hausse la consommation. Cela valide d'ailleurs le choix de politique économique fait par le gouvernement. L'opposition nous a critiqués. Mais imaginez où nous en serions si, dès notre arrivée, nous n'avions pas pris des mesures pour défendre le pouvoir d'achat des ménages. Il ne s'agissait pas seulement de mesures de justice sociale, mais aussi de salubrité économique.

Q - Vous ne semblez pas croire à une aggravation de la crise ?
R - Il y a même des raisons de penser que l'on va vers une stabilisation dans une partie des pays aujourd'hui en récession. Regardons les zones de turbulences les unes après les autres. En Asie, on peut espérer que les pays qui ont été les plus touchés, comme la Corée, la Thaïlande et même l'Indonésie, vont progressivement se redresser avec aujourd'hui un coût social considérable et inacceptable. Le grand problème reste le Japon. Il est essentiel que ce grand pays prenne très rapidement les décisions qui s'imposent pour restructurer son système bancaire et relancer sa croissance. En revanche, je suis confiant en la Chine, qui, quelles que soient les difficultés, me paraît déterminée à éviter une dévaluation.

Q - Quel sera, selon vous, l'impact de l'effondrement de la Russie ?
R - La crise russe est de nature très différente. Elle a été aggravée - sinon causée - par un total vide politique. Le problème est de savoir ce que va faire le nouveau gouvernement. Mais relativisons : la Russie ne représente que 1 % des exportations de la France... L'impact commercial de la crise devrait donc rester faible, même si les conséquences sur les banques et surtout sur les marchés sont plus préoccupantes. Car les investisseurs, qui ont espéré des plus-values au-delà du raisonnable, sont tentés maintenant de se retirer brutalement de tous les marchés qu'ils estiment dangereux. Du même coup, ils en précipitent la chute. C'est cela aujourd'hui le vrai risque : une contamination par les marchés.

Q - Notamment en Amérique latine...
R - La plupart de ces pays, et notamment le Brésil, ont été bien gérés. Il sont donc injustement victimes de la méfiance des marchés. Il faut maintenant réussir à endiguer cette méfiance, et cela doit nous inciter à apporter une réponse collective à la crise.

Mais il faut d'abord établir un diagnostic sur son origine. Il y a, à l'évidence, une part de responsabilité des gouvernements de la plupart des pays touchés : ici, une libéralisation trop rapide des marchés financiers ; là, le développement de la corruption ; ailleurs, des erreurs de politique économique ; ailleurs encore, une mauvaise orientation des investissements. Pour les ultralibéraux, cette seule responsabilité est suffisante, et le système monétaire et financier international ne saurait être en cause. Ce n'est pas mon avis.

Q - D'autres, en revanche, vont jusqu'à prôner le retour au protectionnisme et au contrôle des changes.

R - Je ne suis pas d'accord non plus. L'expérience de ces dernières années montre que, pour leur propre développement, l'intérêt des pays émergents est de s'ouvrir aux capitaux privés. Au cours des années 80, les investissements à long terme - à long terme, j'insiste - se montaient à environ 30 milliards de dollars par an ; ils se sont fortement accrus dans les années 90 pour atteindre 256 milliards de dollars en 1997. Ces investissements permettent de renforcer considérablement le potentiel de croissance de pays dont les besoins d'équipements sont forts et les ressources nationales d'épargne faibles. Cela ne dispense naturellement en rien les pays riches d'un effort de solidarité en maintenant un flux élevé d'aide publique au développement. Je suis fier que la France demeure sur ce point le pays le plus généreux du G7. Ce qui pose problème, ce sont les mouvements incontrôlés de capitaux court terme.

Q - Quelles sont alors vos propositions pour assurer un meilleur fonctionnement du système financier international et éviter les crises à répétition ?

R - Le gouvernement français vient d'envoyer à ses partenaires de l'Union européenne un mémorandum proposant une initiative conjointe. Nous allons en discuter ce week-end à la réunion des ministres des Finances à Vienne, puis au début du mois d'octobre lors des assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Washington. Notre méthode : réussir à fédérer les Européens avant d'essayer de convaincre le reste du monde, et notamment les Etats-Unis. Notre ambition : Lionel Jospin l'a définie dans votre journal, promouvoir un "nouveau Bretton Woods". Le mémorandum que je propose à mes collègues tourne autour de quelques idées simples : donner au FMI une véritable autorité politique ; assurer la transparence du système financier ; ménager des périodes de transition dans l'ouverture des pays émergents aux marchés des capitaux ; affirmer enfin le rôle de l'Europe, et notamment de l'euro.

Q - Prenons votre premier point : le FMI. Il est pour le moment surtout vilipendé pour son incapacité à résoudre la crise.

R - Il est critiqué, en effet. Mais pas toujours à bon escient. De toute façon, je préfère une instance de régulation internationale à la loi d'un seul pays. Ce qu'il faut, c'est remédier aux vrais problèmes du FMI en lui donnant les moyens d'agir. Les moyens matériels d'abord : le Congrès américain ne veut pas ratifier l'augmentation de ses ressources financières. Il s'agit de liquidités importantes à la fois par leur montant - 18 milliards de dollars ! - et par leur effet psychologique. Je propose une démarche européenne pour soutenir cette ratification. Les moyens politiques ensuite : il faut mettre en place un véritable gouvernement du FMI en transformant, comme le prévoyaient d'ailleurs les statuts, l'actuel comité intérimaire en un véritable conseil, qui soit a la fois le lieu du dialogue entre pays industrialisés et pays émergents et l'instance où sont décidés les orientations et les engagements les plus lourds du FMI. Dans cette démarche, nous savons que nous allons devoir discuter avec les Etats-Unis, qui préféreraient créer une nouvelle instance regroupant 22 pays - d'où son nom de G22 - au sein de laquelle ils pourraient continuer à exercer leur leadership sur l'économie mondiale.

Q - La crise a souvent été amplifiée par la découverte dans certains pays de situations financières dramatiques qui avaient été jusque-là passées totalement sous silence.

R - Cela montre bien qu'il faut davantage de transparence partout et pour tous. Partout, cela veut dire que les règles internationales doivent être respectées, y compris par les centres offshore. Pour tous, cela veut dire que les règles prudentielles - c'est-à-dire celles qui son censées assurer la solidité des organismes financiers - ne doivent pas s'appliquer seulement aux banques mais aussi aux autres institutions financières. De surcroît, il faut que les banques, les fonds de pension, les fonds d'investissement communiquent des informations aux institutions publiques. C'est la seule façon de connaître réellement la situation de chaque pays. Nous proposons - et ce serait une petite révolution - que le FMI travaille à l'adoption d'une charte sur la fourniture d'informations par les institutions privées. J'avais déjà avancé ces idées, en avril dernier, précisément devant le comité intérimaire du FMI. Je dois reconnaître qu'elles n'avaient pas eu beaucoup d'écho. La crise aidant, je crois que cela va changer, comme le montrent les récentes déclarations de Tony Blair.

Q - Le contrôle des changes n'est peut-être pas la solution. Mais ces économies ont quand même été déstabilisées par le retrait brutal de capitaux investis à court terme.

R - On ne peut pas en effet passer du jour au lendemain d'une économie étatisée à une économie ouverte au grand large des marchés. Une fois encore, le principe est bien de maintenir la liberté de circulation des capitaux. Mais pour en limiter les effets déstabilisants, il faut veiller a ouvrir les marchés de capitaux des pays émergents, et surtout les marchés à court terme, de manière plus progressive et plus ordonnée. Pour prévenir les crises, il faut un système bancaire de qualité. Et pour pouvoir les enrayer, nous proposons la possibilité d'instaurer des "clauses de sauvegarde financière", qui permettraient à un pays émergent de recourir, par exemple, à un contrôle des changes mais de façon temporaire et en liaison avec le FMI. Une telle clause existe d'ailleurs dans le Traité de Maastricht, s'agissant des relations des pays européens avec les pays tiers !

Q - Prendriez-vous le pari que la monnaie unique va mettre l'Union européenne à l'abri de la tourmente monétaire actuelle ?

R - Cette crise confirme la force de l'euro - il suffit de comparer la stabilité de nos taux d'intérêt et de nos taux de change avec les mouvements que nous avions connus lors des crises précédentes de 1992 et 1994. Mais elle révèle également la faiblesse de l'Europe, qui ne parlant pas encore d'une seule voix a du mal à se faire entendre. C'est pourquoi nous devons nous organiser rapidement pour définir la méthode qui nous permettra d'arrêter une position commune - dans le cadre du Conseil de l'euro - et de la défendre sur la scène internationale. La France y est prête. Ce serait un très grand pas en avant pour la construction européenne.


(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1 août 2002)