Texte intégral
Le rendez-vous de Cancun a été manqué, la communauté internationale n'est pas parvenue à faire avancer le cycle du développement lancé à Doha. La France le regrette, car il s'agissait d'améliorer la croissance mondiale. Certains pays s'en sont réjouis, et aussi certains milieux antimondialistes ; mais c'est bien en fait une occasion ratée.
Cancun est d'abord une occasion ratée pour la relance de la croissance
La France est le quatrième exportateur mondial, en tenant compte de ses exportations dans l'Union européenne.
L'Union européenne est premier exportateur mondial si l'on tient compte des échanges intraeuropéens, devant les Etats-Unis.
L'Union européenne est aujourd'hui le premier exportateur mondial de services, devant les Etats-Unis, la France étant pour sa part cinquième exportateur mondial.
L'Union européenne est enfin le premier exportateur mondial de marchandises, et cela même sans tenir compte des échanges intra-européens qui constituent pourtant une part importante du commerce mondial des marchandises, devant les Etats-Unis.
Chaque milliard d'euros d'exportations génère quinze mille emplois en France. L'exportation représente cinq millions d'emplois directs dans notre pays.
Depuis dix ans, soit depuis le début d'application des accords de Marrakech, les exportations françaises ont crû de 92 % alors que, dans le même temps, notre produit intérieur brut n'augmentait que de 21 %.
Aujourd'hui, à l'évidence, nous avons besoin de croissance. Nos exportateurs de biens industriels et de services ont besoin que les frontières s'ouvrent. Notre industrie textile voit son avenir dans des produits de haute qualité à destination de la clientèle aisée de l'Inde ou de la Chine, où les droits de douane demeurent beaucoup trop élevés. Notre industrie automobile a besoin de pénétrer dans les grands pays en expansion qui restent trop fermés, comme le Brésil. Nos services de télécommunications doivent pouvoir croître à l'étranger ; le projet américain qui interdirait à des entreprises de télécommunications détenues à plus de vingt pour cent par des intérêts publics d'investir aux Etats-Unis vise directement une entreprise européenne. Toutes ces questions devraient être réglées dans le cadre des négociations multilatérales de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les enjeux sont importants.
Cancun est également un échec pour le développement
Certes, nous pouvons nous féliciter qu'un accord permettant aux pays en développement d'accéder à des médicaments moins coûteux ait été conclu quelques semaines avant le Sommet de Cancun. C'était pour les pays développés une obligation morale vis-à-vis des pays les plus pauvres.
Mais en lançant le Cycle du développement, nous avons contracté aussi l'engagement de faire prendre à ces pays le train de la croissance, de les faire bénéficier des fruits de la croissance produits par l'intensification des échanges.
Ainsi, dans le domaine agricole, les études de l'OMC font le constat que l'accord agricole conclu dans le cadre du cycle de Marrakech n'a profité qu'aux pays du groupe de Cairns et non aux pays en développement.
L'évaluation faite par les économistes du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) de la proposition Harbinson montre qu'il en aurait été de même de cette proposition : elle n'aurait également profité qu'à ces grands pays exportateurs nets agricoles.
Tel n'est pas notre objectif dans le Cycle de Doha. Ce cycle du développement doit permettre de conclure un accord agricole qui profite effectivement aux pays les plus pauvres.
C'est dans cet esprit que la France a fait des propositions en faveur de l'Afrique à l'occasion de sa présidence du G8. Ces propositions, qui ont été reprises par l'Union européenne, recommandent une action concertée entre l'Europe et les Etats-Unis pour :
- suspendre les subventions à l'exportation et les éliminations de surplus agricoles qui minent l'agriculture de ce continent ;
- réserver des avantages commerciaux particuliers à ses exportations ;
- et trouver des méthodes de stabilisation des cours des matières premières vitales pour son économie.
Certains de ses éléments ont été repris dans la proposition euro-américaine d'août, ainsi que dans le texte qui a été soumis aux ministres en vue de Cancun. On peut citer par exemple :
- la remise en cause des restitutions sur les produits intéressant particulièrement les pays en développement ;
- l'idée que les grands pays émergents exportateurs nets de produits agricoles ne peuvent bénéficier des mêmes avantages que les pays les plus pauvres.
Quoi qu'il en soit, le Cycle de Doha a pris du retard à Cancun. Nous souhaitons qu'il se conclue à la date prévue, fin 2004, mais cette échéance devient incertaine.
Ce retard est le résultat d'une conjonction de facteurs. Il n'est imputable en aucun cas à l'Union européenne.
Cancun a d'abord vu l'émergence de nouveaux acteurs, les grands pays émergents (G21), décidés à mieux faire entendre leur voix.
Ces pays ont en commun une puissance exportatrice, dans les domaines agricoles et industriels surtout. Ils veulent obtenir l'ouverture des marchés des pays développés tout en maintenant les importantes protections de leurs propres marchés. Ils ont très bien réussi à se faire entendre. L'Europe a ainsi eu d'abord à se prononcer sur un projet de texte qui reprenait largement leurs demandes. Ces propositions nous ont semblé totalement déséquilibrées. Toutes les formes de subventions agricoles étaient menacées, et notre politique agricole elle-même remise en cause, au profit des exportations de ces pays. Quant à nos exportateurs industriels, ils ne se voyaient proposer aucune ouverture des marchés dans les grands pays émergents. Ce texte n'était donc pas acceptable en l'état.
Les propositions de ce groupe de pays traduisent une conception déséquilibrée du libéralisme. L'application rigoureuse de la théorie de l'avantage compétitif dans le domaine agricole qu'ils suggèrent, interdirait à terme toute production agricole dans l'Union européenne. Cette conception théorique est évidemment incompatible avec la réalité de l'agriculture européenne, qui occupe aujourd'hui sept millions d'agriculteurs dans l'UE, et bientôt quatorze après l'élargissement.
Le libéralisme de ce groupe de pays est également à sens unique puisqu'il est caractérisé par l'absence de disponibilité des grands pays émergents à ouvrir leurs marchés industriels.
Le dernier compromis, soumis aux ministres à Cancun, reprenait ces propositions du G21. C'est pourquoi, pour l'UE, il n'était pas acceptable en l'état.
-L'Afrique est également parvenue à faire entendre sa voix à Cancun. Le commerce extérieur total de ce continent, si l'on met à part l'Afrique du Sud, représente à peine l'équivalent de celui de la Finlande, soit 0,8 % du commerce mondial.
Jusqu'alors, l'Afrique était absente des négociations. Elle a acquis à Cancun une stature d'acteur à part entière en faisant reconnaître la particularité de la crise subie par ses producteurs de coton. Les baisses du cours mondial de ce produit sont liées aux subventions versées aux producteurs américains, lesquelles ont permis au coton américain de prendre en 2000-2001 quarante pour cent du marché mondial contre vingt cinq pour cent précédemment. Le coton africain ne représente, lui, que onze pour cent du marché mondial. La forte progression américaine sur ce marché correspond à l'entrée en vigueur de la loi agricole "Farm bill", qui incite les producteurs américains non seulement à produire sans limite, mais surtout à vendre à tout prix. Les subventions pour le coton sont les plus importantes en volume de toutes celles versées aux agriculteurs américains, ce qui explique la vigueur des protestations des producteurs africains, qui ont réussi à inscrire ce problème à l'ordre du jour de Doha.
C'est une demande légitime : la France l'avait déjà reconnu avec sa proposition d'initiative en faveur de l'Afrique. Le président Chirac vient de faire des propositions concrètes lors de son déplacement au Mali. Enfin, l'Union européenne a annoncé à Cancun qu'elle prendrait sa part de l'effort, en engageant la réforme du marché européen du coton.
- Le résultat de Cancun est aussi imputable à l'immobilisme de l'ensemble des acteurs de l'OMC et finalement à l'absence de volonté d'aboutir ensemble. Seule l'Europe a réformé sa politique agricole en vue de cette négociation. Elle a, en effet, décidé en juin de dissocier le montant des subventions des quantités produites, ce qui lui permet d'échapper désormais au reproche de productivisme. Les Etats-Unis ont suivi l'évolution inverse : jusqu'en 1996, ils découplaient leurs subventions agricoles ; ils les ont recouplées dans leur dernière loi agricole de 2002. Chez les autres acteurs, l'attentisme prédominait. La Malaisie par exemple maintient des droits de douane dissuasifs sur les automobiles et se refuse à ouvrir son marché. L'échec récent des négociations régionales à ce sujet illustre bien la réticence des grands pays émergents à s'ouvrir à la concurrence internationale dans les secteurs qui intéressent particulièrement nos industriels.
-L'Europe a tiré de l'expérience engagée en 1957 avec le marché commun la conviction que la libéralisation des échanges ne peut se construire durablement et de manière profitable pour tous que si elle s'accompagne de politiques communes assurant les redistributions nécessaires pour permettre l'adaptation des secteurs les plus fragiles. C'est cette vision d'une "mondialisation humanisée" que l'Europe porte à l'OMC. Elle se traduit par notre conviction que tout n'est pas négociable : culture, santé, éducation ne relèvent pas de la logique marchande, mais aussi par notre souhait de négocier à l'OMC des accords qui intègrent les questions d'environnement ou qui fixent des règles minimales en matière d'investissement ou de concurrence. La négociation s'est précisément rompue sur une divergence en ce domaine, signe que les membres de l'OMC ne sont pas encore d'accord sur leur conception de la mondialisation.
Après cet échec, il faut poursuivre la négociation. La date de sa conclusion est certes moins assurée qu'avant, mais le cycle en cours doit se poursuivre.
-Tout d'abord, Cancun doit nous renforcer dans notre volonté de trouver une solution impliquant tous les membres de l'OMC. Nous ne devons pas nous contenter d'accords bilatéraux. L'Europe a certes une expérience sans pareil en ce domaine, puisqu'elle a conclu une trentaine d'accords de libre-échange, mais son action est depuis toujours tournée prioritairement vers la construction d'une base multilatérale stable à l'OMC et ailleurs. C'est en effet la seule solution pour ne pas se laisser enfermer dans de purs rapports de force et pour élaborer des règles communes accompagnant la libéralisation. L'Europe a plusieurs négociations bilatérales en cours, avec le Mercosur ou le Conseil de coopération du Golfe par exemple, et les poursuivra, mais sans se détourner de sa vision générale de la mondialisation, qui s'applique en matière diplomatique avec l'ONU, dans le domaine de l'environnement - avec le projet d'organisation mondiale de l'environnement - et des échanges commerciaux avec l'OMC.
La libéralisation des échanges doit être accompagnée d'éléments de politiques communes, sous forme de nouveaux accords multilatéraux ou de zones de solidarité entre pays développés et pays en développement. Ce sera un combat difficile, mais je crois que nous devons tenir bon.
-Cancun nous confirme également la justesse de la proposition exprimée à l'occasion du G8 d'Evian par le président de la République en faveur de l'Afrique. Ce continent est le seul à avoir vu son PIB et sa part du commerce mondial se réduire dans les dix dernières années. Il lui faut un traitement spécial qui aille au-delà de l'assistance et de la concession de délais pour appliquer les accords. Plus que jamais après Cancun, notre proposition en faveur de l'Afrique nous semble nécessaire. Par l'accord conclu sur l'accès aux médicaments, l'OMC a montré qu'elle pouvait créer des exceptions à ses règles afin de s'adapter aux besoins du développement. Les grands pays émergents, qui souhaitent assurer des fonctions plus importantes dans la gouvernance mondiale, ont un rôle à jouer dans ce domaine du développement.
-Enfin, Cancun doit nous conduire à mieux défendre notre vision de la mondialisation, fondée sur notre expérience européenne du libre-échange.
L'Europe sait bien que l'ouverture des échanges peut rendre nécessaires des compensations au profit des économies ou des secteurs en transition. Des ajustements sont nécessaires ; il faut aussi pouvoir maintenir des préférences particulières au bénéfice des plus pauvres. C'est notamment l'objet des négociations de libre-échange en cours entre l'Union européenne et l'Afrique.
Par ailleurs, l'ouverture des échanges dans le domaine agricole peut aboutir à une limitation de la diversité de l'offre. Pour maintenir la diversité des produits, il est nécessaire de réaffirmer qu'il n'y a pas un modèle unique agricole. L'agriculture européenne est le produit d'une culture et d'un mode de vie que nos citoyens plébiscitent aujourd'hui. Ils reconnaissent les vertus d'une agriculture multifonctionnelle. Nous voulons maintenir la spécificité de nos produits, attachés à des terroirs. C'est pourquoi nous restons attachés à la négociation d'un registre des indications géographiques, comme il a été prévu dans le programme de négociation de Doha.
Ce sont ces convictions qui m'animent dans les négociations commerciales de l'OMC. L'activité de cette organisation internationale connaît en France un important retentissement politique. Il faut y voir, je pense, une manifestation de notre engagement en faveur d'une croissance mondiale respectueuse des valeurs humanistes. Je suis fermement convaincu pour ma part que l'OMC peut être un instrument porteur de ces valeurs. Notre attachement indéfectible au multilatéralisme trouve ici une nouvelle raison de se manifester.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 5 novembre 2003)