Texte intégral
Monsieur le Ministre, cher Jean-Noël,
Monsieur l'Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Je suis vraiment très heureux d'avoir pu répondre à votre invitation à venir clôturer vos travaux, ici, ce soir.
Je tiens, tout d'abord, à exprimer ma gratitude aux associations organisatrices, europartenaires, la Fondation Jean Jaurès et la Fondation Friedrich Ebert, d'avoir pris cette initiative originale. J'y reconnais leur contribution à stimuler sans cesse les débats sur l'Europe. Une fois de plus, elles sont ainsi fidèles à leur vocation, en apportant du poil à gratter à l'action des responsables politiques.
Vous avez fort judicieusement placé cette rencontre sous les auspices de Gustave Flaubert et de son "dictionnaire des idées reçues". Cette oeuvre constitue l'inventaire savoureux, à mes yeux inégalé, de nos lieux communs, de jugements convenables et convenus qui reflètent l'esprit du temps de l'auteur de Bouvard et Pécuchet.
Face à un tel catalogue, et plus généralement à toute caricature, comment ne pas succomber à deux réactions immédiates ? Sourire d'abord devant ce sottisier ironique et absurde. S'interroger ensuite, non sans inquiétude, devant la force de la croyance et le poids des préjugés que reflètent les stéréotypes. Car nous sommes bien conscients que peu de distances séparent souvent la moquerie affectueuse du rejet de l'autre, que les expressions imagées glissent parfois vers des sentiments plus troubles, tels que la rancune, le racisme, l'antisémitisme, ou la xénophobie.
Vous comprendrez, de plus, que l'homme politique que je suis n'est pas le moins habitué à rencontrer de nombreux stéréotypes sur sa route. Mais ce sujet mériterait à lui seul une autre rencontre que celle-ci.
L'interrogation sur la vision de l'autre, si elle est présente chez chaque personne raisonnable, est évidemment encore plus vive dans l'esprit de ceux qui, comme nous, sont engagés à faire vivre et travailler ensemble des peuples différents à un avenir commun, qui s'appelle l'Europe.
J'en viens ainsi à la question centrale qui, me semble-t-il, inspire nos réflexions d'aujourd'hui : dans notre espace européen, et même au-delà, les maîtres mots sont ouverture, échange, circulation, convergence. Il s'agit là d'un mouvement généreux dont l'objet est de réaliser un projet européen qui - faut-il le rappeler ? - porte dès l'origine haut et fort un idéal de paix, d'harmonie et de compréhension entre les peuples. Quelle place alors faut-il reconnaître à ce jeu de miroirs déformants qui, d'une certaine manière, peuvent être perçus comme autant de signes d'un relatif échec de notre ambition ? Et, dès lors que s'impose une vision réaliste des choses et des gens, comment essayer de surmonter les stéréotypes et traduire en énergie positive les images qu'ils véhiculent ? Au fond, l'enjeu est simple : il s'agit de jeter un autre regard sur l'autre, de valoriser les différences pour le bien commun.
Commençons d'abord par feuilleter notre album d'images pour apprécier quelle place accorder aujourd'hui à cette notion.
Une mise en perpective est avant tout indispensable. D'où le grand intérêt d'une démarche comme la vôtre. Tout au long de cette journée, vous vous êtes attachés à travailler sur les figures de la représentation, le rôle de l'imaginaire, le jeu des regards croisés pour analyser cette notion et ses évolutions au fil de l'Histoire.
Je ne reviendrai donc pas, car vous avez abordé cette question lors de vos travaux, sur l'origine même et la raison d'être des stéréotypes. J'en reste pour ma part à la définition que le sociologue américain Walter Lippman donnait dès 1922 et selon laquelle "nous ne sommes pas équipés pour faire face à autant de subtilité et de diversité (dans notre environnement réel). Puisque nous devons composer avec un tel environnement, il nous faut donc le réduire en un modèle plus simple avant de pouvoir le gérer".
Venons-en à l'idée européenne. Celle-ci, telle que nous la connaissons depuis les années cinquante, s'est bâtie au départ contre les stéréotypes. Elle était avant tout la volonté de dépasser deux conflits mondiaux, nés en Europe, cristallisés autour de la relation turbulente, conflictuelle, violente entre la France et l'Allemagne. Or, le nationalisme et l'hostilité entre les deux pays étaient précisément l'exacerbation ultime d'une vision stéréotypée de l'autre, qui s'est auto-alimentée jusqu'à la tragédie pendant plusieurs décennies.
De plus, les Etats totalitaires des années trente étaient de formidables machines à produire des visions simplifiées à l'extrême de l'autre, autant de portraits-robots de l'ennemi avec les résultats tragiques que nous connaissons.
Ainsi, la vision européenne de l'après-guerre, fondée sur la paix et la démocratie et symbolisée par le rapprochement franco-allemand, signifiait par définition une volonté de dialogue, de connaissance de l'autre, de travail en commun, à l'opposé des anciens stéréotypes. En disant cela, je n'ignore pas que d'autres stéréotypes restaient néanmoins à l'oeuvre, comme celui, pour rester sur la dimension franco-allemande, d'une régénération de l'Allemagne ne pouvant venir que de la Rhénanie, symbolisée par Konrad Adenauer, face à la Prusse, qui en revanche, par les caractères qu'on lui prêtait, était en quelque sorte prédisposée aux dérives agressives. Comment ne pas voir réapparaître cette image dans l'appréhension que suscite aujourd'hui, chez certains, la république de Berlin ? Il faut la dépasser pour vivre avec cette nouvelle donne.
Par définition, par le fait, aussi, qu'elle était destinée à créer un environnement sécurisant pour les Européens, moins générateur d'angoisses vis-à-vis desquelles les stéréotypes ne sont fondamentalement que des défenses, la construction européenne pouvait se concevoir au départ comme un obstacle aux stéréotypes.
Qu'en est-il cinquante ans plus tard?
Je pense, dans l'ensemble, que la construction d'un ensemble européen démocratique et -globalement- prospère, a contribué, non pas à faire disparaître les stéréotypes - car je reste persuadé et j'y reviendrai, qu'ils sont inhérents à la vie sociale - mais à les rendre "gérables", à en apaiser les conséquences humaines et politiques, à les confiner, en quelque sorte, à certains secteurs de la vie collective.
En revanche, la construction européenne a également contribué à conforter certains stéréotypes et a favorisé l'apparition de nouveaux.
En étant un peu provocateur, en cette conclusion de colloque, je dirais volontiers que la difficulté, comme le soulignait le professeur allemand Hans Nicklas lors d'un colloque franco-allemand, est "qu'un préjugé n'est pas simplement un faux jugement, mais plutôt un mélange souvent compliqué entre quelque chose de vrai et quelque chose de faux".
La construction européenne, en faisant travailler ensemble, en faisant se rencontrer citoyens, associations, entreprises, administrations, a fait reculer le "quelque chose de faux" qui alimentait nos stéréotypes, elle a aussi conforté, parfois, le "quelque chose de vrai" ! Je ne m'étendrai pas sur les histoires plus ou moins drôles que les eurocrates de Bruxelles se racontent, dans les couloirs de la Commission européenne, sur "l'enfer européen" que représenterait un espace où les Britanniques seraient chargés de la cuisine, les Italiens de l'organisation, les Néerlandais de la mode, etc... On se demande de quoi les Français seraient chargés.
De plus, en superposant aux identités nationales, sujets traditionnels de stéréotypes, une identité européenne naissante, avec ses codes, ses acteurs, ses institutions, la démarche européenne est elle-même créatrice de stéréotypes. La Commission européenne, justement, n'a sans doute rien à envier sur ce plan aux institutions nationales.
Par ailleurs, du fait même qu'elle introduit une nouvelle dimension dans l'espace de référence des citoyens, sans avoir totalement stabilisé, dans leur esprit, le lien entre dimension européenne et dimension nationale - voir le débat, assez caricatural et stéréotypé, entre fédéralistes et souverainistes - la construction européenne induit une certaine insécurité dans les repères, et cette insécurité peut provoquer certains replis identitaires, le besoin de s'en tenir à des représentations collectives figées et faciles.
Je pense par exemple au sport, comme Jean-Noël Jeanneney. Je suis convaincu que l'attachement aux symboles nationaux que sont les équipes sportives est d'autant plus fort que l'on n'est pas certain de la pérennité des autres symboles identitaires nationaux, quand ceux là n'ont pas déjà disparu, comme la monnaie. Et cela peut aller juqu'à des dérives choquantes. J'ai, comme beaucoup, le souvenir des supporters français qui injurièrent, en 1982, le gardien de but de l'équipe d'Allemagne, Harald Schumacher, auteur d'une violente agression sur un joueur français, Batiston. Resurgit immédiatement le florilège d'images sur l'Allemand belliqueux.
J'ajoute que ce sentiment d'insécurité de la conscience nationale, générateur de réflexes simplificateurs, est amplifié par la conscience d'un monde qui devient à la fois plus global et plus complexe. Je crains ainsi que les débats actuels sur la mondialisation et sur la relation aux Etats-Unis ne donnent lieu à une nouvelle éruption de préjugés et de stéréotypes. On le voit bien à Seattle. Il faut bien reconnaître que certains mettent un soin particulier à maintenir en vie le stéréotype du Gaulois à moustache, résistant seul aux envahisseurs. Que l'arme de l'ennemi à combattre ne soit plus le pilum romain, mais un sandwich rond à la viande hachée ne change rien à l'affaire...
En définitive, il est clair que nous ne devons pas nous résigner à cette part d'irréductible qui façonne la représentation de l'Autre.
Ce constat réaliste étant fait, comment alors créer cette énergie positive permettant de valoriser les différences que j'évoquais au début de mes propos ?
Chacun des responsables que nous sommes doit, pour commencer, prendre soin à ne pas encourager les stéréotypes. En toute confidence, la tâche n'est pas facile. En période normale, les négociations habituelles au sein du Conseil des ministres sur un texte européen peuvent conduire chacun à exacerber ses traits nationaux, au risque de projeter une image caricaturale. Je vous passe les clichés sur l'Anglais pragmatique, l'Allemand rigide, le Français arrogant, etc....
Que dire alors quand nous traversons des turbulences ? : rappelons-nous simplement la récente polémique sur la levée de l'embargo sur le boeuf britannique que les autorités de Londres, et celles de Paris aussi, je crois, ont géré avec beaucoup de doigté, face à une certaine presse déchaînée, ou des images, encore véhiculées ici ou là sur un prétendu archaïsme de notre pays. Les autorités françaises ont su éviter l'anglophobie, et le retour du refoulé. C'est remarquable sur un enjeu aussi fort.
Ceci m'amène à évoquer la responsabilité des médias. Il leur faut parfois forcer le trait ou utiliser les ressorts de l'humour pour bien communiquer, au risque de propager certaines représentations toutes faites. Mais ils ont aussi une irremplaçable contribution à apporter. Je pense tout particulièrement à la chaîne Arte, dont vous a parlé tout à l'heure mon ami Jérôme Clément, qui est un formidable outil antidote aux stéréotypes franco-allemands et européens.
Enfin, n'oublions pas cette Europe qui se fait au quotidien sans nécessairement l'intervention du Politique. De plus en plus, nos concitoyens européens travaillent ensemble dans des entreprises dont la compétitivité exige une gestion multiculturelle, valorisant les différences sans les gommer. Je sais que vous avez aussi traité cette dimension.
Quant à nous, responsables politiques, il nous revient de traduire dans la construction européenne l'exigence que les citoyens européens se connaissent mieux et qu'ils comprennent mieux l'Europe, afin de faire reculer les préjugés. Et c'est par là que je vais terminer.
Il y a d'abord un devoir de pédagogie. L'Europe est un processus complexe, son fonctionnement n'est pas aisément intelligible. Et c'est faute de pouvoir le décrypter correctement que l'on se sent contraint de faire appel à des représentations simplificatrices. Il faut donc consacrer une énergie sans faille à ce travail de pédagogie sur la construction européenne, si l'on veut combattre les idées reçues sur "Bruxelles", si l'on veut rassurer sur le devenir des références nationales ou régionales, qu'il ne s'agit en aucun cas d'éradiquer. C'est une dimension importante de l'action des politiques.
Mais un tel travail n'a de sens que s'il accompagne s'appuie une politique européenne déterminée pour réaliser quelques objectifs clairement affichés. Il s'agit d'abord de gouverner l'Europe de façon plus efficace et plus transparente, afin de contrecarrer les nouveaux préjugés sur l'Europe de Bruxelles. La nouvelle Commission européenne y travaille, de même que les gouvernements. Et nous aurons à coeur lors de la présidence française de l'Union européenne, au deuxième semestre 2000, de rendre ces institutions plus efficaces, plus intelligibles et plus démocratiques.
Il nous faut aussi mettre en oeuvre des politiques qui fasse progresser la conscience européenne, en rencontrant les préoccupations premières de ses citoyens.
Je ne prendrai que l'exemple de la mobilité. L'Europe doit devenir véritablement un espace d'échanges, non plus seulement des marchandises et des capitaux, mais des personnes et des idées.
Et qu'il soit bien clair que le seul tourisme, qui concerne chaque année des dizaines de millions d'Européens, ne peut jouer ce rôle. Il n'est souvent, au contraire, que la recherche, sur place, de la confirmation de ses préjugés! Et cela ne date pas du tourisme de masse actuel: que l'on se souvienne seulement de Goethe, estimant dans ses "Conversations avec Eckermann": "les Anglais, pris comme tels, n'ont pas le don de la réflexion" ou encore Renan, écrivant dans ses "Carnets d'Athènes", en 1865: "Grecs, la race la plus éloignée du christianisme".
Justement, la mobilité réelle reste encore trop rare. Les espaces nationaux demeurent trop la référence. J'ai lancé l'idée, avec Claude Allègre, d'un espace européen de la connaissance. Il est encore trop difficile pour les étudiants, les professeurs, les chercheurs, d'aller étudier ou enseigner dans un autre pays de l'Union. Sans uniformiser, nous devons être en mesure de lever toutes les barrières, qu'elles soient réglementaires, financières ou sociales, à cette mobilité. D'une façon générale, les échanges, les contacts doivent être favorisés à tous les niveaux, dès l'enseignement primaire et secondaire.
J'insiste également sur deux domaines d'enseignement. D'abord l'enseignement des langues. Nous le savons tous, la situation est insatisfaisante de ce point de vue et les langues européennes autres que l'anglais ne sont pas assez apprises par les jeunes Français. Or, les stéréotypes ne résistent souvent pas à la traduction ! On ne peut plus alors "filer à l'anglaise" en France et "take the french leave" en Angleterre.
Ensuite, l'enseignement de l'histoire. Vous avez également abordé cette question lors de vos débats. Les stéréotypes naissent souvent dans les livres scolaires. Il y a certainement un effort à faire en ce domaine. Les polémiques actuelles sur le projet de Musée de l'Europe sont révélatrices, à cet égard, des réflexes identitaires que le regard sur le passé peuvent provoquer. En quelque sorte, l'on n'accepterait l'Europe qu'à la condition que son estampille nationale y soit garantie.
Mesdames et Messieurs, aucun de nous ne veut d'une Europe uniforme, sans saveurs, sans odeurs et sans couleurs, en un mot d'une Europe trop ennuyeuse. Les stéréotypes sont aussi là pour nous rappeler les passés croisés des Européens, pour le meilleur et pour le pire, illustrer nos lieux communs, au sens profond du terme, et tout simplement exprimer la vie de peuples nécessairement différents. Nous n'avons pas à les redouter ou à les nier mais à combattre la part maudite qui les habite parfois. Vos travaux d'aujourd'hui nous auront permis de mieux les appréhender, de mieux les comprendre, d'y faire face avec intelligence.
Soyez-en félicités et remerciés./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 02 janvier 2000).
Monsieur l'Ambassadeur,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Je suis vraiment très heureux d'avoir pu répondre à votre invitation à venir clôturer vos travaux, ici, ce soir.
Je tiens, tout d'abord, à exprimer ma gratitude aux associations organisatrices, europartenaires, la Fondation Jean Jaurès et la Fondation Friedrich Ebert, d'avoir pris cette initiative originale. J'y reconnais leur contribution à stimuler sans cesse les débats sur l'Europe. Une fois de plus, elles sont ainsi fidèles à leur vocation, en apportant du poil à gratter à l'action des responsables politiques.
Vous avez fort judicieusement placé cette rencontre sous les auspices de Gustave Flaubert et de son "dictionnaire des idées reçues". Cette oeuvre constitue l'inventaire savoureux, à mes yeux inégalé, de nos lieux communs, de jugements convenables et convenus qui reflètent l'esprit du temps de l'auteur de Bouvard et Pécuchet.
Face à un tel catalogue, et plus généralement à toute caricature, comment ne pas succomber à deux réactions immédiates ? Sourire d'abord devant ce sottisier ironique et absurde. S'interroger ensuite, non sans inquiétude, devant la force de la croyance et le poids des préjugés que reflètent les stéréotypes. Car nous sommes bien conscients que peu de distances séparent souvent la moquerie affectueuse du rejet de l'autre, que les expressions imagées glissent parfois vers des sentiments plus troubles, tels que la rancune, le racisme, l'antisémitisme, ou la xénophobie.
Vous comprendrez, de plus, que l'homme politique que je suis n'est pas le moins habitué à rencontrer de nombreux stéréotypes sur sa route. Mais ce sujet mériterait à lui seul une autre rencontre que celle-ci.
L'interrogation sur la vision de l'autre, si elle est présente chez chaque personne raisonnable, est évidemment encore plus vive dans l'esprit de ceux qui, comme nous, sont engagés à faire vivre et travailler ensemble des peuples différents à un avenir commun, qui s'appelle l'Europe.
J'en viens ainsi à la question centrale qui, me semble-t-il, inspire nos réflexions d'aujourd'hui : dans notre espace européen, et même au-delà, les maîtres mots sont ouverture, échange, circulation, convergence. Il s'agit là d'un mouvement généreux dont l'objet est de réaliser un projet européen qui - faut-il le rappeler ? - porte dès l'origine haut et fort un idéal de paix, d'harmonie et de compréhension entre les peuples. Quelle place alors faut-il reconnaître à ce jeu de miroirs déformants qui, d'une certaine manière, peuvent être perçus comme autant de signes d'un relatif échec de notre ambition ? Et, dès lors que s'impose une vision réaliste des choses et des gens, comment essayer de surmonter les stéréotypes et traduire en énergie positive les images qu'ils véhiculent ? Au fond, l'enjeu est simple : il s'agit de jeter un autre regard sur l'autre, de valoriser les différences pour le bien commun.
Commençons d'abord par feuilleter notre album d'images pour apprécier quelle place accorder aujourd'hui à cette notion.
Une mise en perpective est avant tout indispensable. D'où le grand intérêt d'une démarche comme la vôtre. Tout au long de cette journée, vous vous êtes attachés à travailler sur les figures de la représentation, le rôle de l'imaginaire, le jeu des regards croisés pour analyser cette notion et ses évolutions au fil de l'Histoire.
Je ne reviendrai donc pas, car vous avez abordé cette question lors de vos travaux, sur l'origine même et la raison d'être des stéréotypes. J'en reste pour ma part à la définition que le sociologue américain Walter Lippman donnait dès 1922 et selon laquelle "nous ne sommes pas équipés pour faire face à autant de subtilité et de diversité (dans notre environnement réel). Puisque nous devons composer avec un tel environnement, il nous faut donc le réduire en un modèle plus simple avant de pouvoir le gérer".
Venons-en à l'idée européenne. Celle-ci, telle que nous la connaissons depuis les années cinquante, s'est bâtie au départ contre les stéréotypes. Elle était avant tout la volonté de dépasser deux conflits mondiaux, nés en Europe, cristallisés autour de la relation turbulente, conflictuelle, violente entre la France et l'Allemagne. Or, le nationalisme et l'hostilité entre les deux pays étaient précisément l'exacerbation ultime d'une vision stéréotypée de l'autre, qui s'est auto-alimentée jusqu'à la tragédie pendant plusieurs décennies.
De plus, les Etats totalitaires des années trente étaient de formidables machines à produire des visions simplifiées à l'extrême de l'autre, autant de portraits-robots de l'ennemi avec les résultats tragiques que nous connaissons.
Ainsi, la vision européenne de l'après-guerre, fondée sur la paix et la démocratie et symbolisée par le rapprochement franco-allemand, signifiait par définition une volonté de dialogue, de connaissance de l'autre, de travail en commun, à l'opposé des anciens stéréotypes. En disant cela, je n'ignore pas que d'autres stéréotypes restaient néanmoins à l'oeuvre, comme celui, pour rester sur la dimension franco-allemande, d'une régénération de l'Allemagne ne pouvant venir que de la Rhénanie, symbolisée par Konrad Adenauer, face à la Prusse, qui en revanche, par les caractères qu'on lui prêtait, était en quelque sorte prédisposée aux dérives agressives. Comment ne pas voir réapparaître cette image dans l'appréhension que suscite aujourd'hui, chez certains, la république de Berlin ? Il faut la dépasser pour vivre avec cette nouvelle donne.
Par définition, par le fait, aussi, qu'elle était destinée à créer un environnement sécurisant pour les Européens, moins générateur d'angoisses vis-à-vis desquelles les stéréotypes ne sont fondamentalement que des défenses, la construction européenne pouvait se concevoir au départ comme un obstacle aux stéréotypes.
Qu'en est-il cinquante ans plus tard?
Je pense, dans l'ensemble, que la construction d'un ensemble européen démocratique et -globalement- prospère, a contribué, non pas à faire disparaître les stéréotypes - car je reste persuadé et j'y reviendrai, qu'ils sont inhérents à la vie sociale - mais à les rendre "gérables", à en apaiser les conséquences humaines et politiques, à les confiner, en quelque sorte, à certains secteurs de la vie collective.
En revanche, la construction européenne a également contribué à conforter certains stéréotypes et a favorisé l'apparition de nouveaux.
En étant un peu provocateur, en cette conclusion de colloque, je dirais volontiers que la difficulté, comme le soulignait le professeur allemand Hans Nicklas lors d'un colloque franco-allemand, est "qu'un préjugé n'est pas simplement un faux jugement, mais plutôt un mélange souvent compliqué entre quelque chose de vrai et quelque chose de faux".
La construction européenne, en faisant travailler ensemble, en faisant se rencontrer citoyens, associations, entreprises, administrations, a fait reculer le "quelque chose de faux" qui alimentait nos stéréotypes, elle a aussi conforté, parfois, le "quelque chose de vrai" ! Je ne m'étendrai pas sur les histoires plus ou moins drôles que les eurocrates de Bruxelles se racontent, dans les couloirs de la Commission européenne, sur "l'enfer européen" que représenterait un espace où les Britanniques seraient chargés de la cuisine, les Italiens de l'organisation, les Néerlandais de la mode, etc... On se demande de quoi les Français seraient chargés.
De plus, en superposant aux identités nationales, sujets traditionnels de stéréotypes, une identité européenne naissante, avec ses codes, ses acteurs, ses institutions, la démarche européenne est elle-même créatrice de stéréotypes. La Commission européenne, justement, n'a sans doute rien à envier sur ce plan aux institutions nationales.
Par ailleurs, du fait même qu'elle introduit une nouvelle dimension dans l'espace de référence des citoyens, sans avoir totalement stabilisé, dans leur esprit, le lien entre dimension européenne et dimension nationale - voir le débat, assez caricatural et stéréotypé, entre fédéralistes et souverainistes - la construction européenne induit une certaine insécurité dans les repères, et cette insécurité peut provoquer certains replis identitaires, le besoin de s'en tenir à des représentations collectives figées et faciles.
Je pense par exemple au sport, comme Jean-Noël Jeanneney. Je suis convaincu que l'attachement aux symboles nationaux que sont les équipes sportives est d'autant plus fort que l'on n'est pas certain de la pérennité des autres symboles identitaires nationaux, quand ceux là n'ont pas déjà disparu, comme la monnaie. Et cela peut aller juqu'à des dérives choquantes. J'ai, comme beaucoup, le souvenir des supporters français qui injurièrent, en 1982, le gardien de but de l'équipe d'Allemagne, Harald Schumacher, auteur d'une violente agression sur un joueur français, Batiston. Resurgit immédiatement le florilège d'images sur l'Allemand belliqueux.
J'ajoute que ce sentiment d'insécurité de la conscience nationale, générateur de réflexes simplificateurs, est amplifié par la conscience d'un monde qui devient à la fois plus global et plus complexe. Je crains ainsi que les débats actuels sur la mondialisation et sur la relation aux Etats-Unis ne donnent lieu à une nouvelle éruption de préjugés et de stéréotypes. On le voit bien à Seattle. Il faut bien reconnaître que certains mettent un soin particulier à maintenir en vie le stéréotype du Gaulois à moustache, résistant seul aux envahisseurs. Que l'arme de l'ennemi à combattre ne soit plus le pilum romain, mais un sandwich rond à la viande hachée ne change rien à l'affaire...
En définitive, il est clair que nous ne devons pas nous résigner à cette part d'irréductible qui façonne la représentation de l'Autre.
Ce constat réaliste étant fait, comment alors créer cette énergie positive permettant de valoriser les différences que j'évoquais au début de mes propos ?
Chacun des responsables que nous sommes doit, pour commencer, prendre soin à ne pas encourager les stéréotypes. En toute confidence, la tâche n'est pas facile. En période normale, les négociations habituelles au sein du Conseil des ministres sur un texte européen peuvent conduire chacun à exacerber ses traits nationaux, au risque de projeter une image caricaturale. Je vous passe les clichés sur l'Anglais pragmatique, l'Allemand rigide, le Français arrogant, etc....
Que dire alors quand nous traversons des turbulences ? : rappelons-nous simplement la récente polémique sur la levée de l'embargo sur le boeuf britannique que les autorités de Londres, et celles de Paris aussi, je crois, ont géré avec beaucoup de doigté, face à une certaine presse déchaînée, ou des images, encore véhiculées ici ou là sur un prétendu archaïsme de notre pays. Les autorités françaises ont su éviter l'anglophobie, et le retour du refoulé. C'est remarquable sur un enjeu aussi fort.
Ceci m'amène à évoquer la responsabilité des médias. Il leur faut parfois forcer le trait ou utiliser les ressorts de l'humour pour bien communiquer, au risque de propager certaines représentations toutes faites. Mais ils ont aussi une irremplaçable contribution à apporter. Je pense tout particulièrement à la chaîne Arte, dont vous a parlé tout à l'heure mon ami Jérôme Clément, qui est un formidable outil antidote aux stéréotypes franco-allemands et européens.
Enfin, n'oublions pas cette Europe qui se fait au quotidien sans nécessairement l'intervention du Politique. De plus en plus, nos concitoyens européens travaillent ensemble dans des entreprises dont la compétitivité exige une gestion multiculturelle, valorisant les différences sans les gommer. Je sais que vous avez aussi traité cette dimension.
Quant à nous, responsables politiques, il nous revient de traduire dans la construction européenne l'exigence que les citoyens européens se connaissent mieux et qu'ils comprennent mieux l'Europe, afin de faire reculer les préjugés. Et c'est par là que je vais terminer.
Il y a d'abord un devoir de pédagogie. L'Europe est un processus complexe, son fonctionnement n'est pas aisément intelligible. Et c'est faute de pouvoir le décrypter correctement que l'on se sent contraint de faire appel à des représentations simplificatrices. Il faut donc consacrer une énergie sans faille à ce travail de pédagogie sur la construction européenne, si l'on veut combattre les idées reçues sur "Bruxelles", si l'on veut rassurer sur le devenir des références nationales ou régionales, qu'il ne s'agit en aucun cas d'éradiquer. C'est une dimension importante de l'action des politiques.
Mais un tel travail n'a de sens que s'il accompagne s'appuie une politique européenne déterminée pour réaliser quelques objectifs clairement affichés. Il s'agit d'abord de gouverner l'Europe de façon plus efficace et plus transparente, afin de contrecarrer les nouveaux préjugés sur l'Europe de Bruxelles. La nouvelle Commission européenne y travaille, de même que les gouvernements. Et nous aurons à coeur lors de la présidence française de l'Union européenne, au deuxième semestre 2000, de rendre ces institutions plus efficaces, plus intelligibles et plus démocratiques.
Il nous faut aussi mettre en oeuvre des politiques qui fasse progresser la conscience européenne, en rencontrant les préoccupations premières de ses citoyens.
Je ne prendrai que l'exemple de la mobilité. L'Europe doit devenir véritablement un espace d'échanges, non plus seulement des marchandises et des capitaux, mais des personnes et des idées.
Et qu'il soit bien clair que le seul tourisme, qui concerne chaque année des dizaines de millions d'Européens, ne peut jouer ce rôle. Il n'est souvent, au contraire, que la recherche, sur place, de la confirmation de ses préjugés! Et cela ne date pas du tourisme de masse actuel: que l'on se souvienne seulement de Goethe, estimant dans ses "Conversations avec Eckermann": "les Anglais, pris comme tels, n'ont pas le don de la réflexion" ou encore Renan, écrivant dans ses "Carnets d'Athènes", en 1865: "Grecs, la race la plus éloignée du christianisme".
Justement, la mobilité réelle reste encore trop rare. Les espaces nationaux demeurent trop la référence. J'ai lancé l'idée, avec Claude Allègre, d'un espace européen de la connaissance. Il est encore trop difficile pour les étudiants, les professeurs, les chercheurs, d'aller étudier ou enseigner dans un autre pays de l'Union. Sans uniformiser, nous devons être en mesure de lever toutes les barrières, qu'elles soient réglementaires, financières ou sociales, à cette mobilité. D'une façon générale, les échanges, les contacts doivent être favorisés à tous les niveaux, dès l'enseignement primaire et secondaire.
J'insiste également sur deux domaines d'enseignement. D'abord l'enseignement des langues. Nous le savons tous, la situation est insatisfaisante de ce point de vue et les langues européennes autres que l'anglais ne sont pas assez apprises par les jeunes Français. Or, les stéréotypes ne résistent souvent pas à la traduction ! On ne peut plus alors "filer à l'anglaise" en France et "take the french leave" en Angleterre.
Ensuite, l'enseignement de l'histoire. Vous avez également abordé cette question lors de vos débats. Les stéréotypes naissent souvent dans les livres scolaires. Il y a certainement un effort à faire en ce domaine. Les polémiques actuelles sur le projet de Musée de l'Europe sont révélatrices, à cet égard, des réflexes identitaires que le regard sur le passé peuvent provoquer. En quelque sorte, l'on n'accepterait l'Europe qu'à la condition que son estampille nationale y soit garantie.
Mesdames et Messieurs, aucun de nous ne veut d'une Europe uniforme, sans saveurs, sans odeurs et sans couleurs, en un mot d'une Europe trop ennuyeuse. Les stéréotypes sont aussi là pour nous rappeler les passés croisés des Européens, pour le meilleur et pour le pire, illustrer nos lieux communs, au sens profond du terme, et tout simplement exprimer la vie de peuples nécessairement différents. Nous n'avons pas à les redouter ou à les nier mais à combattre la part maudite qui les habite parfois. Vos travaux d'aujourd'hui nous auront permis de mieux les appréhender, de mieux les comprendre, d'y faire face avec intelligence.
Soyez-en félicités et remerciés./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 02 janvier 2000).