Texte intégral
Le " malaise enseignant " a pris une dimension préoccupante. La succession quasi continue de réformes sans concertation réelle ni plan d'ensemble a brouillé, aux yeux de beaucoup, le sens et la mission de l'école. A cette désorientation, s'ajoute le sentiment de plus en plus partagé que les difficultés concrètes du métier sont systématiquement esquivées ou rarement prises en compte. Et pour couronner le tout, beaucoup vivent mal le regard d'une opinion à qui l'on renvoie à la fois une représentation exagérément noircie de l'institution et le spectacle de l'impuissance politique à la mettre en mouvement. Comment sortir de cette situation ?
Une chose est sûre : on ne changera pas l'école sans l'ensemble de ses personnels et en particulier les enseignants au sein des équipes éducatives. C'est d'eux qu'il faut partir si l'on veut se donner quelque chance de réussir, car ils en sont les premiers artisans. Or, que demandent-ils ? Un projet clair pour l'école, tout d'abord (en cela ils rejoignent une demande sociale beaucoup plus générale). De la reconnaissance pour leur métier ensuite. C'est à satisfaire ces attentes et à les mettre en cohérence avec celles de l'ensemble de la société que devra uvrer le grand débat ouvert par le gouvernement. Mais il faut y entrer sans idée préconçue, sans fermer aucune porte ni marginaliser aucune question : l'intérêt de la République réside autant dans les grands principes que dans la réalité quotidienne de ses serviteurs. Bref, elle se grandirait à entrer dans les détails et à pousser la porte des salles de classe en même temps qu'elle affirme ses valeurs et fixe ses objectifs. L'Ecole est une grande institution sociale, un pilier de la République, mais elle est aussi, en même temps, un lieu de travail pour des milliers de salariés, qui ne saurait faire exception aux interrogations propres au monde du travail.
Le projet pour commencer. Il serait utile, avant toute chose, de mettre un terme aux querelles théologiques qui déchirent depuis trop longtemps la communauté scolaire : " éduquer ou instruire ? ", " la pédagogie ou le savoir ? ", etc. L'école est lasse de ces débats d'école. Tous ceux qui ont l'expérience quotidienne du travail avec les adolescents le savent : on gagnerait un temps précieux à remplacer les " ou " par des " et ". Tournons-nous pour de bon vers l'avenir et demandons-nous quels adultes nous voulons pour le siècle qui s'ouvre.
Pour la CFDT, la réponse est sans ambiguïté : des citoyens responsables et des travailleurs compétents. Pourquoi ? Parce que la démocratie de demain aura besoin de citoyens éclairés, capables d'exercer leur esprit critique sur les grands choix collectifs et de s'orienter dans des débats complexes. Parce que la société et l'économie de demain exigeront des salariés capables de mobilité et d'apprentissages successifs tout au long de leur carrière professionnelle. Si tel est notre projet, alors l'école doit naturellement commencer par transmettre correctement les apprentissages fondamentaux. Mais, au-delà, elle doit être à la fois le creuset d'une compétence civique et celui d'une formation de qualité, reconnue et valorisée. Et si nous voulons que nos enfants puissent évoluer dans une société solidaire, alors cette école doit pouvoir accueillir et conduire tous les jeunes à la réussite. C'est pourquoi la démocratisation de l'enseignement reste pour nous une grande et juste cause : elle pose certes des problèmes difficiles, mais ce n'est pas en les contournant qu'on les résout ; il faut se donner les moyens de les affronter.
Pour relever ces défis, nous avons impérativement besoin d'enseignants motivés, mobilisés et reconnus dans leur mission. " Mettre l'élève au centre du système ", c'est placer les enseignants au cur de nos préoccupations. Or, le métier va mal. Toute une partie de la communauté enseignante traverse une profonde crise de reconnaissance. Certains l'imputent à la dépréciation de la fonction dans le regard du public. Mais la reconnaissance sociale doit d'abord venir de l'institution elle-même : les efforts qu'elle consacre ou ne consacre pas à ses fonctionnaires portent témoignage ou démenti de la valeur que la République dans son ensemble attache à leur charge. Ce n'est pas qu'affaire de moyens, de budget et de salaires, mais aussi de sens et de soin, nous allions dire : d'égards.
La réalité est que l'Ecole, telle qu'elle est aujourd'hui, n'est centrée ni sur l'élève ni sur les enseignants. Il suffit pour s'en convaincre de suivre le parcours des jeunes professeurs lors de leur première affectation, moment capital où se noue pour longtemps le rapport à l'institution et au métier. Dans le secondaire, six fois sur dix, ils sont nommés dans les établissements les plus difficiles sans avoir eu le temps ni les moyens de s'y préparer correctement. Jusqu'ici ils avaient été notés sur leur culture et leurs qualités intellectuelles les plus abstraites. Ils se pensaient mathématiciens, historiens, littéraires Les voici profs en ZEP, voire " urgenciers du social ", au contact d'une réalité humaine diverse et souvent difficile. Le choc est rude, et les efforts consentis ces dernières années pour l'amortir très insuffisants : non seulement la tentative de professionnalisation via les IUFM est perfectible, mais elle n'arrive qu'après les concours de recrutement, c'est-à-dire beaucoup trop tard dans le cursus... De fait, aux yeux des jeunes enseignants, l'erreur de contrat s'impose rétrospectivement : ce que l'on attend d'eux paraît soudain très éloignée de la promesse implicite entretenue par leur formation. Les honneurs du diplôme fanent vite devant l'agitation de la première salle de classe.
Ce sentiment est-il amorti par le traitement que l'institution réserve à ses personnels ? La réalité est que les enseignants ont un niveau de qualification, des responsabilités et des compétences de cadres, et se sentent traités comme de simples matricules par une bureaucratie administrative anonyme et contraignante qui ne leur offre ni marge d'initiatives, ni bureau, ni ligne téléphonique. Comment ne pas voir que de telles pratiques creusent un peu plus chaque jour la déception, voire le ressentiment ?
Ces difficultés sont-elles compensées par des perspectives d'évolution dans la carrière ? Bien peu d'efforts sont faits dans ce sens. Tout suggère au contraire qu'une carrière d'enseignant doit ressembler à une ligne droite continue et couvrir l'intégralité de la vie professionnelle. Les enseignants ne sont pourtant, pas plus que les autres salariés, inaccessibles à la lassitude ou tout simplement à l'envie de faire autre chose, mais ils se voient offrir très peu d'opportunités de formation professionnelle ou de bifurcation vers d'autres responsabilités au sein de la communauté éducative, dans les autres secteurs de la fonction publique ou même vers une totale reconversion.
Ce rapide aperçu du " malaise enseignant " pointe un certain nombre de sujets propres au métier, qui devront être placés au coeur du " grand débat " qui vient de s'ouvrir : formation, recrutement, conditions de travail, évolution de carrière... Il souligne aussi en creux la valeur et le professionnalisme des milliers d'hommes et de femmes qui continuent à exercer leur métier avec cur et conviction. Mais surtout il soulève le problème de l'attractivité du métier pour les années à venir, alors même que l'école devra faire face à un lourd besoin de recrutement. Dans les dix ans qui viennent, nous devrons attirer plusieurs dizaines de milliers de nouveaux enseignants vers l'Ecole. La seule vocation n'y suffira pas. Pas plus que l'argument de la sécurité de l'emploi : non seulement en raison d'une probable amélioration de la situation de l'emploi à long terme, mais aussi parce que, pour certaines catégories d'enseignants (qu'on songe aux disciplines scientifiques, par exemple), l'Ecole se trouvera en concurrence directe avec les besoins de recrutement dans le monde de l'entreprise. Il faudra, si l'on veut relever ces défis, réinjecter du sens et de la reconnaissance dans l'Ecole.
(Source http://www.cfdt.fr, le 23 septembre 2003)
Une chose est sûre : on ne changera pas l'école sans l'ensemble de ses personnels et en particulier les enseignants au sein des équipes éducatives. C'est d'eux qu'il faut partir si l'on veut se donner quelque chance de réussir, car ils en sont les premiers artisans. Or, que demandent-ils ? Un projet clair pour l'école, tout d'abord (en cela ils rejoignent une demande sociale beaucoup plus générale). De la reconnaissance pour leur métier ensuite. C'est à satisfaire ces attentes et à les mettre en cohérence avec celles de l'ensemble de la société que devra uvrer le grand débat ouvert par le gouvernement. Mais il faut y entrer sans idée préconçue, sans fermer aucune porte ni marginaliser aucune question : l'intérêt de la République réside autant dans les grands principes que dans la réalité quotidienne de ses serviteurs. Bref, elle se grandirait à entrer dans les détails et à pousser la porte des salles de classe en même temps qu'elle affirme ses valeurs et fixe ses objectifs. L'Ecole est une grande institution sociale, un pilier de la République, mais elle est aussi, en même temps, un lieu de travail pour des milliers de salariés, qui ne saurait faire exception aux interrogations propres au monde du travail.
Le projet pour commencer. Il serait utile, avant toute chose, de mettre un terme aux querelles théologiques qui déchirent depuis trop longtemps la communauté scolaire : " éduquer ou instruire ? ", " la pédagogie ou le savoir ? ", etc. L'école est lasse de ces débats d'école. Tous ceux qui ont l'expérience quotidienne du travail avec les adolescents le savent : on gagnerait un temps précieux à remplacer les " ou " par des " et ". Tournons-nous pour de bon vers l'avenir et demandons-nous quels adultes nous voulons pour le siècle qui s'ouvre.
Pour la CFDT, la réponse est sans ambiguïté : des citoyens responsables et des travailleurs compétents. Pourquoi ? Parce que la démocratie de demain aura besoin de citoyens éclairés, capables d'exercer leur esprit critique sur les grands choix collectifs et de s'orienter dans des débats complexes. Parce que la société et l'économie de demain exigeront des salariés capables de mobilité et d'apprentissages successifs tout au long de leur carrière professionnelle. Si tel est notre projet, alors l'école doit naturellement commencer par transmettre correctement les apprentissages fondamentaux. Mais, au-delà, elle doit être à la fois le creuset d'une compétence civique et celui d'une formation de qualité, reconnue et valorisée. Et si nous voulons que nos enfants puissent évoluer dans une société solidaire, alors cette école doit pouvoir accueillir et conduire tous les jeunes à la réussite. C'est pourquoi la démocratisation de l'enseignement reste pour nous une grande et juste cause : elle pose certes des problèmes difficiles, mais ce n'est pas en les contournant qu'on les résout ; il faut se donner les moyens de les affronter.
Pour relever ces défis, nous avons impérativement besoin d'enseignants motivés, mobilisés et reconnus dans leur mission. " Mettre l'élève au centre du système ", c'est placer les enseignants au cur de nos préoccupations. Or, le métier va mal. Toute une partie de la communauté enseignante traverse une profonde crise de reconnaissance. Certains l'imputent à la dépréciation de la fonction dans le regard du public. Mais la reconnaissance sociale doit d'abord venir de l'institution elle-même : les efforts qu'elle consacre ou ne consacre pas à ses fonctionnaires portent témoignage ou démenti de la valeur que la République dans son ensemble attache à leur charge. Ce n'est pas qu'affaire de moyens, de budget et de salaires, mais aussi de sens et de soin, nous allions dire : d'égards.
La réalité est que l'Ecole, telle qu'elle est aujourd'hui, n'est centrée ni sur l'élève ni sur les enseignants. Il suffit pour s'en convaincre de suivre le parcours des jeunes professeurs lors de leur première affectation, moment capital où se noue pour longtemps le rapport à l'institution et au métier. Dans le secondaire, six fois sur dix, ils sont nommés dans les établissements les plus difficiles sans avoir eu le temps ni les moyens de s'y préparer correctement. Jusqu'ici ils avaient été notés sur leur culture et leurs qualités intellectuelles les plus abstraites. Ils se pensaient mathématiciens, historiens, littéraires Les voici profs en ZEP, voire " urgenciers du social ", au contact d'une réalité humaine diverse et souvent difficile. Le choc est rude, et les efforts consentis ces dernières années pour l'amortir très insuffisants : non seulement la tentative de professionnalisation via les IUFM est perfectible, mais elle n'arrive qu'après les concours de recrutement, c'est-à-dire beaucoup trop tard dans le cursus... De fait, aux yeux des jeunes enseignants, l'erreur de contrat s'impose rétrospectivement : ce que l'on attend d'eux paraît soudain très éloignée de la promesse implicite entretenue par leur formation. Les honneurs du diplôme fanent vite devant l'agitation de la première salle de classe.
Ce sentiment est-il amorti par le traitement que l'institution réserve à ses personnels ? La réalité est que les enseignants ont un niveau de qualification, des responsabilités et des compétences de cadres, et se sentent traités comme de simples matricules par une bureaucratie administrative anonyme et contraignante qui ne leur offre ni marge d'initiatives, ni bureau, ni ligne téléphonique. Comment ne pas voir que de telles pratiques creusent un peu plus chaque jour la déception, voire le ressentiment ?
Ces difficultés sont-elles compensées par des perspectives d'évolution dans la carrière ? Bien peu d'efforts sont faits dans ce sens. Tout suggère au contraire qu'une carrière d'enseignant doit ressembler à une ligne droite continue et couvrir l'intégralité de la vie professionnelle. Les enseignants ne sont pourtant, pas plus que les autres salariés, inaccessibles à la lassitude ou tout simplement à l'envie de faire autre chose, mais ils se voient offrir très peu d'opportunités de formation professionnelle ou de bifurcation vers d'autres responsabilités au sein de la communauté éducative, dans les autres secteurs de la fonction publique ou même vers une totale reconversion.
Ce rapide aperçu du " malaise enseignant " pointe un certain nombre de sujets propres au métier, qui devront être placés au coeur du " grand débat " qui vient de s'ouvrir : formation, recrutement, conditions de travail, évolution de carrière... Il souligne aussi en creux la valeur et le professionnalisme des milliers d'hommes et de femmes qui continuent à exercer leur métier avec cur et conviction. Mais surtout il soulève le problème de l'attractivité du métier pour les années à venir, alors même que l'école devra faire face à un lourd besoin de recrutement. Dans les dix ans qui viennent, nous devrons attirer plusieurs dizaines de milliers de nouveaux enseignants vers l'Ecole. La seule vocation n'y suffira pas. Pas plus que l'argument de la sécurité de l'emploi : non seulement en raison d'une probable amélioration de la situation de l'emploi à long terme, mais aussi parce que, pour certaines catégories d'enseignants (qu'on songe aux disciplines scientifiques, par exemple), l'Ecole se trouvera en concurrence directe avec les besoins de recrutement dans le monde de l'entreprise. Il faudra, si l'on veut relever ces défis, réinjecter du sens et de la reconnaissance dans l'Ecole.
(Source http://www.cfdt.fr, le 23 septembre 2003)