Interview de M. Dominique Bussereau, secrétaire d'Etat au budget et à la réforme budgétaire, à "Europe 1" le 22 avril 2004, sur les mesures de gel de crédits et plus particulièrement de gel de crédits militaires.

Prononcé le

Média : Europe 1

Texte intégral

Q- J.-P. Elkabbach-. C'est comment, la banquise ?
R- "Pourquoi parlez-vous de la banquise ?"
Q- Vous vivez au milieu du gel de crédits : au moins 7 milliards d'euros gelés !
R- "Oui, mais nous sommes dans un pays tempéré où il gèle, il peut même peut-être encore geler ce matin dans certaines régions de France, ce n'est pas pour autant la banquise. Donc "geler", cela veut dire que l'on met de l'argent de côté, mais cela ne veut pas dire que cet argent disparaît ou fond, comme le fait la banquise à une certaine période de l'année."
Q- Mais on a l'impression qu'à Bercy, sur les finances de la France, souffle aujourd'hui le vent glacial de la rigueur et de l'austérité ?
R- "Ce n'est pas un vent glacial, je crois que c'est plutôt un vent de nature à réchauffer les Français. On a peu d'argent, parce qu'on vient de vivre une période de faible croissance et cet argent, on veut bien le gérer. M. Pinay aurait dit : "Au sou le sou " ; moi je dirai aujourd'hui "A l'euro, l'euro". Donc on essaye de trouver des méthodes pour que cet argent soit bien géré, bien utilisé, fait pour investir, pas simplement pour des dépenses de fonctionnement. Et c'est une gestion budgétaire moderne, comme le souhaite le Premier ministre. C'est que nous essayons de faire, avec N. Sarkozy."
Q- Quand vous dites qu'on a peu d'argent, cela veut dire qu'en octobre 2004, l'Etat continuera à emprunter aux banques pour payer ses factures et l'intérêt de ses dettes ?
R- "Cela veut dire que nous avons une dette publique en France qui vient de différents partenaires : l'Etat naturellement, le système de Sécurité sociale - c'est tout le débat de la réforme engagée par P. Douste-Blazy - et puis également d'autres formes de dépenses venant des collectivités territoriales. Donc il faut remettre tout ça à jour, puisque nous sommes dans l'Europe et que nous avons des objectifs européens. Donc il faut qu'en fin d'année, nous n'ayons pas dépensé un euro de plus que ce que nous avons voté, ce que les parlementaires, Assemblée et Sénat, ont voté dans la loi de finances."
Q- C'est ce que disait votre prédécesseur A. Lambert, déjà...
R- "Oui et je voudrais vous dire qu'il l'a fait, c'est-à-dire que l'exécution du budget de l'année dernière, cela a été pour la première fois, c'est historique, la gestion à l'euro près de ce qui avait été voté par le Parlement."
Q- Vous ne voulez pas que l'on dise "rigueur", que l'on dise "austérité". Comment appelez-vous la phase dans laquelle nous sommes ?
R- "Saine et correcte gestion. Gestion - je sais que l'expression ne plaît pas à certains - "en bon père de famille", gestion comme le fait chacun. Vous me permettez de dire un mot sur le gel ou la réserve de précaution ? Ce que fait l'Etat, c'est comme une famille qui a un enfant, qui va devenir étudiant à la rentrée et qui se dit : au lieu de partir en vacances au mois de juillet, je vais peut-être garder cet argent sur mon compte en banque, si ma fille a besoin d'un studio, de bouquins, d'une voiture pour aller à la fac. Eh bien, c'est exactement ce que nous faisons avec la réserve de précaution : on met de l'argent de côté au cas où, et on le dépensera si c'est nécessaire et si c'est utile."
Q- Et dans votre famille nationale française, quel est le montant de la dette aujourd'hui ?
R- "Oh la famille nationale française qui est la nôtre, c'est 1.000 milliards, donc c'est une somme considérable. Cela fait à peu près 100.000 francs ou 14.000 euros par habitant. C'est à peu près trois fois ce que chaque Français paie par an pour sa taxe d'habitation. C'est vingt fois le produit de la redevance que nous payons pour la télévision. Et là, il vient de s'écouler quelques secondes depuis que vous m'avez posée cette question ; eh bien, à chacune de ces secondes, c'est 1.220 euros ou 800.000 francs de dettes qui s'est accru. Vous voyez que la seconde est cher à l'antenne d'Europe 1 !"
Q- C'est de ma faute ou de celle de Julie ?
R- "C'est de la faute, certainement pas de Julie, ni de la vôtre : c'est de la faute d'un système dans lequel on a laissé filer les choses"
Q- Qui "on" ?
R- "Les gouvernements successifs, le système, l'organisation des choses en France. Et donc ce que nous souhaitons, c'est reprendre les choses en main tranquillement et sereinement."
Q- Est-ce que Raffarin III, son ami D. Bussereau et N. Sarkozy ne paient pas les promesses faites par Raffarin II aux buralistes, aux restaurateurs en supprimant la taxe professionnelle ?
R- "La taxe professionnelle, depuis que je fais de la politique, j'entends tout le monde dire que c'est un impôt idiot. Donc le président de la République considère que, quelque part, cela nuit au développement des entreprises à un moment où nous avons besoin de reprise. Il demande d'agir sur la taxe professionnelle, il a raison ! Les buralistes : on mène une politique contre le cancer donc qui vise à diminuer la consommation de tabac, il y a eu un problème pour une profession, nous les avons aidés"
Q- D'accord, on les aide autrement... Mais les restaurateurs ? 1,5 milliard ?
R- "Qu'est-ce qui fait l'image de la France dans le monde : c'est son système de restauration et cela veut dire que si nous aidons nos restaurateurs, ce sont des dizaines de milliers d'emplois. Donc derrière les restaurateurs, nous avons voulu privilégier l'emploi. Donc cela veut dire que ce sont des dépenses qui ont été engagées et qu'il faut que nous trouvions, en effet, des ressources nouvelles et que nous gérions les finances de l'Etat pour mettre les dépenses face aux recettes."
Q- Parce qu'on a le sentiment que les uns promettent et distribuent, et les autres gèlent...
R- "C'est les mêmes. Il y a une majorité parlementaire et il y a un gouvernement et les deux sont les mêmes, après ou avant les [inaud.]."
Q- Allons dans le concret : qu'est-ce qui est touché ? Est-ce que quelqu'un est épargné ? Qui est touché par le gel des 7 milliards ?
R- "Me permettez-vous de dire ce qu'il y a dans les 7 milliards ? Le budget de l'Etat c'est 283 milliards..."
Q- C'est un quarantième...
R- "Voilà, on en touche environ aux alentours de 2 %, soit 7 milliards. Dans ces 7 milliards, il y a trois choses. Il y a d'abord les reports. Alors, je ne vais pas faire la technique budgétaire, mais les reports, c'est l'argent qui était dans le budget l'an passé qui n'a pas été dépensé. La tendance naturelle est de le dépenser, donc on dit : "Vous ne l'avez pas dépensé l'an dernier, vous le mettez de côté". Cela fait 3 sur les 7. Ensuite, il y a en 3, avec la réserve de précaution, ce que vous avez appelé le "gel" quand vous m'avez interpellé sur la fonte de la banquise. Ce qu'on dit aux gens, c'est "vous n'y touchez pas, s'il y a un problème en cours d'année, vous pouvez y toucher, mais vous n'y touchez pas". Et puis il y a la sanctuarisation, pour un milliard. 3 + 3 + 1 = 7. La sanctuarisation d'un milliard sur les crédits du budget du ministère de la Défense..."
Q- N. Sarkozy dit qu'on peut aller plus loin encore, il promet d'autres décisions pour éviter le déficit.
R- "C'est évident que si, en cours d'année, nous nous apercevions que les finances de l'Etat"
Q- C'est-à-dire que cela peut aller au-delà des 7 ?
R- "L'année dernière; A. Lambert et F. Mer, tranquillement, sereinement et efficacement, ont fait 11. Nous sommes à 7, donc vous voyez que nous avons encore de la marge. Deuxièmement, nous pouvons, en cours d'année, avoir des recettes nouvelles pour l'Etat ; vente du patrimoine, mieux gérer les choses etc."
Q- Qui est touché ? D'abord : la Culture ?
R- "La Culture n'est pas touchée par le gel."
Q- Pas du tout ?
R- "Pas du tout."
Q- Q- La Recherche ?
R- "Pas du tout."
Q- Mais vous arriverez à faire ce que vous avez promis, les 3 milliards d'ici à 2007 ?
R- "Nous avons sorti toutes les dépenses qui engagent l'avenir. Il n'y a pas de dépenses d'investissement qui sont touchées. A ceux que vous avez cités, la Recherche et la Culture, je voudrais rajouter, parce que c'est important, le handicap, le cancer, la sécurité routière, toutes les priorités du président de la République et du Gouvernement."
Q- L'Education, est-ce qu'elle aura un traitement de faveur ?
R- "L'Education sera touchée de manière infinitésimale sur son fonctionnement, donc cela ne touchera pas le système éducatif, les bouquins, la vie, le nombre de profs, leur salaire etc."
Q- Attention, parce que sinon, vous aurez une rentrée difficile !
R- "Dans une famille, quand vous avez un peu moins de sous, qu'est-ce que vous faites ? Eh bien, vous attendez pour repeindre la salle à manger, vous ne changez les pneus de la voiture qu'un mois plus tard."
Q- Donc l'Education, d'une "manière infinitésimale" ?
R- "Absolument."
Q- J.-L. Borloo ses projets sociaux, l'emploi, un peu ?
R- "Le ministère de l'Emploi est touché uniquement dans son fonctionnement. Le plan de cohésion sociale et ce qu'avait préparé F. Fillon, c'est-à-dire le plan pour l'emploi, la loi de mobilisation pour l'emploi, c'est en cours d'élaboration par J.-M. Borloo qui fera, au Premier ministre et à l'ensemble de ses collègues du Gouvernement, au président de la République naturellement, des propositions. Donc pour l'instant nous ne connaissons pas les propositions, et leurs implications financières."
Q- Mais lui pourrait être un peu touché ?
R- "Mais tous les ministères sont touchés, hormis ceux que j'ai cités tout à l'heure, qui sont les priorités, ou qui sont des domaines qui sont sauvegardés pour des raisons évidentes que chacun a bien compris quand il s'agit de la Recherche, de la Culture ou du cancer."
Q- N. Sarkozy a demandé de geler un milliard d'euros de crédits militaires, en 2004
R- "Non, il n'a pas demandé que cela soit gelé. Ce milliard, on l'a sanctuarisé, c'est-à-dire que la dépense"
Q- Un milliard des 4 milliards, c'est-à-dire le quart ?
R- "Sur ces 4 milliards, il y a 3 milliards que vous appelez le "gel" ou la régulation budgétaire et un milliard qui est à part, qui est sanctuarisé, qui est de l'argent qui reste à l'armée. Simplement nous lui disons : "Attention, aujourd'hui c'est Haïti, demain cela peut être un autre endroit où nous devons intervenir, faites une réserve de précaution". Si nous avions des besoins d'intervention, nous prendrions dans ce milliard."
Q- Pour être clair, vous demandez au ministère de financer lui-même les opérations spéciales extérieures ?
R- "Absolument."
Q- Et est-ce que cela veut dire que des soldats français vont être obligés de rentrer de Côte d'Ivoire, des Balkans, d'Haïti, d'Afghanistan ?
R- "Vous savez bien que ce qui est la défense des intérêts de la France, les grands engagements internationaux de la France, là où nous sommes présents pour la paix, naturellement, tout cela n'est pas touché. Simplement, nous faisons une réserve, nous disons au ministère de la Défense qu'il peut y avoir d'autres occasions d'intervenir"
Q- Mais vous lui dites : "Vous n'aurez pas un sou, débrouillez-vous avec ce que vous avez, vous-même" ?
R- "Mettez de côté dans ce que vous avez un milliard et avec ce milliard, on fera les opérations nécessaires aux intérêts de la France et aux décisions du président de la République."
Q- C'est-à-dire que le ministère de la Défense doit, lui aussi, faire un effort ?
R- "Cela veut dire que tout le monde doit faire un effort. Le ministre de la Défense le fait parmi d'autres, mais à sa manière. L'argent pour lui n'est pas bloqué, il reste au ministère de la Défense, mais il le gère comme il l'entend pour ses opérations extérieures..."
Q- Le ministère n'est plus tabou le ministère, on peut lui demander de sanctuariser, d'économiser ?
R- "Ce qui est important dans les crédits du ministère de la Défense, c'est que tous les investissements que les socialistes nous avaient laissés - des hélicoptères qui ne volaient plus, des avions qui n'avaient plus de kérosène, des chars d'assaut qui se déglinguaient -, tout cela continue. La professionnalisation de l'armée, tout cela continue. Simplement quelque part, sur les opérations extérieures, nous disons au ministère de la Défense, de mettre de l'argent de côté pour payer. S'il y avait besoin de faire plus [inaud.]."
Q- Quand je vous écoute, cela a l'air tout simple, mais apparemment M. Alliot-Marie n'aime pas, l'armée non plus. Est-ce que vouloir réduire le sanctuaire Défense, c'est peut-être fâcher Alliot-Marie et l'armée, mais c'est s'en prendre aussi au sanctuaire Elysée ?
R- "Attendez, je suis un ministre fidèle au président de la République, proche de lui, on ne va pas faire ce genre de chose. Je dis simplement que le président de la République"
Q- Est-ce qu'il est d'accord, lui ?
R- "Le président de la République a relancé l'effort de Défense de la France, il a eu raison. Nous étions en train de baisser la garde, nous sommes dans un monde dangereux, il a eu raison. Donc aujourd'hui il y a un effort très important pour le budget de la Défense. Simplement, dans ce budget de la Défense, il y a une part que nous demandons de préserver, non pas pour faire autre chose que de la Défense, mais pour mieux assurer les crédits de la Défense. C'est exactement ce que le président de la République souhaite, en tant que chef des armées."
Q- Le chef des armées est-il d'accord avec le montant ?
R- "Est-ce que vous pensez un instant, que le ministre des Finances, le ministre en charge du Budget, le Premier ministre, font des arbitrages de cette importance pour notre pays, sans que le président de la République ait donné préalablement son accord ? C'est une question que je vous pose et je pense que la réponse va de soi."
Q- Est-ce que vous pensez qu'on atteindra les 3 % prévus et promis à la Commission européenne de Bruxelles, en 2005 ?
R- "On se bagarre pour cela. Si on laisse filer au fil de l'eau, si devant Bercy les péniches passent à la dérive, c'est clair qu'on dépassera les 3 %. Si on fait ce que l'on fait en ce moment, l'objectif est de ne pas les atteindre, de ne pas les dépasser et de rester dans les normes du Pacte de stabilité fixées par l'Union européenne."
Q- On continuera l'an prochain à baisser les impôts ?
R- "Je le souhaite. C'est un engagement du président de la République, nous avons déjà commencé. Nous avons besoin de relancer la croissance ; pour relancer la croissance nous avons besoin de relancer la consommation. Diminuer les prélèvements qui sont excessifs dans notre pays dans tous les domaines et qui touchent, d'ailleurs, à l'attractivité de notre pays, c'est quelque chose d'important. C'est un arbitrage que fera le Premier ministre le moment venu, mais mon souhait est que l'on continue de baisser les prélèvements obligatoires qui sont beaucoup trop importants dans notre pays."
Q- Comment résistez-vous à la tornade de Sarko ?
R- "Travailler avec quelqu'un qui a du tempérament, qui a de l'intelligence et qui se bat, c'est agréable. Je suis, chacun le sait bien, très proche du Premier ministre. Tout ça, c'est une équipe dans laquelle chacun apporte son tempérament, ses compétences. Et quand la tornade fait souffler du vent, si c'est un vent qui souffle dans une bonne direction pour la France, ce sont des choses extrêmement positives."
Q- Vous, vous n'allez pas à Washington ?
R- "Je ne vais pas à Washington..."
Q- Vous n'allez pas vous faire bénir par l'administration Bush ?
R- "Je suis élu dans un département magnifique, où j'engage vos auditeurs à venir passer leurs vacances, en Charente-Maritime. Et ce sera mon Washington à moi."
Q- J.-P. Raffarin est depuis deux ans bientôt à Matignon. Après les bonheurs des commencements, votre ami vit un moment difficile, peut-être le pire moment, peut-être un calvaire. Comment va-t-il et comment va-t-il tenir ? Et est-ce qu'il peut "tenir" (sic) ?
R- "Ah c'est une jolie déclamation ! Le Premier ministre a la confiance du président de la République, il a la confiance de sa majorité, il mène notre programme... C'est difficile. Il souffre - on pourrait même utiliser des expressions plus triviales... Il se bat, il continue et c'est pour cela que, je crois, les Français le respectent et c'est pour cela que son bilan, quelque part, un jour, apparaîtra comme le bilan d'un homme de courage."
Q- Mais sera-t-il toujours au Gouvernement quand cela apparaîtra ?
R- "Je souhaite qu'il reste le plus longtemps possible Premier ministre de la France, c'est le mieux qui puisse arriver à nos concitoyens."
Q- Et il porte ses blessures à l'intérieur ?
R- "Vous savez, la fonction de Premier ministre est la plus accaparante, la plus dure de la vie publique. Le Monde 2 a récemment publié des témoignages de R. Barre, de M. Rocard et de bien d'autres. Tous ceux qui ont été Premier ministre savent que c'est une fonction difficile, c'est ce qui fait l'honneur de cette fonction."
Q- Et pourtant, elle est convoitée !
R- "Oui, elle est convoitée, mais une fois qu'on est à Matignon, on sait que les choses ne sont pas faciles et J.-P. Raffarin les assume avec courage, avec détermination. Et si vous me permettez, avec beaucoup d'humanité, parce que c'est un homme profondément humain."
Vous êtes vraiment un ami de J.-P. Raffarin...
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 22 avril 2004)