Interview de M. Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO, sur Europe 1 le 30 mars 2004, sur la position de FO concernant les réformes en cours et à venir, concernant notamment la décentralisation et l'assurance maladie.

Prononcé le

Circonstance : Reconduction de M. Jean-Pierre Raffarin au poste de Premier Ministre le 29 mars 2004

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach .-.Est-ce que, vous aussi, vous demandez le départ de J.-P. Raffarin ?
J.-C. Mailly .- "Non, ce n'est pas notre problème. On ne choisit pas nos interlocuteurs. Ce qui nous importe c'est la politique qui sera suivie et non pas l'interlocuteur en tant que tel. "
Autrement dit, quel que soit le Premier ministre, vous traitez avec lui ? Si c'est Raffarin, c'est Raffarin ?
"Bien sûr. "
Dans les 24 heures, sauf accident ou surprise, J.-P. Raffarin devrait proposer un nouveau gouvernement d'une quinzaine de grands ministères, selon une architecture différente et avec une dimension sociale marquée. A ce Gouvernement, vous voulez, vous, quelles gueules ?
"Ce que nous demandons à ce Gouvernement, c'est que non seulement il écoute, mais il entende. Cela fait maintenant quelques semaines qu'on explique qu'il y a des conflits dans les entreprises, qu'il y a des conflits qui sont prévus dans les jours à venir - le 1er avril, il y a l'Equipement, l'Education nationale ; le 8 avril, EDF-GDF... Donc il y a un mécontentement, une inquiétude forte. Que le Gouvernement qui sera en place rapidement, si on a bien compris, non seulement écoute les revendications, tire les leçons du scrutin, parce que ce scrutin, c'est une sanction..."
Concrètement, qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'il renonce à tous ses projets, qu'il les renégocie ?
"Qu'il renonce, non. Il y a un faux débat aujourd'hui entre certains qui disent "il faut une réforme ou s'il n'y pas de réforme, il faut de l'immobilisme". D'ailleurs, le contraire de l'immobilisme, ce n'est pas la réforme, c'est le mouvement. Mais un mouvement, on peut avancer et reculer. Ce qui nous apparaît important, c'est qu'il y ait des réformes ; mais c'est le contenu des réformes qui est important et la méthode qui sera retenue. "
Et à quelles conditions, Force ouvrière est-elle prête à s'y associer éventuellement, pour une politique contractuelle sur certains secteurs ?
"Si on prend le dossier de l'assurance maladie ou d'autres, on veut que ce Gouvernement, qui sera formé dans les heures ou demain, remette sur la table le dossier en tant que tel, annonce assez rapidement ses objectifs. Mais en tous les cas, pour nous, une réforme qui est nécessaire dans différents domaines, cela doit être quelque chose de progrès, cela ne doit pas être une régression. "
Si je vous traduis, les réformes, il faut qu'elles changent, mais peu de choses, ou alors qu'elles s'inspirent de ce que vous, Force ouvrière et les autres syndicats, vous proposez ?
"Bien entendu. On a nos positions, on va les défendre. "
Les meilleures réformes sont celles qui sont copies conformes de la politique FO ?
"Les meilleures réformes sont celles qui s'inscrivent dans un mouvement de progrès et celles qui ne remettent pas en cause. Si je prends l'assurance maladie, en deux mots : s'il y a une diminution du taux de remboursement ou si on met, par exemple, un ou deux euros, ce serait de la régression..."
Là, on est dans l'hypothèse... Mais vous, qu'est-ce que vous proposeriez, en sachant qu'il y a un effort, que le déficit de la Sécurité sociale est de 13 milliards d'euros, 1 milliard par mois, que l'assurance maladie c'est 7 milliards ? Qu'est-ce que vous proposez ?
"D'abord un déficit de 11 ou 12 milliards, il faut relativiser. 11 milliards, sur le budget global de la Sécurité sociale, cela fait moins de 3 % par rapport..."
Donc on peut continuer ?
"Je n'ai pas dit qu'on peut continuer, mais il faut relativiser. Ce n'est pas un trou, au sens où on l'entend, catastrophique. Ceci étant, cela ne veut pas dire qu'il ne faut rien faire. Mais ce qu'il faut faire, c'est le faire en préservant les besoins des assurés, c'est ce qui est important. "
Je note qu'aujourd'hui, Force ouvrière ne demande pas au Gouvernement qui sera nommé aujourd'hui ou demain, une pause des réformes ?
"On doit continuer à faire des réformes, mais cela dépend du contenu et de la méthode."
Quand vous entendez la Commission de Bruxelles recommander à chaque Etat européen et d'abord à la France, de continuer les réformes pour redonner un climat de confiance et relancer la croissance, qu'est-ce que vous dites ?
"Cela nous inquiète, parce que quand la Commission de Bruxelles a pris position sur les retraites, on a vu ce que cela a donné en France, comme en Allemagne ou en Italie. Donc à partir de là, il faut bien comprendre qu'à Bruxelles - mais quand je dis Bruxelles, ce n'est pas simplement la Commission, ce sont les gouvernements à Bruxelles également -, ils sont obsédés par le déficit budgétaire, obsédés par l'inflation, par le Pacte de stabilité et de croissance et tout ce qu'ils mettent en oeuvre, cela conduit à faire du social la variable d'ajustement. Alors cela nous inquiète, parce que sur la santé par exemple, ce qu'ils peuvent préconiser, c'est ce qui se passe en Allemagne et dans d'autres pays : ce sont des réductions de droits pour les assurés. C'est plutôt inquiétant."
Mais Force ouvrière n'oublie pas aujourd'hui que la croissance est morne et qu'on est dans une concurrence mondiale effrénée ?
"La croissance est morne, mais comment peut-on la soutenir ? La croissance, on peut la soutenir de différentes manières... Deux éléments le pouvoir d'achat - quand les gens ont du pouvoir d'achat, il ne vaut mieux pas qu'ils le placent à la Bourse, il faut qu'ils consomment - ; et un gouvernement aurait une stratégie industrielle - c'est une de nos revendications -, ce serait bien également. "
Qu'est-ce que vous mettez dans la notion, qui va être à la mode, de "cohésion sociale" ?
"La cohésion sociale, c'est la réduction des inégalités. C'est à la fois la réduction des inégalités et c'est aussi le respect de ce qu'on peut appeler le "pacte républicain". Ce qui vient de se passer avec les élections d'une certaine manière, c'est le retour de la fracture sociale. C'est le retour en pleine actualité de la fracture sociale. Et la fracture sociale, c'est le contraire de la cohésion sociale."
Désormais, en plus de l'Etat central, vous avez 21 interlocuteurs nouveaux, avec des pouvoirs et des moyens renforcés. Est-ce que vous pensez que cela va être une bonne occasion d'aller négocier avec chacun de ces présidents de région, nouveaux, et puis peut-être aller frapper à la porte ou de manifester en chantant devant leurs bureaux ?
"On verra bien. Mais par contre, globalement sur la décentralisation et la régionalisation, nous ce qui nous inquiète, ce sont les risques de différences accrues entre régions, départements, en terme de fiscalité, en terme de droits. Et on pose la question depuis plusieurs mois au Gouvernement, sans avoir une réponse précise : est-ce que la décentralisation, régionalisation, si elle est poussée comme ils envisagent de la pousser, fera que demain, on sera encore dans une République ? "
Pourquoi ? En quoi la nouvelle répartition des pouvoirs avec, en plus, des présidents de région qui vont être de gauche, peut-elle menacer la structure générale de la République ?
"Gauche ou droite, là-dessus, ils ont tous été favorables à la décentralisation. On sera toujours dans une démocratie, ce n'est pas ça qui est inquiétant. Mais la République, cela suppose le respect de certaines valeurs, notamment la valeur d'égalité de droits. Avec des impôts qui risquent d'être très différents d'une région ou d'un département à un autre, avec des investissements dans le domaine hospitalier, par exemple, qui pourront être très différents, on peut se poser la question de quid demain des valeurs républicaines."
Est-ce que ce n'est pas là que les syndicats ont une difficulté à se régionaliser eux-mêmes ? L'action syndicale, la négociation syndicale peut-elle se développer également à l'échelle régionale ?
"Oui, bien sûr. Mais c'est un des projets qui doit être voté prochainement, qui était le projet de M. Fillon sur la déstructuration des négociations collectives..."
Pourquoi "déstructuration" ? Ou la "modernisation" peut-être, non ?
"Oh, vous savez, "modernisation", "archaïsme", tout ça, ça se discute... Je dis bien "déstructuration", parce que le fait que, jusqu'à aujourd'hui, en France, il y avait une structure de la négociation collective avec, par exemple, des accords interprofessionnels ou des accords nationaux de branche, cela assurait une égalité de droits entre les salariés. Or là, on est en train de glisser avec le projet de M. Fillon - je dis "projet", parce qu'il doit être voté prochainement - vers une priorité à la négociation d'entreprise, voire à des négociations départementales ou régionales. Et ça, c'est le système anglo-saxon..."
Les nouveaux présidents, comme S. Royal, veulent demander des comptes aux chefs d'entreprises qui reçoivent des aides des régions et qui en ont reçues. Est-ce que vous pensez que c'est une bonne méthode, d'aller voir ce qu'ils ont fait du fric qui a été donné - 800 millions d'euros sur 18 milliards d'euros pour tous les budgets régionaux ?
"Oui, d'ailleurs, c'est une vieille revendication syndicale. Vous savez, les entreprises qui s'installaient, qui bénéficiaient d'aides et qui partaient, on appelait ça dans le temps les "chasseurs de primes". Donc ça, oui, c'est une vieille revendication syndicale : au moins s'il y a des aides accordées, qu'il y ait un contrôle et une évaluation de ces aides."
Mais n'est-ce pas pénaliser en même temps l'entreprise et son patron ? Est-ce que ce n'est pas perdre des emplois de s'en prendre aux patrons ?
"Si ils reçoivent de l'argent d'une collectivité publique, que ce soit l'Etat, un département ou une région, il est quand même normal qu'ils rendent des comptes sur l'argent qui a été versé !"
On prend deux ou trois exemples. Est-ce qu'il faut remettre à plat les réformes qui n'ont pas été votées qui sont en cours, comme la loi de modernisation sur l'emploi ?
"Ce n'est pas qu'il faut mettre à plat, c'est qu'il faut en discuter sérieusement, parce que dans cette loi, les seuls éléments que l'on ait pour le moment, c'est plus de flexibilité, plus de précarité, moins de sécurité pour les salariés et plus de liberté pour les employeurs."
Est-ce qu'on stoppe ou on repousse la réforme du statut d'EDF, qui ouvre l'ouverture du capital ?
"Oui, il y a un gros problème là-dessus. Il y a une manifestation qui aura lieu le 8 avril. Ce n'est pas simplement l'ouverture du capital, c'est enclencher le processus de privatisation. Je vous rappelle qu'il y a dix ans, c'est ce qui s'est passé pour France Télécom : on a ouvert le capital et, aujourd'hui, pour France Télécom est privée."
Et la discussion autour du service garanti réclamé par les usagers, accepté et pratiqué par exemple à la RATP ? On peut continuer à y réfléchir ?
"Sur la RATP, il y a eu un accord. C'est autre chose, c'est un système d'alarme..."
Mais sur le modèle ?
"Il y a un système d'alerte ou d'alarme sociale, cela peut se discuter. Par contre, ce qui n'est pas discutable, c'est la remise en cause du droit de grève."
Personne ne le remet en cause... On exige des dirigeants politiques, qu'ils voient loin pour leur pays et qu'ils ne sacrifient pas l'avenir au présent. Est-ce qu'on ne peut pas le demander aussi aux dirigeants des syndicats ?
"C'est ce qu'on fait. C'est ce qu'on fait, je dirais même plus que les politiques, parce que l'un des problèmes aujourd'hui, c'est qu'effectivement les politiques ont, comme seules échéances, les prochaines élections et qu'ils ont un peu une vision à court terme, alors que leur rôle c'est aussi de donner des projets pour le moyen et le long terme."
Vous avez remarqué que tous les politiques disent aujourd'hui "on est modeste", "on est humble". Quand on est syndicaliste, est-ce qu'on peut croire toujours détenir, en toutes circonstances, la vérité ?
"Non, mais on fonctionne dans une organisation syndicale démocratique, sur le mandat que nous donnent nos adhérents."
C'est-à-dire ? En croyant qu'on a forcément la vérité, parce qu'on est soutenu par les adhérents ?
"La "vérité", qu'est-ce que cela veut dire ? Ce n'est pas le problème. Le problème, c'est que ce sont démocratiquement les militants qui définissent les orientations et qu'après, c'est à l'organisation de les porter."
Militant électeur, électeur militant...
"Ce n'est pas la même chose !"
(Source : premier-ministre, Service d'information du gouvernement, le 30 mars 2004)