Texte intégral
Mesdames, Messieurs,
Monsieur le professeur, mon cher collègue,
Je suis heureux et ému de l'occasion que vous me donnez de rendre hommage à Jean Dausset et d'évoquer, à travers sa figure, la grande uvre commune dont il fut l'un des artisans et le porte-parole, la réforme hospitalière, dite Debré, de 1958, mais aussi son uvre personnelle, dont la portée scientifique et humaine est exceptionnelle.
L'histoire de cette réforme est belle et mérite que j'y revienne d'un mot.
Dans les années cinquante, un groupe de jeunes chefs de clinique, ou anciens chefs de clinique, emmenés par Jean Dausset, débat avec ardeur des évolutions qu'il leur paraît indispensable d'imprimer au tissu hospitalier, au statut des praticiens, à la formation des médecins et à la recherche médicale. Devenus conseillers dans les cabinets ministériels du gouvernement de Guy Mollet, ils échafaudent un projet de réforme et le placent sous le patronage du professeur Robert Debré - qui, dès les heures sombres de l'Occupation, en 1944, avait jeté sur le papier les grandes lignes d'un vaste projet de modernisation du système de formation des médecins au sein de l'hôpital.
Les propositions de ce groupe de médecins et de hauts fonctionnaires se heurtent vite à des oppositions parfois violentes, intéressées ou simplement conservatrices, ainsi qu'au cloisonnement des administrations. Jean Dausset et ses collègues dessinent en effet un profond chamboulement du paysage hospitalier, autour de deux axes : l'attribution aux hôpitaux d'une mission officielle de recherche, placée sur le même plan que celles de soins et d'enseignement ; la création d'un statut de médecins hospitalo-universitaires à temps plein.
Malgré les protestations officielles des corps constitués et d'éminentes académies, qui dénoncent " la fonctionnarisation forcée du corps hospitalier ", le projet est finalement adopté par ordonnances le 30 décembre 1958, dernier jour des pouvoirs spéciaux du général de Gaulle, lequel est séduit par l'ampleur de la vision d'avenir qui inspire la réforme.
Grâce à ces réformateurs ardents et talentueux, le visage de l'hôpital et des études médicales s'est trouvé transformé. Moi qui, comme plusieurs d'entre nous, ai vécu sur les acquis de la réforme pensée par Robert Debré et Jean Dausset, je sais combien l'année 1958 marque une étape fondamentale.
Les centres hospitaliers et universitaires sont créés. Ils doivent répondre, par l'ampleur de leurs aménagements, aux missions qui sont désormais celles de l'hôpital ; un nouveau corps de médecins, tout à la fois universitaires et hospitaliers, voit le jour et les études médicales sont intégrées aux hôpitaux des villes qui sont le siège de facultés ou d'écoles de médecine.
Souvenons-nous de ce qu'étaient les hôpitaux avant cette date : lieu d'hébergement et de soins pour les pauvres, souvent dépourvus de l'essentiel, avec leurs salles communes héritées de temps anciens ; des médecins qui, bénévoles à hôpital, gagnaient leur vie grâce à leur clientèle en ville ; une coupure nette entre les études théoriques des facultés et les observations concrètes de l'hôpital auquel n'avait accès qu'un nombre restreint de praticiens.
Grâce aux auteurs de cette réforme et à la volonté portée par les premiers gouvernements de la Vème République, se met en place ce qui est devenu l'une des institutions phares de notre société : un hôpital conjuguant explicitement les fonctions de centre de soins avec celle d'un centre d'enseignement et d'un centre de recherche.
La médecine hospitalière française connaît alors un âge d'or et, comme l'avaient souhaité Jean Dausset et Robert Debré, devient l'un des éléments les plus brillants du rayonnement intellectuel, scientifique et social de la France. L'on a assisté dans les années qui ont suivi à la renaissance de la médecine française qui, de philosophique et littéraire qu'elle était jusqu'à la seconde guerre mondiale, devint alors - sous l'influence du plein-temps - scientifique, efficace et humaine. Elle retrouve alors la réputation internationale qu'elle avait largement perdue et cela grâce à des médecins, tels que Jean Dausset, Robert Debré, Jean Bernard, Jean Hamburger, Georges Mathé, René Fauvert, Jean Lenègre, François Lhermitte, Charles Dubost et quelques autres.
Ce sont eux, ces mandarins éclairés, et leurs élèves, formés dans une grande rigueur scientifique et morale, qui furent à l'origine de la réputation internationale des hôpitaux français. Ils n'avaient pas appris à compter leur temps et, considérant leur mission non comme un travail dont il faut se libérer, mais simplement comme leur vie, ils ont réussi à faire en sorte que l'hôpital français maintienne sa place parmi les meilleurs du monde.
L'installation, en étroite coopération avec les équipes de l'INSERM ou du CNRS, de laboratoires dans les hôpitaux, ainsi que le rapprochement des cliniciens et des biologistes, permet enfin, dans les années soixante et soixante-dix, à la médecine française de s'appuyer sur des avancées scientifiques et techniques majeures. Le rapprochement de la médecine curative, de la recherche et de la formation permet à la médecine d'entrer dans une ère nouvelle : elle ne cesse pas d'être un art mais devient en outre une science, et une science fort exigeante, source de progrès spectaculaires.
Désormais, notre pays dispose d'installations qui la placent au premier rang des nations de chercheurs et de découvreurs et le prix Nobel de médecine attribué à Jean Dausset en 1980, fruit de son génie scientifique, illustre aussi la justesse de sa vision administrative.
Pourquoi vous entretenir aujourd'hui de ce tournant de 1958 ? Pour trois raisons.
1- Tout d'abord, pour souligner combien nous devons à ses auteurs. Seuls des hommes habités d'une intelligence visionnaire pouvaient mener à bien une entreprise de cette ampleur. On peut certes envier la période d'euphorie financière dans laquelle ils ont eu la chance d'inscrire leur action. Mais l'essentiel tient à leur détermination, à leur dévouement et à l'ambition éclairée qui leur a permis de structurer et de développer un hôpital public de haut niveau. Et je suis particulièrement heureux que Jean Dausset ait montré avec éclat qu'un médecin peut se lancer dans l'action administrative avec efficacité et porter une réforme dans un contexte difficile.
2- C'est ensuite la méthode à laquelle je voudrais rendre hommage. Les auteurs de la réforme de 1958 n'ont pas hésité à défaire pour faire, à bousculer les structures pour leur permettre d'atteindre à l'excellence ; ils ont su vaincre les conservatismes, mobiliser et convaincre tous les tuteurs administratifs intéressés.
Et l'on voit bien qu'une telle réforme, inspirée par une ambition à valeur nationale, si elle a d'abord été dénoncée comme hardie et irréelle, a, en quelques années, été considérée comme allant d'elle-même, tant furent parlants ses résultats particuliers - en termes de qualité des soins, de progrès médical ou d'attrait des carrières hospitalières et universitaires - et le prestige renouvelé, pratique et recherche associées, de la médecine française.
3- Enfin, je voudrais vous dire que cette réforme, malgré ses 45 ans, demeure une source d'inspiration et que ses objectifs sont encore ceux que je m'assigne.
Depuis ma prise de fonction, il ne s'est pas passé une semaine sans que je rencontre des hospitaliers. Certains, à juste titre, évoquent un malaise profond. Mais j'ai vu aussi beaucoup de projets fantastiques portés par des équipes hospitalières motivées et remarquables. J'ai observé l'enthousiasme de jeunes infirmières pour leur métier et j'ai été impressionné par la capacité de mobilisation des hôpitaux dès lors que la situation l'exigeait et qu'ils trouvaient des interlocuteurs tout aussi mobilisés qu'eux. L'hôpital demeure une institution magnifique dont nous pouvons tous être fiers.
Il nous faut uvrer pour préserver ce patrimoine commun car l'hôpital vit aujourd'hui une situation de malaise récurrent. A cet égard, le titre du rapport de la mission parlementaire sur l'organisation interne de l'hôpital présenté par René Couanau - " Le désenchantement hospitalier " - est bien trouvé. Ce désenchantement se traduit au quotidien par le découragement de beaucoup d'hospitaliers, une moindre réactivité de la communauté hospitalière aux évolutions du progrès technique médical, une poussée des griefs faits aux " tutelles ", des défauts d'organisation fréquents et surtout une perte de confiance dans l'avenir.
Est-ce à dire que les effets vertueux de la réforme de 1958 se seraient épuisés et que les structures et le statut alors mis en place seraient devenus un carcan sclérosant ? Ce n'est pas du tout ma conviction ; je crois que cette réforme a été à l'origine de progrès dont on peut penser qu'ils sont irréversibles.
Mais, progressivement, sous l'effet des difficultés économiques croissantes, le dynamisme de la médecine hospitalière a commencé à fléchir. Le pouvoir administratif et le pouvoir médical se sont désunis au point qu'actuellement, un véritable fossé d'incompréhension les sépare parfois. Tout cela avec une inadéquation progressive des modes d'organisation interne aux évolutions du paysage sanitaire et des besoins et demandes des malades. Aujourd'hui, le monde hospitalier est donc un monde sous tension, avec des motifs d'inquiétude permanents, comme l'application des 35 heures, l'adéquation des effectifs aux besoins des services, les restructurations A la trilogie de 1958 - soin, enseignement, recherche - s'est adjointe une quatrième mission à part entière, la gestion.
J'ai donc conscience de la nécessité de moderniser l'hôpital, de lui redonner quiétude et confiance dans l'avenir. A cette fin, le plan Hôpital 2007, lancé en novembre dernier, se donne pour but de lutter contre les rigidités externes de l'hôpital et d'assouplir le fonctionnement interne.
Mais les objectifs de 1958 demeurent. La réforme que je souhaite porter repose sur quatre convictions qui inspiraient aussi je crois Jean Dausset.
- La première est d'ordre social : il faut assurer que tous les Français accèdent à des soins de qualité et sont égaux devant le soulagement de la souffrance et l'espoir de guérison. Pour cela, je souhaite modifier les outils de la recomposition hospitalière, et notamment la planification sanitaire et les formes de coopération sanitaire comme le groupement de coopération sanitaire. Je veux promouvoir une organisation des soins décloisonnée et fondée sur la complémentarité et les réseaux. Car vous savez, à travers l'exemple du cancer, que les chances d'un patient peuvent être diminuées du fait d'une coordination insuffisante des soins ou de la mauvaise articulation des structures de base avec des centres de référence.
- Le second pilier de ma réflexion est d'ordre médical : je veux faire tout le possible pour que la médecine curative demeure en France l'une des meilleures du monde par la qualité des médecins. Ceux-ci doivent donc être choisis parmi les plus compétents, convenablement rémunérés, disposer d'équipements modernes et de l'assistance d'un personnel hautement qualifié.
Pour atteindre cet objectif, je souhaite assouplir les contraintes qui pèsent sur les hôpitaux grâce à une rénovation des procédures de marchés publics, à une relance importante de l'investissement et à une réforme du mode de financement des hôpitaux. Afin de préserver l'attractivité de la profession, j'entends aussi rénover le statut de praticien à l'hôpital.
- Deux autres idées, d'ordre éducatif et d'ordre scientifique, inspirent mon action. Grâce à la réforme de 1958, il est acquis que la médecine ne peut uniquement être apprise dans les livres ni sur les bancs des amphithéâtres, mais que l'hôpital, en appelant tous les étudiants au chevet des malades, doit compléter l'enseignement théorique et relever le niveau de connaissance des futurs médecins.
Il est aussi avéré que l'élan donné à la recherche médicale et à l'entrée de cette recherche à l'hôpital revêt une importance capitale. Elle est un gage de qualité des soins, l'activité clinique étant en permanence fécondée et stimulée par les avancées scientifiques et techniques ; elle permet que cette recherche intègre en amont les préoccupations curatives ; elle accroît la curiosité scientifique des médecins, ainsi que leur intérêt et leur disponibilité pour la formation qu'ils peuvent recevoir ou dispenser. Enfin, elle contribue à nourrir leur réflexion éthique.
Les recherches conduites par Jean Dausset illustrent à merveille ce propos : la découverte du système de groupes leucocytaires, le système HLA, marque de l'identité génétique de l'homme, part du fait clinique et se prolonge au laboratoire, au sein même de nos hôpitaux. Fondement de l'immunité de transplantation, elle contribuera puissamment à son essor et fournira le cadre éthique de l'attribution des greffons. Percevons nous assez, au demeurant, toute la noblesse qu'elle porte en raison de son exceptionnelle dimension humaniste ? Cette perspective n'avait pas échappé à Jean Dausset.
J'ajoute que lorsque la recherche entre à l'hôpital, la science devient l'affaire de la société tout entière. Elle s'humanise. Elle s'enrichit elle-même. Que la science parte de l'observation de l'homme malade et remonte vers ce qui est de l'ordre du fondamental ou qu'elle parte des données biologiques fondamentales et descende vers des applications cliniques et thérapeutiques : dans les deux cas, son rapprochement avec l'activité de soin ne peut être que fructueux. Son intégration à l'activité d'enseignement est enrichissement.
La réforme de la tarification que j'ai engagée devrait permettre de mieux prendre en compte les innovations, selon des modalités spécifiques, qu'il s'agisse des médicaments ou des dispositifs implantables innovants et coûteux. De même, les charges particulières qui pèsent sur les établissements investis d'une mission universitaire feront l'objet de dispositions adaptées.
C'est parce que ces objectifs me paraissent toujours les plus légitimes que j'entends assigner un rôle particulier aux CHU pour mener à bien les restructurations indispensables et accompagner les évolutions nécessaires. Je souhaite ici réaffirmer leur vocation de centre d'excellence et leur triple mission.
Il est vrai, sans doute, que les CHU sont aujourd'hui bien nombreux et que certains ne se trouvent finalement pas en mesure de développer à la fois une recherche de haute qualité et une médecine curative d'excellence dans un grand nombre de spécialités ; il arrive alors qu'ils puissent partiellement manquer à leur vocation et ne pas garantir aux étudiants une formation aussi solide et diversifiée qu'on pourrait le souhaiter.
Par ailleurs, le contexte international est devenu de plus en plus exigeant : tant notre système d'enseignement supérieur que notre recherche, même fondamentale, sont désormais jugés à l'aune de ce que font nos grands partenaires. Sur ce qui est devenu le vaste marché de la formation et de la recherche, il nous appartient donc, pour conserver une médecine de haut niveau et attirer chercheurs et étudiants étrangers, qui se dirigent aujourd'hui plutôt vers les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, de dynamiser notre système.
Ces deux constats débouchent sur une conclusion commune : afin que les CHU assument au mieux leurs missions, il leur faut parvenir à une masse critique qui leur permette de réunir des moyens significatifs et des personnels de haute compétence sur un nombre suffisamment important de spécialités et de projets de recherche.
Par là même, on en revient à l'inspiration de 1958 et à la volonté qui s'est alors exprimée de créer de grands pôles d'excellence propres à exercer un effet d'entraînement sur tout le système hospitalier.
Pour atteindre ce même objectif, il faut aujourd'hui imaginer des moyens nouveaux. Il ne s'agit pas de supprimer des CHU mais de les amener à travailler en réseau, afin qu'ils mettent en commun leurs moyens pour parvenir, sur tel projet, s'agissant de telle spécialité de pointe, à la masse critique. Il est, en effet, plus que jamais nécessaire de travailler dans la complémentarité, entre établissements comme au sein des équipes. Complémentarité entre les corps de médecins au sein de l'hôpital universitaire, complémentarité entre les différents secteurs hospitaliers, complémentarité entre hospitaliers et libéraux, complémentarité entre les différents partenaires du monde de la santé, mise sur pied de réseaux universitaires .
Vous le voyez, c'est tout un état d'esprit nouveau qu'il nous faut développer et, à cet égard, la tâche qui nous revient peut être comparée à celle de nos glorieux prédécesseurs emmenés par Jean Dausset. J'espère que nous poursuivrons dans la voie qu'ils ont tracée à leur satisfaction.
Je vous remercie.
( Source http://www.sante.gouv.fr, le 10 juillet 2003)