Extraits d'une interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Le Monde" du 24 mars 2000, sur la question du statut futur du Kosovo, le principe de l'intervention internationale contre les Etats opprimant leur population et son exercice souhaitable par un Conseil de sécurité renouvelé, les notions d'ingérence humanitaire et de souveraineté.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Un an après le début de la guerre du Kosovo, quel bilan tirez-vous ?
R - Nous avons fait ce que nous devions. Dans quelle situation politique et morale serait la France, et l'Europe, si elles avaient dû se résigner à l'impuissance ? A ceux qui s'impatientent, je rappelle que les difficultés rencontrées ne doivent pas surprendre. Notre objectif premier était de mettre un terme aux exactions de la police et de l'armée yougoslave contre les albanophones au Kosovo. Il est atteint. Les réfugiés sont rentrés. Quant aux objectifs plus ambitieux définis par la résolution 1244 du Conseil de sécurité, le processus ne peut être que long, quand bien même Milosevic quitterait rapidement le pouvoir à Belgrade. Nous devons faire preuve de ténacité et garder le cap.
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(M. Védrine se réfère aux propos de MM. Boniface et Hassner)
Nos analyses sont convergentes. Tous trois nous savions que, du fait de l'histoire, un Kosovo authentiquement multiethnique était une chimère ; la sécurité pour tous et la coexistence comme le dit Bernard Kouchner, voilà notre objectif. S'agissant du concept de "l'autonomie substantielle", Pierre Hassner sait bien qu'elle n'est pas que ma position, mais celle du Conseil de sécurité. Nous savons aussi que plus aucun Kosovar n'accepte de lien avec la Serbie, même démocratique, et qu'aucun Serbe, indépendamment de Milosevic, ne consent à la perte du Kosovo. Mais je rappelle que la résolution 1244 résulte de l'équilibre atteint entre les membres du Conseil de sécurité, y compris la Russie.
Q - Quelles sont alors les solutions pour l'avenir ?
R - Le moment n'est pas venu de "clarifier" au sens de déterminer le statut définitif du Kosovo ; personne n'y est prêt, sauf les extrémistes des deux bords, mais dans des sens opposés : ce serait incendiaire. En revanche, nous devons - nous les membres permanents du Conseil de sécurité, le Groupe de contact, les Quinze, l'OSCE -, concrétiser l'autonomie, et pour cela commencer à préparer au Kosovo des élections municipales dans des conditions incontestables, si possible à l'automne. Définir les listes électorales, y compris pour les Serbes et les autres minorités, fixer le régime de scrutin, garantir une campagne électorale équitable, préciser les pouvoirs des municipalités, etc : tout cela devrait provoquer un "choc démocratique" sur cette société kosovare. Il y a un accord des pays occidentaux et maintenant des Russes sur ce point.
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La crise du Kosovo a pu être gérée comme elle l'a été en raison d'une série de facteurs qui ne se retrouvent à propos d'aucune autre crise dans le monde : un rejet déterminé et général de la politique de Milosevic, peut être tardif mais réel ; l'unanimité des Européens, des Quinze comme des pays voisins ; l'accord euro-américain et jusqu'à un certain point russo-occidental et enfin, deux résolutions condamnant la politique de Belgrade au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies (qui peut autoriser le recours à la force), dont Belgrade ne tint ensuite pas compte. C'est cette conjonction exceptionnelle qui interdit d'affirmer que la gestion de la crise du Kosovo a été un précédent, le Kosovo est une exception même s'il a marqué un progrès de la volonté d'agir. Il n'y a pas encore de consensus international sur ce type d'intervention, encore moins sur le rôle de l'OTAN.
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La critique sur le prétendu "deux poids, deux mesures" se fonde sur la croyance que, depuis la chute du mur, l'Occident est devenu le gendarme moral incontesté du monde entier, qu'il a le devoir d'intervenir partout contre les massacres et les oppressions qu'il en a les moyens militaires, et qu'il est en somme le fer de lance d'un nouvel ordre mondial équitable et démocratique, aux lieux et places du Conseil de sécurité s'il le faut. Si l'on raisonne ainsi, pourquoi intervenir là, et pas ailleurs ? Mais aussi pourquoi ne pas parler vrai ? Pourquoi ne pas expliquer que si les massacres révulsent de plus en plus l'opinion mondiale, que si une part croissante des valeurs occidentales est reconnue comme valeurs universelles, il n'y a pas encore d'accord général, loin de là, sur les mécanismes de l'intervention, sur : "qui s'ingère ?" Au nom de qui ? Chez qui ? Pour faire quoi ? Et que nous devrons encore y travailler dur. Au Timor, le président Habibie a accepté le référendum, puis l'intervention internationale. Ce n'est donc pas un cas d'ingérence. Quant à la Tchétchénie, les Occidentaux divergent sur l'analyse et les réponses à apporter. La France est claire et ferme. Mais l'argument russe de la lutte nécessaire contre le terrorisme islamique est admis par les Américains, et jusqu'à un certain point par les Européens. Et surtout Washington a, à l'égard de Moscou, d'autres priorités : désarmement stratégique, adaptation du Traité ABM. En Europe, nous nous entendons dire par nos partenaires qu'être trop dur avec la Russie pourrait la rendre dangereuse pour nous. L'argument est contestable, à mes yeux, mais il porte.
Q - Peut-on réellement penser que faire pression sur les Russes accroîtrait leur dangerosité?
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(M. Védrine répond à M. Hassner)
R - La différence, c'est qu'en devenant membre de l'Union européenne, l'Autriche a contracté des engagements solidaires fondés sur les valeurs européennes communes. C'est ce qui donne aux autres Etats membres un droit de regard et de vigilance, et justifie le gel des relations bilatérales avec cette coalition. Mais depuis le début je suis hostile à un boycott de la société autrichienne elle-même.
Q - Faut-il un "homme fort" à Moscou pour sortir la Russie du chaos ?
R - Manifestement, beaucoup de Russes le pensent. Mais il n'y a pas forcément contradiction, en tout cas je l'espère, entre le besoin de ce pays d'être vraiment gouverné, le maintien des acquis démocratiques récents et la construction d'un véritable Etat, qui devra être un Etat de droit. La Russie a besoin de tout cela.
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(M. Védrine répond à M. Hassner)
Certes, même si des démocraties incontestables, elles aussi, ont mené des "sales guerres". Notre objectif urgent est d'apaiser les souffrances des populations mais, au-delà, de hâter le moment où la solution militaire, brutale et illusoire, laissera place en Tchétchénie à une solution politique. Nous devons absolument en persuader les autorités russes ce qui serait sans doute moins difficile si tous les Occidentaux étaient sur cette ligne.
Q - Dans la réalité, le droit d'ingérence n'est pas pour demain ?
R - Il y a - et c'est heureux - de plus en plus de gens dans le monde pour juger intolérable qu'à l'abri de la souveraineté nationale des populations puissent être opprimées ou massacrées. Pour autant, je ne suis pas de ceux qui sont prêts à jeter aux orties la souveraineté nationale parce que, comme le dit le président Bouteflika, et les pays qui l'ont durement conquis, elle reste l'ultime protection des faibles et la seule base possible des relations internationales, à part la loi du plus fort, déjà amplifiée par la mondialisation. D'ailleurs le terme "droit d'ingérence" n'est guère populaire qu'en France. Ailleurs, on s'en méfie ou on parle "d'intervention humanitaire". L'expérience montre d'autre part que lorsque la souveraineté recule, ce n'est pas au profit d'une sorte de démocratie instantanée, mais plutôt au profit des mafias et de l'ensemble des forces transnationales dont une partie est criminelle et l'autre, légale, est constitué de firmes géantes beaucoup moins transparentes que les Etats, et qui se jouent d'eux. Mais alors, comment mettre fin aux intolérables abus de la souveraineté ? Eh bien, j'y reviens, en répondant de façon légitime et efficace à la question "qui s'ingère ?" La seule réponse qui puisse fonder un nouveau consensus est : le Conseil de sécurité, un Conseil élargi à 24 membres, représentatif du monde actuel, agissant sur la base du chapitre VII. Pour éviter qu'une intervention nécessaire ne soit pas bloquée par le veto d'un des membres permanents, j'estime qu'il faut préserver le droit de veto, mais rendre son usage abusif de plus en plus scandaleux et diplomatiquement coûteux pour les pays qui l'invoqueraient pour d'autres motifs que la défense d'intérêts essentiels. Je suggère que les membres permanents conviennent de situations où ils s'abstiendraient de l'invoquer (oppression aiguë ou massacres attestés, incapacité ou responsabilité de l'Etat concerné, urgence). Le veto deviendrait ainsi un recours ultime et solennel. J'espère qu'aucun membre permanent ne se refusera à ce progrès attendu.
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Dans ma fonction de ministre des Affaires étrangères, je ne me suis jamais trouvé devant un choix qui aurait opposé d'un côté une solution "réaliste" au sens péjoratif du terme, et de l'autre une solution "éthique". C'est une opposition théorique. En fait, il n'y a plus de solution réaliste "à l'ancienne" qui puisse ne pas tenir compte du "plus jamais ça" ou des nouveaux acteurs de la scène internationale. Pas, non plus, de solution "morale" qui puisse se désintéresser des conditions et des conséquences de sa mise en uvre. Hors, de la réalité, une solution "morale" n'existe pas. Il y a en fait des situations complexes et des solutions diverses, faisant appel selon des pondérations diverses variées, à l'éthique de responsabilité et à l'éthique de conviction. Alors, selon son tempérament, on se scandalise que tout ne soit pas déjà parfait ; ou sans faire d'annonces prématurées, on travaille d'arrache-pied, chaque jour, à améliorer l'état démocratique du monde, en intégrant dans nos politiques étrangères avec la défense de nos intérêts et de nos valeurs, toutes les exigences nouvelles dont nous avons parlé. Un des aspects les plus passionnants de ma responsabilité est d'opérer cette synthèse, qui a l'ambition d'être elle-aussi une éthique./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 mars 2000)