Tribune de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, dans "Le Figaro" du 2 juin 2004, intitulée "Fausses peurs et vraies questions", sur le bilan de ses déplacements en région et les enjeux de l'Union eurpéenne élargie.

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Les Français attendent beaucoup de l'Europe mais ils la connaissent mal ; ils sont nombreux à penser qu'elle ne traduit pas assez leurs véritables préoccupations. Mon premier rôle, en tant que ministre déléguée aux Affaires européennes, est d'oeuvrer pour que l'Union se fasse non seulement pour nos concitoyens, mais avec eux : en les écoutant, en leur parlant d'Europe.
J'ai donc pris mes fonctions, en quelque sorte, sur le terrain : à peine nommée, je me suis rendue dans nos régions, à Strasbourg, à Lille, à Toulouse, à Dunkerque, à Aurillac, à Poitiers, ou encore à Garges-lès-Gonesse. Ce n'est que le début d'un long programme, qui m'amènera, ainsi que Michel Barnier, à porter la parole européenne dans toute la France. Pourquoi cette priorité française ? Parce que l'Europe est d'abord une affaire nationale : les lois européennes changent notre vie quotidienne, et ce sont donc les préoccupations quotidiennes des Français qui doivent conduire notre action dans l'Union, déterminer nos positions, orienter les messages que nous y portons. C'est à nos concitoyens que la ministre que je suis doit rendre compte de l'action de l'Union.
Ce dialogue est particulièrement nécessaire au moment où nous allons élire nos députés au Parlement européen de Strasbourg, qui est l'expression la plus directe de la parole des citoyens. Mais le dialogue doit continuer au-delà. L'adoption prochaine d'une Constitution européenne, quel que soit le mode de ratification qui sera finalement choisi, ne fait qu'en renforcer la nécessité.
J'ai beaucoup appris de ces premières rencontres.
J'ai constaté d'abord que certains débats qui mobilisent les états-majors nationaux des partis politiques ont en réalité peu d'écho auprès des Français. Ainsi de la Turquie, dont on parle tant. Partout où je suis passée, ce n'était pas un sujet d'actualité, parce que les Français ont compris, je crois, que l'adhésion de la Turquie ne se fera ni demain ni après-demain. Ils savent aussi que tourner le dos à ce partenaire essentiel et effacer quarante ans d'histoire commune n'aurait guère de sens.
J'ai appris aussi que la vieille querelle "souverainiste" appartient largement au passé. Les Français savent qu'il n'y a pas de complot contre la souveraineté nationale. Et comment peut-il en être autrement, si les peuples d'Europe centrale et orientale, que leur histoire a rendus légitimement jaloux de leur identité et de leur liberté à peine retrouvée, ont rassemblé toute leur énergie pour rejoindre l'Union ?
Pendant ces rencontres, j'ai rappelé aux Français les progrès considérables qui ont été réalisés pour que les responsabilités de l'Union d'une part, et celles des États membres d'autre part, soient clairement identifiées. Le projet de Constitution apporte à cette question une réponse précise et donne aux parlements nationaux les moyens de faire respecter cette règle du jeu : l'Union ne fait pas tout, elle intervient là où les États seuls ne sont pas efficaces.
Plus profondément, je n'ai pas senti, en particulier chez les jeunes, la crainte d'une Europe qui viendrait menacer leur mode de vie ou leur culture. J'ai perçu, à l'inverse, la naissance d'une véritable conscience européenne qui précède, sur certains sujets comme l'Irak, celle des gouvernements. L'Europe est d'abord une conviction, la conscience de valeurs partagées qui constituent, prises ensemble, une incontestable identité européenne : l'attachement à la liberté, à la solidarité et au droit. En ce sens, l'Europe protège notre culture et notre diversité, elle nous permet de défendre ces valeurs dans le monde beaucoup plus efficacement que ne le font les nationalismes étroits ou les revendications identitaires.
Voilà pour les fausses peurs. Restent les vraies questions, dont nous devons débattre.
On m'a d'abord demandé : que fait l'Europe pour la croissance et nos emplois ? Car il ne suffit plus aujourd'hui de rappeler que la construction européenne a instauré la paix et la stabilité sur notre continent. Pour beaucoup, et particulièrement les jeunes, ce sont là des acquis de notre histoire même si un regard sur le monde nous en montre tous les jours la valeur inestimable. Il y a aujourd'hui des attentes immédiates, auxquelles il faut répondre.
J'ai vu, en France les résultats concrets de l'action de l'Union : grands travaux d'infrastructures financés par les fonds structurels, comme le tunnel du Lioran pour désenclaver le Cantal ; rénovation urbaine, grâce au programme Urban, dans les villes et les banlieues ; coopération à travers les frontières et lutte contre l'immigration clandestine, dans le Nord-Pas-de-Calais ; mobilité des étudiants, dans les filières européennes que j'ai visitées ; préservation de notre modèle agricole et de nos territoires.
L'exemple du projet Iter, dont les enjeux scientifiques et économiques sont considérables, est là pour démontrer l'importance d'une démarche unie de l'Europe. J'ai beaucoup oeuvré pour ce projet et je continuerai à le faire, avec François d'Aubert, dans les prochaines semaines qui seront décisives. Des projets d'une telle échelle ne peuvent être menés à bien sans l'Europe : à Toulouse, en inaugurant avec le Premier ministre le lieu où sera construit l'Airbus A380, j'ai vu comment les Européens, en unissant leurs compétences et leurs forces, ont fait naître le premier constructeur d'avions de ligne au monde et, bientôt, le plus gros avion qui ait jamais été construit. C'est aussi l'Europe qui a rendu possible Ariane, avant le lancement d'une véritable politique spatiale européenne que j'appelle de mes voeux.
Les Français m'ont interpellée sur le risque de délocalisation dans l'Union élargie. C'est un vrai sujet, mais qui n'est pas nouveau : nos entreprises n'ont pas attendu l'élargissement pour s'implanter dans les nouveaux États membres. Mais elles l'ont fait d'abord pour répondre à la forte demande des consommateurs de ces pays, très rarement pour délocaliser leur activité. Sur ce plan, l'élargissement est plutôt une garantie pour nous : il impose aux pays membres des règles communes en matière de normes, d'environnement, d'aides publiques qui permettent d'éviter les distorsions de concurrence les plus graves. Ces règles doivent encore être renforcées, en matière fiscale par exemple. Mais la menace aujourd'hui vient plus d'Asie que d'Europe. Et l'Union nous donne un levier pour négocier, à l'OMC, des règles plus protectrices, en matière de propriété intellectuelle par exemple, avec les nouveaux "dragons".
L'Europe est, sur le plan économique comme sur le plan politique, un démultiplicateur d'énergie. Elle est le levier de notre action pour une mondialisation maîtrisée : une voix que l'on écoute, à l'OMC pour la défense de notre diversité, au G8 pour un développement équitable, aux Nations unies pour le respect du droit ; une monnaie forte face au dollar et au yen. Les Français m'ont dit leur attachement à une Europe fortement présente dans le monde : après les divisions que nous avons connues sur la guerre en Irak, l'Union est en passe de se doter d'une véritable diplomatie commune, avec le ministre européen des Affaires étrangères que la Constitution lui donnera.
On m'a souvent interrogée sur l'Europe sociale, jugée insuffisante. La France plaide depuis longtemps, par la voix du président de la République, pour un modèle social européen, qui reste contesté par certains gouvernements appartenant pourtant à l'internationale socialiste. Ce modèle, nous le défendons aussi en négociant la Constitution de l'Union. Mes interlocuteurs dans les régions ont tous, à un titre ou à un autre, soutenu cette approche. J'ai bon espoir que certaines de nos idées sur le dialogue social ou la protection sociale seront acceptées par nos partenaires.
Enfin, les Français m'ont dit leur inquiétude sur la sécurité, sous toutes ses formes : sécurité alimentaire, criminalité organisée, immigration clandestine. Certains partis politiques en ont fait leur fonds de commerce. Que constate-t-on sur le terrain ? Que l'Europe permet, grâce à une coopération très concrète entre les polices, de lutter contre les trafics d'immigrants illégaux entre le Royaume-Uni et la France. Qu'elle organise, à travers Europol et Eurojust, une Europe des policiers et des magistrats qui répond à celle des mafias. Qu'elle définit des normes de sécurité alimentaire et d'environnement parmi les plus strictes au monde.
Sur tous ces sujets, j'ai porté le même message à nos concitoyens : c'est en faisant avancer l'Europe que nous ferons avancer la France. Ce n'est pas dans le repli que nous progresserons, mais dans l'action pour une Union plus efficace, plus réactive et plus unie. C'est vrai, sans l'Europe, la France ne serait plus la France ; mais sans la France, l'Europe ne serait plus vraiment l'Europe, telle que nous la voulons. La France doit faire entendre sa voix et défendre ses valeurs. Et c'est d'abord en élisant nos représentants au Parlement européen, le 13 juin, que nous les ferons triompher.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 3 juin 2004)