Entretien de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, avec les parlementaires de l'Assemblée nationale slovène, sur le rôle politique des nouveaux membres de l'Europe élargie, la défense européenne et l'Otan, l'indépendance stratégique et la politique étrangère européenne, notamment dans la gestion des crises en Iran et dans les Balkans, Ljubljana le 23 octobre 2003.

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Circonstance : Voyage en Slovénie de Dominique de Villepin du 23 au 25 octobre 2003 : entretien avec les parlementaires de l'Assemblée nationale slovène le 23 à Ljubljana

Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, notre ami de Villepin, bienvenue au Parlement slovène. Je vais poser une question. Comment voyez-vous les pays nouveaux membres de l'Union européenne et de l'OTAN ? Et comment voyez-vous le rôle politique des nouveaux membres ? On parle souvent de la nouvelle Europe. Comment voyez-vous cette idée ?
R - C'est évidemment une question qui est au centre de l'action que nous menons maintenant ensemble depuis plusieurs années. Je crois que l'élargissement de l'Europe répondait d'abord à une nécessité absolue : il s'agissait d'effacer les déchirures et les barrières de l'Histoire. C'est donc une famille recomposée qui, aujourd'hui, est une nouvelle chance pour l'Europe.
Donc cela, c'est, je crois, notre point de départ. C'est le retour à une situation où des peuples, des pays, des gouvernements qui partagent les mêmes valeurs, qui partagent la même vision du monde, se réunissent ensemble.
Evidemment, tout au long de ces décennies passées, nous avons chacun notre histoire. Nous avons donc chacun notre propre héritage, notre propre regard sur les choses, nos propres contraintes, ce qui peut expliquer ici et là les difficultés que nous pouvons rencontrer dans le chemin qui mène à cette Union européenne.
Je crois que ces différences, qui peuvent apparaître comme des difficultés, sont en fait là encore des atouts. L'Europe a pour particularité d'être une construction totalement originale. Il n'y a pas d'autre exemple d'ambition d'une telle entreprise dans le monde qui ressemble à celle de l'Europe. Parce que l'Europe, c'est à la fois l'unité de peuples, d'Etats et de citoyens qui veulent construire ensemble une même maison et qui veulent vivre ensemble et c'est en même temps la reconnaissance d'une diversité de cultures, d'histoires, de sensibilités, qui fait la richesse de cette Europe. Je crois qu'il faut garder en tête ces deux atouts : l'unité et la diversité. Cela implique d'abord que nous prenions conscience de ce que signifie cette vie en commun.
Nous avons commencé dans des circonstances particulièrement difficiles. Le baptême de cette Europe élargie a été difficile parce que la conjoncture internationale a été difficile. L'Irak a été une épreuve pour toute cette Europe et c'est vrai que, dans cette "période irakienne", il a fallu trouver en nous la capacité de dépasser les divisions, les clivages qui existaient entre les uns et les autres, et je pense que la crise irakienne nous rend plus forts. Nous sommes capables, à travers les difficultés, de voir ce que doit être l'ambition de l'Europe. L'Europe est un trait d'union entre plusieurs mondes, plusieurs cultures, plusieurs géographies. Nous avons évidemment, et vous l'avez dit, des liens tout à fait privilégiés avec les Etats-Unis, et la France est un pays qui est convaincu de la nécessité de la force du lien transatlantique. Mais, dans notre esprit, il n'y a pas de compétition, ni de concurrence entre l'Europe et les relations transatlantiques. On peut être Européen et Atlantiste. Mais pour nous, être Européen cela veut dire aussi que tous les Etats d'Europe, que tous les peuples de l'Europe soient capables de se donner les moyens d'affirmer l'identité européenne, sur le plan politique, économique, culturel - nous partageons ensemble, Slovènes et Français, le même attachement à la diversité culturelle -, mais aussi sur le plan militaire. Non pas que le projet de défense européenne, sur lequel nous travaillons - et vous connaissez les initiatives qui ont été prises lors du Sommet des Quatre à la fin du mois d'avril entre le Luxembourg, la Belgique, la France et l'Allemagne -, non pas qu'il y ait d'opposition entre cette défense européenne et l'OTAN, mais nous pensons au contraire qu'elles sont complémentaires. Nous pensons que l'Europe, si elle n'a pas une politique de sécurité et de défense, ne sera pas complète.
Les choses sont difficiles parce qu'il faut inventer, il faut imaginer un chemin, mais nous sommes convaincus qu'aujourd'hui il y a une vraie volonté de l'Europe. Je le vois dans le dialogue que nous sommes capables aujourd'hui d'avoir, Allemands, Français et Britanniques, dans les initiatives que nous pouvons mener en commun. C'était le cas en Iran et je le vois aussi dans ce que nous pouvons faire tous ensemble, dans les Balkans, dans votre participation, dans notre participation à la SFOR ou à la KFOR. Nous avons des engagements communs sur des théâtres extérieurs. Je le vois dans ce que les Européens ont pu faire au Congo, en Ituri, cela montre que nous avons une conscience commune à la fois des menaces et de notre ambition.
Je crois qu'il faut beaucoup travailler et nous avons demandé à Javier Solana d'élaborer un concept de sécurité pour l'Europe. C'est le début de la conscience commune des Européens. Dans le domaine de la sécurité il faudra évidemment continuer d'avancer, mais je suis convaincu que nous avons tous ensemble le même objectif qui est de faire de cette Europe un pôle de prospérité, de paix, mais aussi un pôle au service d'une ambition européenne qui nous permette d'être plus actifs sur la scène mondiale. Nous avons longuement parlé avec Dimitrij Rupel de l'Irak, du Proche-Orient, des Balkans et nous devons être capables ensemble de projeter une diplomatie plus active, plus ambitieuse, parce que je crois que l'Europe a un rôle essentiel à jouer pour la stabilité du monde en complément et en complémentarité avec les Etats-Unis.
Q - Je vous remercie, Monsieur le Ministre, pour vos mots. J'étais très touché par votre chaleureux discours, plein de culture et d'histoire. Je voudrais vous poser une question qui touche à l'indépendance stratégique de l'Europe. Votre visite réussie à Téhéran, que vous avez effectuée avec Joschka Fischer et Jack Straw, est-elle la première expression concrète de cette nouvelle et active politique étrangère européenne ? En même temps, permettez-moi d'exprimer mon opinion sur le geste symbolique du chancelier Schröder qui a autorisé votre président M. Chirac à représenter les intérêts allemands au Sommet européen. Ce geste a eu un grand écho en Slovénie et je considère que c'est un bon exemple pour la communauté de l'Europe de l'Est.
R - Je crois que vous posez bien les termes de ce qu'est aujourd'hui le défi à l'Europe. Nous devons ensemble prendre des initiatives. C'est l'esprit du couple France-Allemagne : agir ensemble au service de l'Europe, non pas pour froisser, blesser, ou nous engager dans un rapport de force. Le problème est qu'une Europe à quinze, et plus encore une Europe à vingt-cinq, a besoin d'être en initiative. Dans cette Europe, chacun a des capacités. Il faut que celles-ci puissent être mises au service de l'initiative. J'ai été frappé dans les conversations que j'ai eues ce matin avec le Premier ministre, comme avec le ministre des Affaires étrangères, par ceci : vous avez, vous, une expérience, une compétence extrêmement précieuse pour l'Europe, la proximité et la connaissance que vous avez des Balkans. Un pays comme la Slovénie peut nous aider à mieux formaliser une politique vis-à-vis de cette région, une perspective ambitieuse pour l'entrée dans l'Union Européenne de cette région. C'est évidemment extrêmement important. Le couple France-Allemagne n'a pas d'autre vocation. Il peut, ici et là, agacer et créer des formes de susceptibilités mais il n'a pas d'autre vocation que d'être au service de propositions pour l'Europe. Je crois qu'il est très important que tous les pays européens essayent d'avancer ensemble dans la même direction dans le domaine de la défense. Là encore, c'est un bon exemple. L'Allemagne, la France, l'Angleterre, les initiatives que vous avez mentionnées sur l'Iran montrent que la vraie question est que nous devons trouver un schéma dans le cadre de la Conférence intergouvernementale.
Ces coopérations peuvent être encadrées, structurées, en confiance et c'est pour cela que nous pensons que ces initiatives doivent pouvoir être ouvertes, c'est-à-dire que les pays qui veulent participer à des initiatives spécifiques doivent pouvoir le faire. Et ce que font ces pays doit être transparent, c'est-à-dire que chacun doit pouvoir être informé de ce qui se passe à l'intérieur de l'Europe. Mais, à vingt-cinq, nous avons besoin d'une certaine souplesse, non pas que cela crée une Europe à plusieurs vitesses, mais cela peut créer un mouvement, une émulation. Je pense que le vrai danger pour notre famille européenne aujourd'hui, c'est que l'Europe à vingt-cinq s'arrête de vouloir, s'arrête d'avoir des projets, tout simplement parce qu'elle se replie sur elle-même pour, pendant trop longtemps, digérer son élargissement. Je pense que l'Europe n'est grande que quand elle est au service d'une ambition. Si nous contribuons à la stabilité des Balkans, si nous contribuons à la paix au Moyen-Orient, ou à une coopération efficace avec l'Afrique, nous sommes de vrais Européens. Si nous nous replions peureusement et frileusement sur nous-mêmes, alors nous exacerbons les peurs, les inquiétudes, les frustrations, les jalousies.
Donc je crois que l'Europe doit être ouverte, ambitieuse, en initiative et que l'apport que constituent les pays qui rentrent dans l'Europe est aussi un apport de dynamisme. Vous êtes la partie de l'Europe aujourd'hui qui connaît la plus grande croissance par rapport à d'autres pays. Les taux de croissance et le dynamisme que connaît votre économie, grâce à de grands projets, des infrastructures, même s'il y a des secteurs de l'économie qui sont en rattrapage par rapport à d'autres, doivent être une chance supplémentaire pour l'Europe qui doit mobiliser chacun de nos Etats. Je crois que les complémentarités, les stimulants, doivent nous aider à continuer d'avoir une très grande ambition pour nos pays.
Q - Monsieur le Ministre et les membres de la délégation, la Slovénie se trouve à côté des centres de crise dans les Balkans (Kosovo, Macédoine) et si quelqu'un est intéressé par la paix dans cette région, c'est elle. Etant conscients du danger, nous faisons des contributions. Au cours de cette année, la Slovénie a doublé le nombre de ses unités en Bosnie. Mais il nous faut admettre que sans l'Europe, on ne peut pas avoir de paix dans ce territoire. Vous avez parlé, Monsieur le Ministre, aussi de la PESD. Nous savons que des unités de réaction rapide sont en constitution et ma question est la suivante : quelle est votre vision de l'avenir des forces de défense et de sécurité de l'Europe et quelle contribution peut-on en attendre pour assurer la paix dans les Balkans ?
R - C'est une question évidemment très difficile parce qu'il y a une double ambition à laquelle il faut répondre. Tout d'abord il faut que nous soyons capables, toujours davantage, de préciser, vis-à-vis des voisins de l'Europe et au premier chef des Balkans, notre volonté d'avancer avec eux et de les aider à avancer pour se rapprocher de l'Union européenne.
L'agenda du Sommet de Thessalonique a bien marqué notre volonté sur le plan économique de contribuer au développement de cette région. Mais vous avez raison, sur le plan stratégique, sur le plan de la sécurité, il nous faut ensuite continuer à agir. L'engagement qui est le vôtre, l'engagement qui est le nôtre - nous avons près de 5.000 hommes actuellement engagés dans les Balkans - marque bien la nécessité de continuer à agir, voire d'essayer toujours davantage d'être plus efficaces.
Vous envisagez l'idée de la force d'intervention rapide qui est un projet de la défense européenne. C'est aussi un projet en liaison avec l'OTAN. Nous devons essayer d'éviter en permanence tout ce qui peut entraîner des duplications et donc des gaspillages au sein de notre action militaire. Donc, militairement, la création d'une telle force, la possibilité de la projeter en dehors de nos frontières très rapidement constituerait un levier et un élément de crédibilité pour l'Europe. Cela doit nous conduire - et cela est un des axes de la réflexion aujourd'hui de la défense européenne - à une agence de capacités, c'est-à-dire la capacité de mieux formaliser le travail en commun de ces différentes armées. Cela doit permettre aussi d'avoir une cellule de planification, car il faut être capable de penser l'action militaire. Cela doit nous permettre aussi de réfléchir à la possibilité d'un état-major général qui devrait pouvoir formaliser cette compétence et cette volonté européenne. C'est évidemment un travail de longue haleine et je pense que ce que nous sommes en train de faire en ce moment va dans ce sens. Je crois que la crédibilité de l'Europe, la capacité de l'Europe, la responsabilité de l'Europe, s'en trouveront considérablement renforcées.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 octobre 2003)